Martin Heidegger : Retour sur le trouble passé d'un penseur
Dominique Janicaud a été mon maître, et mon professeur à l'Université de Nice Sophia-Antipolis. Neveu de Jean Beaufret, il entretenait avec Heidegger une relation très particulière. J'étais en 3e cycle lorsqu'il terminait de rédiger son Heidegger en France. Je me souviens qu'il m'en parlait régulièrement, et, à sa parution, je me suis procuré ce livre, dont toute l'obsession, si je puis dire, pour moi, était certainement inscrite en filigrane dans les deux tomes, et pouvait se résumer ainsi : la philosophie, dont on ne saurait tout à fait préciser l’essence, pourrait-elle être « dangereuse » ? Cet article est paru dans le Journal de la culture, n°16, en novembre 2005. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
« La vaine querelle autour de Heidegger n'a pas de sens philosophique propre, elle est seulement symptomatique d'une faiblesse de la pensée actuelle qui, à défaut de se trouver une énergie nouvelle, revient obsessionnellement sur ses origines, sur la pureté de ses références, et revit douloureusement, en cette fin de siècle, sa scène primitive du début du siècle. »
Jean Baudrillard, Nécropestive autour de Heidegger in Libération, 27 janvier 1988.
La philosophie, dont on ne saurait tout à fait préciser l’essence, pourrait-elle être « dangereuse » ? Pourrait-elle être une source négligée de la propagation du mal ? Autrefois, Eichmann devant ses juges incrédules, ne fit-il pas référence à « l’impératif catégorique » kantien pour justifier sa collaboration à la solution finale ? Certes, cet impératif du devoir, proprement moral, était apporté d’une modification de taille, puisque Eichmann, par on ne sait quel tour de la pensée, transforma le « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » de la morale kantienne en un : « Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait ». Cette déformation inconsciente apportée à la pensée de Kant, et analysée par Eichmann comme un impératif catégorique devant entraîner tout homme à faire plus qu’obéir à la loi, puisqu'il s'agissait de s’élever au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, à la source de toute loi, peut sembler pour certains sans grande importance. Une mécompréhension à la hauteur d’un petit fonctionnaire.
Mais quand il s’agit d’un intellectuel de la trempe de Martin Heidegger, que doit-on en penser ? Comment interpréter son adhésion à la pensée la plus « sombre » du vingtième siècle ? Cette question, posée par de nombreux intellectuels depuis 1945, fut à l'origine de polémiques renouvelées, de déplacements inédits, et de quelques terrorismes intellectuels de taille.
Elle fut renouvelée récemment avec plus ou moins de bonheur par Emmanuel Faye[1], même si le nivellement un peu facile auquel il se livre, dessert non seulement la pensée profonde de Heidegger, mais dessert la cause même que Faye prétend servir.
Un autre ouvrage qui demande à faire la lumière sur la question, mais sans y mêler cependant de parti pris, est celui de Dominique Janicaud qui nous a offert, un livre-testament[2]. Si je plébiscite ce livre, ça n'est pas seulement parce que Dominque Janicaud fut mon professeur à l'université, ce travail de recherche est d'une importance capitale, tel que le dit, fort à propos, Françoise Dastur : le « travail sur la réception de Heidegger en France est d'une grande importance, car (il) touche là à un pan essentiel de tout ce qui s'est fait en France de ce point de vue de la pensée depuis les années trente. »[3] Dominique Janicaud, en tant que disciple de Jean Beaufret, - à qui l'on doit la traduction la plus fidèle de la pensée du maître de la Forêt-noire, est sans conteste d'une valeur sans égale. Aussi, Janicaud nous offre avec son ouvrage Heidegger en France, un vaste panorama de la réception du philosophe allemand dans l'Hexagone de l'après-guerre, sans faire silence sur les multiples remous et leurs conséquences, parfois imprévisibles, que cela occasionna dans les rangs de l’intelligentsia universitaire française.
« Comment l'Occident a pu en arriver à une telle monstruosité ? […] Allons-nous penser l'horreur nazie grâce à la pensée de Heidegger ? (et) la question de fond, l'enjeu : y a-t-il un recours à cette pensée ? »[4]
C'est Jean Beaufret qui écrivait, - cité par Dominique Janicaud dans son ouvrage[5] : « Il est dans la destinée de toute pensée philosophique, quand elle dépasse un certain degré de fermeté et de rigueur, d'être mal comprise par les contemporains qu'elle met à l'épreuve. »[6] Sept décennies de vie intellectuelle, de conflits philosophiques, d'intérêts, n'auront pas tari une pensée majeure de notre siècle, probablement parce que cette pensée, au-delà des remous, des rebondissements et des ombres, se montra telle une pensée complexe, subtile et profonde, ce que beaucoup ne voulurent pas admettre. Certes, on lit régulièrement, que l’on néglige Heidegger, et qu’il faut revenir à cette « inquiétude de l’être » allemande. Il est probablement légitime de se demander si Heidegger n'a pas été injustement négligé ces dernières années en France. Peut-être… Mais alors pourquoi ? Serait-ce parce qu'il doit être nécessairement lu en allemand pour être parfaitement compris ? Difficile en effet, de saisir la subtilité d’une pensée comme celle-là, par une traduction, aussi bonne soit-elle. La traduction de Sein und Zeit[7] de François Vézin est sujette à de très nombreuses contre-verses. Elle demeure l'officielle ! Néanmoins, on pourrait faire la même remarque des textes de Hegel, ou des textes de Nietzsche. Devrions-nous préférer la traduction d'Emmanuel Martineau ? C’est à cette question, comme à de nombreuses autres, que le philosophe Dominique Janicaud tente de répondre, prenant par ailleurs, assez de distance avec les différentes chapelles, pour garder une bonne objectivité.
La plus grande question qu’il pose néanmoins, la plus essentielle pour tenter de se défaire du mystère de l’une des plus importantes pensées du vingtième siècle, est cependant ailleurs. Et c'est évidemment celle-ci : devons-nous seulement lire en la pensée de Heidegger un terreau fertile du nazisme ? Ne faudrait-il pas y lire également, ou même avant tout, une recherche de la vérité de l’être qui, contrairement à celle de Sartre, ne trouve pas sa source dans le néant, mais dans le temps. L’« être » de Heidegger contre l’« homme » de Sartre ? Et cette question n'est évidemment pas dénuée d'intérêt puisque c'est précisément dans l'ontologie de Heidegger que certains sont allés lire le nazisme du penseur allemand. Un retour à l'ontologie de la part de Heidegger, pourtant bien légitime. Écoutons Françoise Dastur : « Heidegger est en effet pour moi le penseur qui a rappelé de manière très forte la philosophie à sa vocation première, qui est celle du souci de la totalité et non pas seulement de la sphère humaine, en une époque dominée par l'anthropocentrisme et où, en cette fin de siècle, la philosophie première se voit réduite à l'éthique, c'est-à-dire à une préoccupation centrée sur l'homme seul. »[8]
Martin Heidegger contre les notaires du passé
Il faut bien le dire, l’ultime acte de philosophie selon Heidegger, était de faire surgir la quintessence de l’être. Fonder une vérité. Socrate en son temps, combattait les sophistes qui prétendaient que l’homme est la mesure de toute chose, pour s’initier, et initier ses interlocuteurs à une méthode de pensée : la dialectique. Heidegger a également poursuivi la tache immense de réhabiliter l’être, enfermé dans un profond oubli que le rationalisme en philosophie avait occulté. C’est vrai que la philosophie a trop longtemps interrogé la connaissance de la connaissance de l’être, négligeant la grande question de l’être même. Pourtant, cette tache colossale, qu’il se fit un devoir de mener à bien, durant sa vie entière, nous paraît trouble, douteuse, dangereuse. Prenons « le tournant » (Kehre) de Heidegger, ce moment ultime, où il réalise que son entreprise ne saurait, ne pourrait parvenir à terme, nous laisse bien pensifs, - serait-ce un échec ?[9] ; prenons le second Heidegger, et osons la question : le maître de Fribourg se serait-il laissé trop accaparé par la suite, à entreprendre l’ultime tâche de détacher sa pensée de l’idéologie nazie, pour la situer métaphysiquement, notamment avec son travail sur Nietzsche et Kant, au point de ne plus savoir comment retrouver la vraie pensée philosophique de l'être ? Dominique Janicaud, accordant une importance aux débats autour de la question du « tournant »[10], répond, lui : « Est-ce un point de détail ? Nous ne le croyons pas : c'est bien la question du dépassement de la métaphysique qui se joue alors. »[11] Pour comprendre, il faut relire la réponse de Heidegger à Jean Beaufret, dans sa Lettre sur l’humanisme[12], afin de saisir avec plus de clarté, les déplacements inédits, les disséminations, les recompositions, comme autant de tentatives de Heidegger de justifier sa position « trouble » durant la Seconde Guerre mondiale. De dégager sa pensée d'accusations multiples, telle celle d'Eric Weil, reprochant non pas à sa philosophie d'être nazie, mais à sa pensée, sa morale et son langage[13]. Un langage qui se verra souvent l'objet de suspicions diverses. À ce propos, Dominique Janicaud reviendra par exemple sur les accusations de racisme portées contre Heidegger, dues à la terminologie dominante de 1933 ; Janicaud rajoutera subtilement pour expliquer ce geste, l'adverbe « malencontreusement »[14].
Faudrait-il alors repenser Heidegger par son introduction en France, par sa pensée, par son interprétation ? C'est probablement la thèse de ce livre, qui voudrait que l'on s’élève au-dessus des vaines querelles. Ses détracteurs seront-ils d'accord ? Une chose est sûre, en nous y conviant avec une grande habileté, Dominique Janicaud rend une nouvelle fois hommage à la brillante pensée d'un philosophe que l'on ne saurait réduire par un discours de pur historien. Voilà d'ailleurs le grand mérite de cet ouvrage, qui se présente d'emblée comme un ouvrage majeur, en comparaison à ce que proposèrent d'autres intellectuels, limités à la partie historique de l'action de Martin Heidegger, et son implication personnelle dans le régime nazi. À la fois livre d'Histoire, histoire d'une réception - réception d'une pensée, ce livre est un ouvrage de philosophie, qui re-lit et qui re-déchiffre une pensée de premier plan.
Pour autant, malgré le rôle majeur joué par Heidegger dans la philosophie du vingtième siècle, une ombre continue de planer autour de son travail. Une ombre qui prend racine dans la métaphysique de sa philosophie. Et cette ombre-là, demeure un mystère « effrayant » pour la pensée. Une inquiétude qui nous rapporte à l’inquiétude même de l’être, que Martin Heidegger se proposait de percer.
Domnique Janicaud et Jean-François Mattéi,
deux professeurs de philosophie de l'université de Nice,
à la tête d'un travail de recherche important sur la philosophie de Heidegger
Alors question : devons-nous nous débarrasser de la pensée de Heidegger en nous basant, comme le fait Emmanuel Faye, sur des documents inédits, ou non traduits jusqu'ici, afin de saisir combien Heidegger était attentif à introduire les fondements du nazisme dans la philosophie et son enseignement, ou bien, tel que le préconise Dominique Janicaud, relire, réinterpréter la pensée de Heidegger selon ces axes fondamentaux :
« - répondre de la philosophie en son histoire ;
- repenser l’être de l’homme ;
- affronter le destin de puissance de la science ;
- confronter l’occidentalisation du monde aux autres langues et cultures ;
- reposer la question du sacré. »[15]
L’avenir nous le dira peut-être… mais l’ombre autour de cette pensée-là, malgré l’écoulement du temps, ne passe pas... Et c'est ce que reprocheront les détracteurs de ce livre, j'imagine, car l'heideggérien, Dominique Janicaud, ne répond pas complètement à cette ultime question, le mystère demeurant entier. Il laisse, hélas, planer une énigme, à la mesure de la plus grande pensée d’un siècle de destructions massives, de destructions d’idoles idéologiques et controversées, et de pensées dominantes et décisives…
Martin Heidegger
(Paru dans le Journal de la culture, n°16 Nov-Déc. 2005)
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À lire :
Dominique Janicaud, Heidegger en France, 2 tomes, Hachette pluriel, 2005.
Dominique Janicaud, L'ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique, Editions Jérôme Million, 1990.
Emmanuel Faye, L'introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, 2005.
[1] Emmanuel Faye, Heidegger, L'introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, 2005.
[2] Dominique Janicaud, Heidegger en France, 2 tomes, Hachette pluriel, 2005.
[3] Françoise Dastur, Entretien du 3 mars 2000 in Dominique Janicaud, Op. cit., Tome 2, p.74.
[4] Dominique Janicaud, Op. cit., pp.389-390.
[5] Dominique Janicaud, Op. cit., pp.501.
[6] Jean Beaufret, Martin Heidegger et le problème de la vérité in Fontaine, novembre 1947, p.758.
[7] Martin Heidegger, Etre et Temps, trad. François Vezin, Gallimard, 1986.
[8] Françoise Dastur, Ibid., p.75.
[9] « Si la traduction par « le tournant » semble la plus acceptable, la question est de déterminer si ce tournant n'est qu'un infléchissement ou représente un volte-face », Dominique Janicaud, Op. cit., p.402.
[10] Ibid, pp.401-407.
[11] Ibid, p.404.
[12] Gallimard, tel.
[13] « C'est le langage nazi, la morale nazie, la pensée (sit venia verbo) nazie. Pas la philosophie nazie », Eric Weil, cité par Dominique Janicaud, Op. cit., p.394.
[14] Ibid, p.188.
[15] Op. cit., p.540.