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Le réel selon Clément Rosset

Clément Rosset a été mon maître et mon professeur à l'Université de Nice Sophia-Antipolis. Pour la petite anecdote, je connaissais ce philosophe du réel depuis une émission de Michel Polac, en 1988. C'est alors qu'au lycée, j'ai commencé à feuilleter très timidement ses essais philosophiques, notamment Le Réel, traité de l'idiotie et, bien évidemment, Le Réel et son double. Plus tard, une fois libéré de mes obligations militaires, et alors que j'étais étudiant en deuxième année de droit, un ami me révéla que Clément Rosset enseignait à la fac de philo de Nice. N'en croyant pas mes oreilles, je quittai, après les examens, des études juridiques qui m'ennuyaient à mourir, et m'inscrivis à l'Université des lettres, pour suivre son enseignement. Si toutefois, je me suis retrouvé, au cours de mes études, plus platonicien et stoïcien que schopenhauerien et nietzschéen, et que la philosophie de Cioran me laissait totalement froid, lorsque j'ai reçu des éditions de Minuit L'école du réel, son nouvel essai, je n'ai pas résisté à écrire une longue contribution à cette philosophie, considérée par certains comme secondaire, au regard certainement des cathédrales kantiennes et hégéliennes allemandes, ou grecques, mais toutefois significatives, puisque c'est une sagesse en réalité. Et quoi que l'on puisse en dire, on reviendra toujours à cette brillante philosophie du réel de Clément Rosset. J'ai proposé dans cet article, un état des lieux, certes très personnel, paru dans le numéro 12 des Carnets de la Philosophie, en juillet 2010. Il a fait l'objet d'une conférence au Patronage Laïque de Jules Vallès, le 9 février 2023, dont cette nouvelle version est tirée. La voici en accès libre dans l'Ouvroir.

« Dire d’une chose qu’elle serait identique à elle-même, c’est ne rien dire du tout », Clément Rosset, Le démon de la tautologie.

 

À Clément Rosset,
mon professeur et maître

La musique

 

La philosophie de Clément Rosset ne commence pas par le réel mais par le tragique. Et si l’on devait parler du réel dans les premiers écrits de Rosset, ce serait alors pour parler d’une lucidité frappante du caractère tragique de la vie. Son premier ouvrage, publié à l’âge de 21 ans, s’intitule d’ailleurs La philosophie tragique, et révèle une des premières obsessions de Rosset, la joie tragique et Nietzsche. Ce qui rassemble Rosset et Nietzsche, ou Nietzsche et Rosset, le goût pour les Anciens, une vision personnelle du tragique, et une pensée indissociable de la musique. Ce que l’on peut dire de Nietzsche, que l’on appelle le « philosophe musicien », on pourrait quasiment le dire de Rosset, qui est lui-même un philosophe musicien, ou bien un musicien philosophe. Si donc, la philosophie tragique de Rosset, autrement dit la première philosophie de Rosset, celle qui précède Le Réel et son double (1976) et une philosophie qui mène à concilier le tragique et la joie, à travers un sentiment de jubilation face à ce qui est, cette jubilation serait parfaitement impossible sans la musique. Nietzsche disait d’ailleurs que « La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil », phrase que Rosset répétait à loisir dans ses livres, et ses cours à l’université de Nice. Or, si la musique est aussi importante pour Rosset, à la suite des deux autres philosophes allemands, c’est parce que la musique exprime la « quintessence de la vie », donc elle exprime la « quintessence du tragique ».

Si donc la philosophie de Rosset n’omet jamais d’appuyer et de bâtir ses thèses sur la cohérence rationnelle et rigoureuse des grandes philosophies, il n’en demeure que toute la machine discursive de sa pensée ne serait possible sans la cohérence musicale à laquelle il fait continuellement référence.

 

Le tragique

 

À Nietzsche, Rosset ajoute Schopenhauer, (avec lequel il partage également ce goût prononcé pour la musique). Il lui consacre deux ouvrages, Schopenhauer, philosophe de l’absurde (1967) et L’esthétique de Schopenhauer (1969), dans lesquels il montre que le philosophe pessimiste allemand préfigure la pensée de l’absurde des existentialistes des années 60. C’est donc dans ses premiers livres, qu’il tisse le point crucial de son œuvre qui est celui de la joie. Une joie qui n’est rien d’autre qu’une joie de ce qui est. Réel et tragique sont alors liés par une même allégresse, celle d’une lucidité face à l’énigme, au secret du réel dont on ne peut rien en dire.

Si donc la musique est si importante pour Rosset, comme pour Schopenhauer ou Nietzsche, c’est parce que la musique, comme le réel, n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Rosset à la suite de Stravinsky le rappelle : la musique ne veut rien dire d’autre qu’elle-même[1]. La musique n’exprime donc rien d’autre que des idées musicales et des émotions inédites, proprement musicales.

Il y a donc quelque chose de tragique dans le réel c’est que celui-ci n’est pas nécessaire. Il ne se produit qu’une fois, d’où sa fragilité, le sentiment d’incertitude que ce qui se produit met en nous ; il ne peut être ni adapté ni amendé ; cette fragilité mêlée d’inaltérable donne au réel une définition qui a des accents clairement parménidiens, que Rosset définit ainsi : « Exister revient à être soi-même et soi maintenant, – ni autre, ni avant, ni après, ni ailleurs : inaltérable, inengendré, impérissable, immobile. »[2] On se souvient que Parménide décrivait l’être comme permanent, incréé, sans altérité ni référence à rien d’autre que lui. Voilà que Rosset reprend cette définition pour décrire le réel qui est un ici hors d’atteinte et continuellement présent et déroutant[3]. Or, si l’on peut mêler le réel et le tragique, c’est parce que le tragique se présente comme une révélation soudaine, un savoir qui prend par surprise. C’est aussi l’idée que tout est joué à l’avance dans les entreprises humaines, comme si tout était déjà joué au commencement de l’intrigue[4]. C’est enfin ce qui caractérise le tragique, et qui relève de la part d’énigme qui lui est propre et qui demeure malgré toutes les explications. C’est ainsi le tragique qui rend la vie impensable, puisqu’il en est l’énigme même. On pourra dire de même du réel. Tous les deux désignent la même énigme.

 

 

Sa pensée unique

Rosset a certes plusieurs thèmes de réflexion, mais comme il aimait à le dire une seule pensée, qu’il appelait sa « pensée unique » : Le réel est sans double. Sans profondeur, sans arrière-mondes, sans masques. Le réel est réel. « A est A ». Une telle définition tautologique du réel, trouvée chez Parménide, semble enfermer, dans son principe d’identité, le secret de toute identification : le réel ne peut être rien d’autre que ce qu’il est, même si l’esprit humain refuse un tel enfermement. Écoutons à ce propos Clément Rosset : « J’appelle ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A. J’appelle irréel ce qui n’existe pas selon ce même principe : c’est-à-dire non seulement tout ce qui ne fait parade d’existence que sous le mode de l’imaginaire ou de l’hallucination, mais aussi et plus précisément ce qui semble bénéficier du privilège de l’existence mais se révèle illusoire à l’analyse pour ne pas répondre rigoureusement au principe d’identité. »[5] Ainsi, il n’est point abusif d’affirmer, à la suite de Rosset, que l’expérience tragique que nous pouvons faire du réel lui-même s’affirmant dans sa plus simple idiotie, c’est-à-dire sa plus insurmontable insignifiance, semble exclure toute métaphysique possible. Autrement dit, le réel est ce qui est ; le double est ce qui n’est pas. Pourtant, le double a pour prétention de doubler le réel, en se présentant comme la vérité du réel. Cela vient d’un besoin de nier le réel, d’où la faculté anti-perceptive, que Rosset appelle le double, que l’on peut analyser comme une hallucination d’un autre réel. Et se laisser endormir par ce double est d’autant plus simple que le réel ne se voit pas la plupart du temps. Quand donc Œdipe se crève les yeux, dans Œdipe-roi, c’est encore là une attitude de refus du réel. Mais parce qu’Œdipe refuse le réel, alors il se laisse surprendre par le réel. Il pense qu’il y aurait pu en avoir un autre : encore une illusion ! Idem pour Macbeth : il est ahuri devant un destin qui se déroule devant ses yeux et contre lequel il ne peut rien, d’où sa célèbre formule : « C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » Alors qu’il pensait pouvoir interpréter le réel, lui donner un sens personnel grâce à sa propre représentation du réel, le réel est ce sur quoi il bute, ce sur quoi nous butons, ce mur que rencontre notre intelligence, il est cet événement qui arrive sous nos yeux, qui n’arrive qu’une fois, il est un piège qui ne prend personne par surprise, selon le paradoxe qu’énonce Rosset, même si la victime du réel utilise un « verrou de sureté » selon les mots de l’auteur[6]. D’où cette folie normale, très répandue qui aveugle les hommes, et qui ne peut être soignée.

 

Le réel est sans double

 

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Mais s’il n’y a rien à dire du présent, puisque le tragique est toujours présent, la répétition-rengaine peut parfaitement conduire à chercher une échappatoire par la métaphysique, d’où l’extase artificialiste du monde, que L’Anti-nature, publié en 1973, défend, afin de contrer le moralisme, les religions, les idéologies progressistes et politiques, les philosophies prétendant tirer leurs forces de l’idée de nature, dans le simple but de minimiser le hasard. On quitte la métaphysique pour revenir à la vraie physique, celle qui nous permet de toucher les choses, d’avoir un contact avec elles, ce qui libère de l’angoisse et permet l’extase, tandis que le naturalisme nous condamne à une recherche sans fin du sens. Des deux mille ans de naturalisme en philosophie, Rosset prétend lui opposer une philosophie artificialiste, ce qui permettra de libérer l’existence en libérant le hasard. Cela débouche en 1976, au Réel et son double, où il inclut désormais l’expérience tragique dans une expérience bien plus large, et qui est celle du réel. Quittant l’esprit de subversion, Rosset ne cherche plus à réduire au silence les métaphysiques naturalistes et autres superstitions, même si le réel est encore définit comme il l’était dans l’Anti-nature, à savoir ce qui ne se donne pas à penser, s’éprouvant comme réel dans la dérobade permanente de la représentation et de l’interprétation. Il n’y a donc pas de métaphysique du réel chez Rosset, mais plutôt une ontologie du réel. Il le dit d’ailleurs dans son École du réel, paru en 2008 : sa quête est assez proche d’une enquête sur l’être[7]. Une enquête le mènera à dénoncer toutes les illusions humaines, notamment l’illusion oraculaire, puisque le réel se dérobe aux yeux, et que ce n’est non pas le mystère dans les choses dont il faut parler, mais d’un mystère des choses. D’où le double dont on peut dire des milliers de choses, et que le réel on ne peut rien en dire, puisque le singulier est singulier, et c’est tout. D’où sa critique de la métaphysique, ou de la théologie, il suffit de s’appuyer sur l’exemple du camembert, que Rosset utilise pour dénoncer le réel, reprenant l’exemple du morceau de cire de Descartes : du camembert, on ne peut rien en dire[8]. Or, il énonce cela clairement dans Le Réel et son double : « Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité. »[9] Le réel est singulier ; il crève les yeux. Et si l’on ne le voit pas, c’est parce que notre vue est obstruée par les illusions métaphysiques. Car il y a quelque chose de profondément intolérable dans le réel : c’est que le réel est ce qu’il est et rien d’autre. Mais écoutons les premiers mots de Clément Rosset à l’entrée de l’avant-propos de son livre Le réel et son double qui fut, en quelque sorte, l’ouvrage pilote de cette pensée de l’idiotie du réel, sans aucun espoir d’évasion, si ce n’est le dénie d’un réel irréversible : « Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible – celui du réel perçu – mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Tolérance que chacun peut suspendre à son gré, sitôt que les circonstances l’exigent : un peu comme les douanes qui peuvent décider du jour au lendemain que la bouteille d’alcool ou les dix paquets de cigarettes – tolérées jusqu’alors – ne passeront plus. »[10] La première philosophie de Rosset fut une philosophie tragique[11], très proche de celle de Nietzsche et Schopenhauer, conciliant le tragique et la joie. Cette seconde philosophie, entièrement tournée vers le réel, reprend cette pensée du tragique d’une vie impensable, dont l’énigme demeurera à jamais irrésolue, pour l’appliquer à un réel, cette fois, sans énigme. Le réel ne se pense pas. Il s’éprouve dans la « dérobade permanente » sous forme de « représentation et d’interprétation ».[12] Définitivement il n’y a aucun mystère des choses. En réalité, le mystère que nous trouvons dans ces choses sans mystère, c’est notre interprétation, notre désir de fuite du réel qui l’y ajoute – toujours abusivement. Le double auquel on affuble le réel ne se réduisant qu’à la faculté que nous avons de neutraliser le réel lorsque ce dernier se fait trop insupportable, trop désagréable, en se réfugiant dans l’illusion du réel. Et comme le précise très bien Jean Tellez : « Paradoxalement, l’illusion ne consiste pas à se tromper sur ce que l’on voit, à voir insuffisamment, ou confusément. Elle consiste à voir très clairement une chose qui se trouve être aussi parfaitement intolérable. »[13] Le thème du double a donc une double fonction : celle de dénoncer toutes les illusions humaines, ce qui est au fondement de l’œuvre de Clément Rosset, mais aussi de montrer que l’ailleurs, qui n’est qu’un lointain de l’ici, n’est autre qu’un mécanisme de l’illusion permettant de botter en touche lorsque le réel est bien trop déplaisant. Cet ailleurs introuvable vient rendre vivable cependant, sous la forme de l’illusion tenace, un réel qui est invivable pourtant en deux sens : impossible de le vivre ; impossible à vivre. Pourquoi est-il si invivable ce réel ? Parce qu’il est cruel, au sens des mots latins crudelis et crudus, ce qui veut dire non digéré, cru, indigeste. Cette cruauté du réel, qui sera d’ailleurs montré dans un livre[14], relève de l’état éphémère du réel, et de son état d’être unique. Insignifiant, irrémédiable et sans appel, le réel crée en chacun un sentiment d’horreur poussant à voir double, autrement dit, à dévier notre perception du réel afin d’éviter de le voir, ce qui fonde une représentation du réel[15]. De ce réel qui nous indigne, la sagesse nous commande à n’en rien faire. S’indigner pour Clément Rosset c’est le contraire de la sagesse[16]. Or, parce que le réel est, puisque ce qui est est et ce qui n’est pas n’est pas, le grand drame de l’humanité c’est de vouloir forcer que ce qui n’est pas soit, on n’en finit pas de vénérer des idoles et de délaisser le réel, ce que Parménide appelait l’être. Or, de cette tautologie, le réel est réel[17], l’homme en tire son indignation, ses hallucinations, ses fantasmes qui ne sont autre qu’un refus du réel.

 

L’anti-platonisme

 

La doctrine du réel de Rosset paraît refuser d’emblée tout platonisme en philosophie. Héritier et continuateur de Parménide, dont la nécessité de l’intuition fondamentale[18] s’imposa à son esprit, Platon fut le continuateur de son ontologie, fondant néanmoins en opposition de son matérialisme, un idéalisme qui attribuât à l’être une sphère totalement homogène aux Idées. Considérant le réel comme nettement insuffisant, Platon va définir le problème en nommant lui-même ce réel aux qualités parfaites, par la formule ὄντὠζ ὄν qu’Etienne Gilson traduit par « réellement réel »[19]. Ce qui est donc réellement réel, c’est ce qui est « soi-même en tant que soi-même ». Jusqu’ici, voilà une définition du réel qui siérait parfaitement à la conception du réel selon Clément Rosset. Néanmoins, Platon niche ce réel dans un autre monde que le nôtre. L’âme romantique de Platon, que Rosset accuse de pure « hypocrisie »[20], identifie le réel à l’Idée et le place ainsi dans un autre paradigme que celui de notre domaine sensible, lieu de l’existence, et de la corruption du devenir[21].

 

Profondément anti-platonicien, le réel n’est point ailleurs pour Rosset. Il est ici et seulement ici. Ce réel n’est donc pas celui de contrées vaguement lointaines. Il est celui de notre monde sensible. Laissons donc, nous dit clairement Rosset, ces désirs d’ailleurs aux âmes romantiques qui ont nettement besoin de croire que l’herbe est plus verte ailleurs. Il s’agit donc de revenir au réel. Car d’une part, « toute réalité exposable à la duplication cesse par là même d’être crédible. La pensée du double entraîne ainsi une déception à l’égard du réel le plus irréfutable, propre à confirmer à jamais dans ses doutes l’apôtre Thomas : j’ai vu et j’ai touché, et pourtant, il n’y avait rien. Dieu n’existe pas : je l’ai rencontré »[22] ce qui semble désormais nourrir la plus crasse superstition – quoi qu’on dise de celle-ci et de son opposition avec la croyance religieuse – mais d’autre part « […] le réel est là et a toujours été là, là où les hommes s’entretuent apparemment à son propos quoique en fait hors de tout propos, puisque la réalité à laquelle ils participent leur demeure invisible. »[23] D’où le tragique de notre existence. Cette invisibilité du réel est le propre de l’objet réel qui demeure, proprement inconnaissable, inappréciable. Et toute duplication du réel ne serait que « fausse duplication » et « leurre ». Pourquoi ? Parce que précisément sa singularité empêche toute représentation du réel, toute connaissance ou toute appréciation « par le biais de la réplique. »[24]

 

L’idiotie du réel

 

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Quel est donc le problème ? Le réel de Rosset est doublement insignifiant. D’abord, toute réalité sera à la fois fortuite et « celle-ci précisément » : utilisant l’exemple du fétiche indien disparu dans la bande dessinée de Hergé L’Oreille cassée, Clément Rosset nous démontre qu’il y a le réel et sa copie qui n’a rien à voir avec le réel. En fait, cela dépasse largement la simplicité de cette limite. Écoutons le philosophe : « L’essentiel de l’histoire consiste en la disparition d’un original et son remplacement par une prolifération accélérée de contrefaçons et de doubles. D’abord une contrefaçon, puis une autre ; ensuite un double, puis deux doubles ; enfin, une infinité de doubles. L’original, quant à lui, a disparu ; mais, dans le même temps, pullulent les faux : on dirait qu’il a suffi que la série soit amputée de son terme initial pour se trouver dotée d’un pouvoir inépuisable de reproduction. L’intrigue trouve ainsi son principal ressort dans cette sorte de lien nécessaire qui semble relier la disparition de l’original à la prolifération des doubles. Comme si l’absence de modèle avait pour contrepartie le pullulement de copies. Et comme si on ne pouvait bien copier que ce qui n’existe plus, – que ce qui n’existe pas. »[27] Non seulement l’insignifiance du réel demeure insurmontable, mais tout chemin semblant emmener ailleurs qu’au réel lui-même serait voué à nous reconduire irrémédiablement à cette insignifiance. Le caractère inéluctable du réel conduit les copistes à non pas copier le réel, donc ce qui est, puisque ce qui échappe à toute signification, mais à copier ce qui n’est plus, et ainsi à produire le réel. Toutes les routes nous conduisent ainsi au même résultat. Cette inéluctabilité du réel, doublé du fait que tout arrive par hasard, nous enferme, quoi qu’il arrive, dans l’idée d’insignifiance de tous les possibles, et de tous les chemins.

 

L’absurdité de toute interprétation chez Rosset est bien décrite par Jean Tellez auquel nous laissons ici la parole : « L’ontologie de Clément Rosset apparaît, au premier abord, entièrement décevante. Elle parle de l’être, mais n’établit que sa totale insignifiance. Il y a de l’être, ce point ne souffre plus de discussion, mais cet être n’a pas de message à délivrer. Il ne recèle aucun logos. Ainsi, il n’est guère « logique » qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, pas plus que cela n’est « illogique ». Autant dire que l’objet de la quête de Heidegger, le « sens d’être », n’est pas, n’est rien, rien qu’une lubie dérisoire. »[28] Nous aimerions pour notre part aller plus loin dans cette analyse : à vouloir trop s’en tenir à une définition rationnelle du réel, sans dialectique possible, sans moyen de transcendance, enfermant le réel dans une tautologie relevant de l’ontologie de l’insignifiance, la philosophie de Clément Rosset court désormais le risque de sombrer dans un terrible nihilisme suite au désenchantement auquel le réel l’aura conduite, si elle ne verse pas dans une philosophie du désespoir, certains pourraient dire que cette philosophie du réel se paye le risque de la folie en bout de course.

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Dédicace de Clément Rosset à l'université de Nice, en 1996

 

Le fantôme du réel

 

Toute cette seconde philosophie de Rosset engage la pensée à penser le réel sur le mode de l’insignifiance, du désordre, du leurre, du dérisoire. « Les messages en provenance du réel sont donc toujours finalement indifférents parce que d’une même teneur, monotone et insignifiante. »[29] Nous aurons donc beau chercher, reprendre et encore reprendre notre énième quête du sens, cette recherche aboutira systématiquement à une fin déceptive. Il n’y a rien. Rien sauf le réel. « C’est cette insistance du réel sur laquelle glisse sans l’atteindre la flèche de l’archer dans l’Iliade : le détournement du réel qu’y suggère Pandaros est un détournement du regard, un écart de pensée invitant à prendre en considération non ce qui est mais ce qui n’a pas été. Et c’est de même le sort de toute pensée que de n’avoir à choisir qu’entre la tautologie et l’égarement : de ne sortir de la lapalissade du réel qu’à condition d’entrer dans le fantasme du double. Le réel non advenu, dont se recommande Pandaros pour justifier du réel effectivement advenu, est un réel fantomal, tout comme est fantomal l’intervention supposée d’Athéna. »[30] Le sens n’est jamais opérable. Parce que le double n’est jamais possible, « l’éminence du réel » comme « l’essence même du réel » ne trouvent aucune intelligibilité. Telle est donc la morale que Clément Rosset tire du mythe d’Œdipe. Voulant mettre son identité à l’abri d’un double, le héros de la tragédie de Sophocle va imaginer un fantôme du réel, qui loin de le protéger du réel, n’aura de cesse d’en accélérer sa réalisation, et de précipiter l’évènement. Cette assimilation du réel à la tragédie grecque opérée par Rosset n’est évidemment pas anodine. Pour comprendre, prenons l’exemple du « camembert posé sur une assiette » cité dans L’Objet singulier. Imaginons comment nous caractériserions ce camembert : « Son aspect, sa couleur, sa pâte […] ; son parfum et sa saveur, lorsque j’y goûte, confirment aussitôt la nature de son identité. » Or, toute réalité peut être identifiée comme l’on identifie ce camembert. En clair, j’ai beau chercher ce qui distingue ce camembert d’un autre fromage, je n’apprendrai rien de plus sur son identité, c’est-à-dire sur sa nature spécifique, puisque « dans le temps même où je l’ai reconnu comme camembert, je l’ai identifié comme incomparable, c’est-à-dire précisément non-identifiable par le biais d’une équivalence éventuelle. Tout est dit dès lors qu’il n’y a rien à ajouter ; toute description supplémentaire serait laborieuse et vaine qu’une rédaction de collégien prié, un jour de rentrée, de composer sur le thème de ses souvenirs de vacances. »[31] C’est le propre de l’identité même du réel : le langage reste « coi et sec à l’égard du réel en général, dès lors qu’on entreprend d’en décrire le caractère majeur, je veux dire sa singularité : son intérêt et sa saveur sont hors de question, mais l’évocation en est rendue malaisée par la qualité même qui en fait le principal caractère, […]. Le rapport le plus direct de la conscience au réel est ainsi un rapport de pure et simple ignorance. »[32] Le réel a beau exister, on ne sait ni préciser lequel, ni préciser où, car le réel est plat. Parce qu’il est singulier, il pourrait être n’importe qui, ou n’importe quoi. Et on aurait beau s’évertuer à vouloir le définir ou l’identifier, l’épuisement du langage et corrélatif à l’ontologie du réel qui se résume à « ne prendre appui ni sur la pensée de son « être » ni sur celle de son « unité », mais sur la considération de sa seule singularité. »[33]

 

Le réel tautologique ou la parole vide

 

 Le réel de Clément Rosset est ainsi un réel plat et tautologique. Le réel est réel. Ce principe d’identité semble ainsi enfermer la définition du réel dans une irréversible tautologie. Or, à propos de cette dernière, dans son Démon de la tautologie, Clément Rosset rappelle la critique que Wittgenstein formulait à propos de celle-ci, considérant que, telle la contradiction, elle est « vide de sens »[34]. Néanmoins, ne nous méprenons pas : A = A n’est pas, selon Rosset, « un discours pauvre ». Et c’est là, toute la force de sa philosophie : avoir réhabilité le discours tautologique.

Tâchons de comprendre : voici comment on formule une tautologie : « A est A, et A n’est rien d’autre, ni rien de plus que A. » La définition semble ainsi nous montrer que la « parole ajoutée » n’apportera aucune connaissance supplémentaire à ce qui vient d’être dit. Or, c’est Wittgenstein qui qualifie la tautologie de parole vide : « Le premier caractère de la tautologie est celui qui a déjà été dit : la tautologie constitue une proposition creuse et vide, et à la limite ne constitue pas même une proposition. Elle est la « dissolution » de la connexion des signes inhérente à toute proposition de vérité, comme le dit Wittgenstein en 4.466. »[35] Ou bien la tautologie dit tout, c’est-à-dire énonce une vérité absolue, mais alors elle ne dit rien, – à l’instar de ce qu’affirmait Vladimir Jankélévitch lorsqu’il précisait que « si tout est rose rien n’est rose ». Mais la tautologie peut certes manquer son objet lorsqu’elle s’évertue à apporter une information sur un fait, elle dit néanmoins quelque chose à propos du réel. D’ailleurs, Rosset est bien inspiré de préciser qu’une tradition philosophique, celle qui remonte à Parménide et à Antisthène le Cynique, loin de considérer que dire d’une chose qu’elle est identique à elle-même serait ne rien dire du tout, vit au contraire « que la formule tautologique ne désigne pas seulement une évidence logique mais aussi la plus certaine réalité des choses. »[36] Les Lapalissades, les pléonasmes, les redondances, les truismes, les pétitions de principe :  chaque formule cherche le surcroit d’information, en vain, et provoque ainsi le rire. Aussi, à la différence de celles-ci qui ne sont que des « pseudo-tautologies », la tautologie, pour sa part, énonce « une vérité profonde »[37].

Il n’y aurait donc pas plus de profondeur dans le langage que l’on ne peut en trouver dans le réel. En fait, « le langage, note Rosset, se confond avec son propre fonctionnement et y cache, pourrait-on dire, son secret. »[38]

 

Le moi, une identité controuvée

 

Un autre piège est celui de l’identité du moi. Loin de moi[39] sonde à ce propos ce qui est le propre de la connaissance de soi, pour en déduire que moins l’on se connaît, mieux l’on se porte. L’illusion de toute identité personnelle est surtout due au fait que l’on confonde l’identité personnelle avec l’identité sociale. Écoutons Clément Rosset à ce propos : « L’identité personnelle est ainsi comme une personne fantomale qui hante ma personne réelle (et sociale), qui rôde autour de moi, souvent à proximité, mais jamais tangible ni attingible, et qui constitue ce que Mallarmé, dans le premier de ses Contes indiens, appelle joliment sa « hantise ». Mon fantôme le plus familier sans doute, mais enfin mon fantôme ; et un fantôme n’est jamais qu’un fantôme même s’il vous visite de près et se décide même parfois à prendre carrément votre place […]. »[40] L’identité du moi est ainsi toujours « controuvée ». Prenant la formule rimbaldienne[41] à contre-pied, Clément Rosset nous dit que l’identité du moi est identique de la naissance à la mort. Là encore, le moi ne peut échapper au réel qui l’étreint, car il ne peut guère échapper à lui-même[42].

Aussi Clément Rosset montre-t-il qu’en cas de naufrage, de crise du moi, ça n’est jamais le moi personnel qui disparaît mais bien le moi social. De quoi souffrons-nous alors si ce n’est du sentiment de ne plus exister. Si l’on m’aime bien sûr, c’est que je suis. Le « je » devant être pris ici au sens de l’identité personnelle. Mais là encore, nous avons affaire à un leurre. Le moi social est pour Rosset ce double protecteur, cette identité controuvée à laquelle je peux me raccrocher pour continuer de ressentir le sentiment d’exister. En réalité, comme le réel, toutes ces ombres, ces reflets dans le miroir ne sont que des doubles illusoires : le moi étant idiot, insaisissable, improbable. La position de Rosset vis-à-vis du moi est cohérente avec celle qu’il a toujours tenue vis-à-vis du réel. D’ailleurs dans Le Réel et son double, il déniait déjà au moi le caractère de réalité[43].

L’expérience de la dépression que fit Rosset durant de nombreuses années, – loin de venir contredire ses théories sur la joie (que nous verrons plus loin) –, entérine cette thèse sur le moi[44].

 

La joie tragique

 

clément rosset,nietzsche,jean tallez,parménide,platon,hergé,tautologie,oedipe,vladimir jankélévitch,anthistène le cynique,étienne gilson,ludwig wittgenstein,l'oreille cassé,heidegger,pandaros,l'illiadeDevons-nous désormais désespérer de notre sort ? En quoi pouvons-nous encore croire ? Le réel est réel, mais nous échappe toujours. Le moi est le moi, mais nous est également insaisissable. Clément Rosset nous dépeint une réalité sans reliefs, sans possibilités d’échappées belles, si ce n’est par la fuite dans nos représentations ou dans nos illusions. Le réel est ainsi à la fois impensable et insupportable. La « cruauté du réel »[45], c’est-à-dire à la fois cru, digéré, indigeste, est littéralement invivable.

Il y a donc peu de chances que nous réchappions au réel qui, à l’image de la première philosophie de Rosset, semble être une vision de rien. Autant dire, un rien au sens de ce qui serait désignable ou pensable.

Mais comment parler de ce qui est indicible ? Une philosophie trop discursive, comme pouvait l’être la première partie de son œuvre, de La Philosophie tragique (1961) à Logique du pire (1971), sortir des arguments à la chaîne, qui ne produiraient rien, et tenter de créer un texte de type musical. N’oublions pas la thèse principale de Rosset, qui voulait que rien, pas même la philosophie, ne dise quelque chose de la vie que la musique ne dise déjà, ce qui nous fait mieux comprendre que son écriture est sans impatience, selon les bons mots de Jean Tellez[46]. Pourquoi s’empresser de dire ce que l’on ne peut rien dire ? Autant prendre son temps, et des chemins de traverse. Si Rosset écrit d’abord pour éclairer quelques confusions, comme un professeur de philosophie pourrait enseigner toute sa vie la philosophie pour en comprendre quelque chose, Rosset construit une œuvre pour débrouiller non pas la pensée mais le langage, puisqu’il est fort pour débusquer le faux, mais impuissant à dire la vérité du réel. Or, le signe distinctif de l’œuvre de Clément Rosset se trouve sûrement dans cette écriture philosophique qui n’est pas loin de celle de la littérature. Prenant les plus longs détours, Rosset évoque les grandes œuvres de la littérature, les contes, la musique savante, le cinéma, souvent populaire, afin de piéger le réel, de le dévoiler malgré lui, comme le ferait un analyste avec son patient, le réel s’étant ici allongé sur le divan. En analysant les fragments du réel, que l’on confond en les mettant en tension, Rosset mène l’enquête, de morceaux de composition en morceaux de composition, de passages de romans en passages de romans ou de films, ce sont des annotations auxquels Rosset procède, comme autant de capture de fragments du réel. Quand on connaissait Rosset, lorsqu’on le côtoyait régulièrement, il paraissait triste et désespéré au milieu de nous. Ce cynisme froid que certains lui reprochaient était sûrement dû à sa si grande lucidité sur les hommes et les choses. Pourtant, si on le connaissait un peu mieux, on pouvait lui trouver un sorte d’humour à l’anglaise, caractérisé par son recours à la noirceur et l’absurde. Je retrouve cet humour dans ses textes. Impossible de ne pas se tordre de rire lorsqu’on le lit. Voilà sûrement une confidence fort peu avouable, pourtant je vous recommande ses livres aux éditions de minuit, qui sont aussi éclairants que drôles, sûrement parce que Rosset était un sage éclairé. Son œuvre composée de multiples notes, digressions et fragments, et qui se montre incapable de prendre au sérieux les philosophes, hormis une petite poignée dont Parménide, Lucrèce, Montaigne, Baltazar Gracián, Spinoza ou encore Nietzsche. Et lorsqu’il les convoque, c’est essentiellement pour se rire d’eux, les voilà devenant sous la plume de Clément Rosset ce qui fait symptôme, selon les bons mots de Lacan. Il ne fait donc pas une critique de la philosophie, mais il pose un diagnostic clinique, énonçant la chose suivante : lorsque la philosophie énonce le réel elle n’en énonce que des illusions. Cela lui permettait bien évidemment de dénoncer la folie présidant à la plupart des constructions intellectuelles[47], soulignant le comique involontaire des philosophes, voire leur naufrage. De Platon à Hegel, on parle d’une aventure de la raison, dont le triomphe est si évident, si flagrant, alors que leurs théories s’écroulent, dans un rire général. La philosophie de Rosset, elle, prête à rire, volontairement, elle déclenche le rire, et le rire est ce rire libérateur, métaphysique par excellence, dénonçant le comique de la philosophie, le risible des grandes constructions de la raison philosophique, afin de nous mettre de bon humeur et nous garder en bonne santé.  Il est vrai aussi, qu’à travers ses textes drolatiques, je retrouve le mépris qu’avait mon professeur pour l’esprit de sérieux, qui a toujours envahi les bancs de l’université.

 

Une telle philosophie, dépeignant un réel insaisissable et incernable, ne court-elle pas le risque de nous conduire tout droit au nihilisme ou au désespoir ? Ce réel n’inspire-t-il pas la nausée ? La nausée n’est pas inspirée en réalité par le réel, mais par le caractère parfaitement injustifié de l’existence. Quant à l’idée de cauchemar que la nature asphyxiante du réel provoque, un peu comme si cet ici dans lequel nous sommes enfermés était une sorte de lieu innommable décrit par Beckett, on peut toujours chercher à se rendre ailleurs, comme le font les voyageurs de Jules Verne, mais si l’ici est partout, l’ailleurs est nulle part, d’où le caractère improbable des rêves décrits dans plusieurs de ses livres, dont Route de nuit[48], ou Récit d’un noyé[49]. Par exemple dans l’un des rêves, l’auteur exprime le cauchemar d’exister auquel il ne peut mettre fin, l’ici représentant un lieu d’enfermement, et la condition humaine un milieu absurde entre l’infini et le rien. Voilà qu’il nous semble croiser Cioran, dont le suicide est le seul salut, puisque toute l’œuvre de l’auteur roumain repose sur l’idée du suicide. Pourtant, il n’en est rien au contraire, puisque Rosset nous libère des carcans, des noirceurs et de la chétivité de l’existence, grâce à une jubilation, une joie, une allégresse que l’on retrouve dans la voie de la joie tragique qui accompagne la béatitude face à un réel qui nous stupéfie. Clément Rosset choisit, plutôt que le suicide de Cioran, la joie d’exister par hasard, sans nécessité, non naturellement, fortuitement.

Comment ainsi s’arranger avec ce que l’on sait ? D’autant que ce que l’on sait est accablant. La nature cauchemardesque du réel, l’ici asphyxiant dans lequel nous sommes enfermés jusqu’à nous conduire à la nausée, ne peut donc se combattre qu’à partir de l’allégresse (qui est une sorte d’accommodation totale avec la réalité) et de la joie.

L’allégresse est une grâce. La joie est une délivrance. Les deux n’effaceront rien bien sûr, mais nous empêcheront de sombrer dans la désespérance, dans un nihilisme passif morbide et atrophiant. La terreur qu’inspirait jusqu’ici ce réel sans saveur et insignifiant, l’accablement de l’existence deviendront soudain joie de vivre. Écoutons Clément Rosset une nouvelle fois : « Reste pourtant une dernière hypothèse : celle d’une satisfaction totale au sein de l’infime même, semblable à la jubilation amoureuse telle que le décrit La Fontaine […]. Hypothèse absurde et indéfendable, répète inlassablement Cioran. Mais c’est justement là le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s’éprouver comme parfaitement absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage. »[50]

 

Jusqu’ici, le savoir qui nous plongeait dans l’accablement soudain nous délivre. Le savoir de l’allégresse n’étant autre qu’un savoir tragique, sans pour autant se confondre avec lui, nous amène à approuver la réalité qui, jusqu’ici, nous insupportait ; or, le propre de l’approbation, c’est la délivrance, le détachement de ce qui jusque-là, nous accablait. Il s’agit alors, comme le dit Jean Tellez, « de considérer, sans arrière-pensées ni remords, la totale suffisance du réel. »[51] Aussi, dans ces conditions, le réel, qui est « don toujours renouvelé de sa présence », dans ce qu’il est, suffit « à nous combler de toute attente du bonheur. »[52]

 


Le réel de Clément Rosset, Marc Alpozzo, 
ACTISCE, Patronage Laique Jules Vallès, 2023

 

Cet article est paru sous le titre Le langage du réel ou de la tautologie selon Clément Rosset, dans Les Carnets de la Philosophieno 12, juillet-août-septembre 2010 (revu et augmenté en janvier 2023).

 

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[1] Voir à ce propos le texte de Stravinsky dans L’invisible, p. 25.

[2] Principes de sagesse et de folie, p. 17.

[3] Voir Le philosophe et les sortilèges, pp. 70-71.

[4] Voir les trois contes, in Réel et son double, pp. 28-30.

[5] Clément Rosset, L’école du réel (ER), « Le démon de l’identité », Paris, Les Editions de Minuit, 2008, p. 311.

[6] Clément Rosset, Le principe de cruauté (PC), Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 62.

[7] ER, p. 7.

[8] Voir sa théologie négative du camembert : « [...]voilà du camembert. [...] Tout est dit dès lors et il n'y a rien à ajouter », in L’objet singulier, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, p 22 et sq.

[9] Clément Rosset, Le réel et son double (RD), Paris, Gallimard, 1976, éd. Revue et augmentée, 1984, rééd. Folio-essai, 1993, p. 61.

[10] RD, pp. 7-8.

[11] Voir précisément La philosophie tragique, Paris, PUF, 1960, rééd. « Quadrige », 1993 et Logique du pire, Eléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1971, rééd. « Quadrige », 1993

[12] Cf. Clément Rosset, L’Anti-nature, Eléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1973, rééd. « Quadrige », 1986, p. 75.

[13] Jean Tellez, La joie et le tragique. Introduction à la pensée de Clément Rosset, Paris, Germina, 2009.

[14] PC, Paris, Les Editions de Minuit, 1988.

[15] Voir à ce propos Impressions fugitives, l’ombre, le reflet, l’écho, Paris, Les Editions de Minuit, 2004, Fantasmagories suivi de Le Réel, l’Imaginaire et l’Illusoire, Paris, Les Editions de Minuit, 2006, L’invisible, Paris, Les Editions de Minuit, 2012.

[16] On essaie donc d’imaginer ce que Clément Rosset pense de cette période où l’on ne cesse de s’indigner.

[17] Voir Le démon de la tautologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1997.

[18] Traduite en un langage simple, nous pourrions dire que Parménide a établi que l’être est et que le non-être n’est pas, ce qui veut en d’autres termes dire, pour tout ce qui est doué d’une existence empirique, que tout ce qui est n’existe pas, et que tout ce qui existe n’est pas. Parménide parvient à cette conclusion, car l’être se définit comme l’identique à soi-même et est ainsi incompatible au changement. Le monde sensible étant le théâtre de mouvements et de transformations perpétuelles contredit donc l’identité de l’être à soi-même, et l’être se trouve alors exclu d’office du jeu, paraissant à la fois irréel et impensable. (Voir à ce propos, Etienne Gilson, L’être et l’essence, Paris, J. Vrin, 1948, 1972, 1994, 2000, p. 24 et sq.)

[19] « Platon veut manifestement désigner par elle, dans l’ensemble des objets de connaissance, ceux qui méritent véritablement et pleinement le titre d’êtres, ou, en d’autres termes, ceux dont on peut dire à bon droit qu’ils sont. », Etienne Gilson, op. cit., p. 27.

[20] Voir à ce propos Clément Rosset, Le monde et ses remèdes, Paris, PUF1965, rééd. « Perspectives critiques », 2000, p. 147.

[21] Sans entrer dans les détails, il nous faut néanmoins préciser que cette interprétation de la doctrine de Platon n’est pas figée, et qu’elle a donné lieu à de nombreux commentaires. Pouvons-nous considérer, sans excès, que les Idées existent bel et bien, ou seraient-elles en réalité de simples objets de pensée ? Nous n’envisageons pas de répondre au vaste problème métaphysique qui s’ouvre ici, et renvoyons le lecteur, une fois de plus, à Etienne Gilson, op. cit. p. 30 et sq.

[22] ER, p. 102.

[23] Ibid., p. 103.

[24] Ibid., p. 104.

[25] « La densité du réel signale au contraire une plénitude de la réalité quotidienne, c’est-à-dire l’unicité d’un monde qui se compose non de doubles mais toujours de singularités originales (même s’il leur arrive de se « ressembler ») et n’a par conséquent de comptes à rendre à aucun modèle, – philosophie du réel, qui voit dans le quotidien et le banal, voire dans la répétition elle-même, toute l’originalité du monde. Aucun objet, aux yeux de cette philosophie du réel, qui puisse être tenu pour « original » au sens métaphysique du terme ; aucun objet réel qui ne soit fabriqué, factice, dépendant, conditionné, de « seconde main ». Tout y est, si l’on veut, doublure, au gré au moins d’une certaine sensibilité métaphysique ; mais ces « doublures » ne copient aucun patron et sont par conséquent chacun des originaux. » Ibid., p. 94. 

[26] Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, (RTI), Paris, Les Editions de Minuit, 1978, rééd. en poche en 2004.

[27] ER, p. 91.

[28] Jean Tellez, op. cit., p. 71.

[29] RTI, p. 29.

[30] ER, p. 114.

[31] Clément Rosset, L’Objet singulier (OS), Paris, Les Editions de Minuit, 1979, 1985, p. 23.

[32] ER, p. 112.

[33] Ibid., pp. 118-119.

[34] Voir Clément Rosset, Le démon de la tautologie (DT), Paris, Les Editions de Minuit, p. 12 et sq.

[35] ER, p. 313.

[36] Ibid., p. 319. (« C’est une même chose que de penser et d’être », Parménide, Poème, fragment III, cité par Clément Rosset.)

[37] Clément Rosset, Le Philosophe et les sortilèges, « Ici et ailleurs », Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 59.

[38] DT, p. 57.

[39] Clément Rosset, Loin de moi. Etude sur l’identité (LM), Paris, Les Editions de Minuit, 1999.

[40] Ibid., p. 28.

[41] « Je est un autre », Une saison en enfer.

[42] « Je puis naturellement paraître autre ; mais alors c’est le moi social qui change, à la faveur par exemple d’une double identité rendue possible par de faux papiers ou l’appartenance à des réseaux d’espionnage, – le moi social et pas le moi « réel » qui ne change jamais. Le problème tourne ici autour du sentiment, véritable ou illusoire, de l’unité du moi, dont on nous assure qu’il est indubitable et constitue un des faits majeurs de l’existence humaine, encore qu’on soit incapable de le justifier et même simplement de le décrire. » LM, p. 13.

[43] RD, p. 122.

[44] Voir à ce propos l’analyse de Jean Thellez, op. cit., p. 81 et sq.

[45] 1) Être éphémère et insignifiant, 2) Être unique, d’une unicité irrémédiable et sans appel. (Cf. Clément Rosset, PC, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 18.)

[46] Jean Tellez, op. cit., p. 11.

[47] Voir Principes de sagesse et de folie, Paris, Les Editions de Minuit, 1991.

[48] Route de nuit, épisodes cliniques, Paris, Gallimard, 1999.

[49] Clément Rosset, Récit d’un noyé, Paris, Les Editions de Minuit, 2012.

[50] Clément Rosset, La force majeure, « Post-scriptum : le mécontentement de Cioran », Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 101.

[51] Jean Tellez, op. cit., p. 139.

[52] OS, p. 140.

Commentaires

  • Beau travail digne de l'université des savoirs, des grandes écoles de com et des amateurs de rencontre. Chapeau bas aux philosophes artistes dansant la Narcisse singulière et quelconque à la foi dans la joie dans la joie du réel magique et concret. merci pour cette démonstration de force de créativité et de générosité naturelle faite fonction à l'instar de l'âne de zarathoustra. les e-médiatetés du net ne rendent pas les choses faciles pour qui observe les étoiles les fourmis. anthropologue malgré soi avec soi écrivain des meilleurs films possibles ;-) écrivain de soi d'abord et du monde que l'on habille déshabille inlassablement. ce monde du passé au présent voire hyper présent c'est de la philo-poésie c'est fun, chic, glam ou pas c'est ce que c'est anyway. l'entre nous noue avant tout des notes de fond des notes de formes des plus heureuses possibles. du charme du sourire et du coeur. rester fidèle à l'autre. son oeuvre. une note tenue pour soi avant tous. l'écrit, le dit le dire, mi-dire. tiens il est déjà midi bonne appétit Marc et merci!

  • C'est clair tout ça.
    Je vais orienter quelques amis sur cet article pour une introduction à la sublime idiotie du réel.
    Merci pour cette synthèse.

  • Expérience similaire. Ah mon époque, il enseignait le stoïcisme à Nice ; je me souviens encore de l'université perchée d'où l'on apercevait des pans de mer. Il m'avait donné une bonne note à une dissertation sur Epictète, je crois.

  • Votre article est d'une telle richesse qu'il serait difficile voire impossible d'en faire la critique ici en quelques lignes. Il a l'immense mérite d'éclairer la pensée d'un philosophe que je ne connaissais pas ou si peu.
    Mon étonnement a juste été, qu'au tout début, vous aussi qualifiez Schopenhauer de "philosophe pessimiste" d'autant plus que juste après, vous évoquez le tragique du réel qui ne peut être autre que ce qu'il est. Pour ma part, pessimisme et tragique sont très différents. Mais bon, sur l'ensemble de votre article, ce n'est qu'un point de détail ! Bravo à vous !

  • Nous avons eu le même Maître ! J'ai le souvenir d'un de ces cours exceptionnels sur le "Voyeurisme" ... Il avait été Magistral.

  • Merci beaucoup pour ce partage avec une pensée pour les enseignants et chercheurs de l'Université de Nice Sophia Antipolis.

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