Le Fleuve qui nous emporte (José Luis Sampedro)
L’écrivain et économiste espagnol José Luis Sampedro a publié en 1961 ce Fleuve qui nous emporte, histoire d’une agonie. Ecrit dans une admirable langue, il nous parle des âmes emportées, des êtres prisonniers de destins tragiques, objets en souffrance entrainés par l’histoire et sa grande hache. Cette chronique est parue dans la revue en ligne Boojum. Elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
L’écrivain espagnol José Luis Sampedro, né à Barcelone le 1er février 1917 et mort à Madrid le 8 avril 2013, à l’âge de 96 ans. Il a obtenu en 2011 le Prix national des Lettres espagnoles. Son œuvre somptueuse comporte sept romans qui se construisent entre humanité et fraternité pour recomposer le monde, ainsi que des contes et des œuvres économiques.
La voie des hommes
Le Fleuve qui nous emporte est construit en trois parties, Ken, Tchen, Li. Ces titres, tirés du mandarin (dont l’étymologie demeure incertaine), montrent que les hommes dont on va parler sont sur la voie, la Voie du Tao, de la découverte de soi.
Le Fleuve qui nous emporte commence ainsi : « Tout était en place bien que personne ne le sût, parce que la vie ne prévient pas. » J’ai pris pour habitude, depuis mon adolescence, de me fier à la première ligne d’une œuvre littéraire, de m’assurer de la force et de l’intérêt d’un roman que je m’apprête à lire. Le cœur de ce roman s’inscrit et se reflète dans cet incipit qui, brutalement, nous entraîne dans les eaux fluviales et brutales de la vie. Les événements du monde jouent, pour nous tous un grand rôle dans nos vies. Brutalité, injustice.
C’est dans le corps des tragédies de l’histoire qu’il nous faut aller chercher notre humanité.
Savons-nous aimer les hommes et nous aimer aussi ?
Face aux sursauts de l’histoire il y a de l’amour et de la terreur. C’est ainsi que le montre l’écrivain espagnol dans ces mots, qui donnent le ton de ce roman, cette histoire de Shannon, le jeune irlandais, le désespéré de la guerre :
« Ils accomplissent leur destin consciencieusement et ils ne le savent pas, parce qu’ils conservent l’innocence originelle, comme ces crépuscules admirables, qui ignorent ce grand univers auquel nous appartenons tous… Etre ce que l’on est : bon sang ! Quelle dignité ! C’est d’elle que j’attends la paix. »
Envoyé au front en Italie, durant la Seconde guerre mondiale, Shannon revient en vainqueur, nourrissant de forts soupçons quant à la guerre et ce que peut être des vainqueurs, de ce qui a tué tant d’hommes, sur des champs de bataille couverts de sang, de tripes et de désamour pour le genre humain. Arrivant par hasard sur le Haut-Tage, par le bateau qui le ramène d’une guerre qui l’a soudain changé, il se sent déjà incapable de reprendre sa vie d’avant, subitement inapte au bonheur.
Trouvant refuge auprès d’une équipe de flotteurs de bois, dont le travail est d’emmener chaque année des milliers de troncs de pins, le long du fleuve du Haut-Tage jusqu’à Aranjuez. Parmi ces hommes nourris d’honneur, de violence et de révolte, il rencontre Paula la jeune captive de sa condition de femme, mêlée au bruit de la vie humaine, en route dans une traversée initiatique, qui les conduira à la renaissance du printemps de la vie.
L’homme contre la nature
José Luis Sampedro montre comment les hommes doivent courageusement l’emporter sur la force de la nature et de leur destin, et celui des âmes, qui à l’inverse de ce que disait Nietzsche pour presque l’ensemble d’entre nous, sont des âmes grises. Damnés de la terre, damnés du monde, damnés de l’histoire, ces êtres humains sont sûrement les étrangers de ce monde, emportés par les eaux de l’existence, jusqu’au bout de leur vérité.
« L’homme est la mesure de toutes choses, comme disait le philosophe classique. Mais aujourd’hui, la mode, c’est d’oublier l’homme, de l’enterrer sous une montagne de choses. On voyage avec Kodak, puisque c’est la caméra qui voit ; on crève de dépit si on n’est pas du bon bord ou si on n’a pas une automobile impressionnante ; les vies étouffent sous une accumulation de titres, de pesetas, de galons, de tous ces trucs, d’articles de journaux… Comme si l’essentiel n’était pas justement le contraire : que l’homme entoure les choses ! »
Don du ciel, don du soleil, ce roman parle à tous, à la tragédie de nos vies, à la colère de nos destins qui sont autant de coups de massue.
« On vit avec dignité quand on vit avec authenticité. Etre fidèle à son essence secrète… L’authenticité exige de chacun qu’il accomplisse ce qu’il est. Devant un homme authentique, on se sent comme devant un bloc, une œuvre achevée ; nous disons de lui qu’il sait tenir sa place. »
Le Fleuve qui nous emporte est un peu comme un feu purificateur…
José Luis Sampedro, Le Fleuve qui nous emporte, traduit de l’espagnol par Dominique Jaccottet, Métailié, « suite », mai 2019.
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Le Fleuve qui nous emporte a été adapté au cinéma en 1988 par Antonio Del Real, dont voici la bande annonce :
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