Le Clézio, le silence et l'infini
D’où vient J.M.G. Le Clézio ? Quel mystérieux hasard nous l’a envoyé ? Est-il un voyageur sans bagage, ou un aventurier sans terre ? Au cours d’une œuvre foisonnante qui raconte le silence et l’infini, Le Clézio qui a longtemps cherché la fuite, un échappatoire au monde moderne où ne règnent que violence et chaos, a trouvé l’apaisement et la quiétude dans la découverte d’autres civilisations. Cette longue analyse est parue dans le numéro 13, du Magazine des livres, en novembre 2008. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
C’est au bord de la Méditerranée que l’écrivain a vu le jour. Dans une ville de France qu’il a souvent décrite dans ses nombreux romans. Sur un rivage où le soleil frappe toute l’année, et où l’azur règne en maître. Le Clézio est né à Nice. Il y est né d’une mère française et d’un père anglais. Son enfance, il la raconte dans Révolutions (2003). Enfance et adolescence dans ce Nice des années cinquante et soixante, endroit rêvé où il pouvait rendre un culte à l’île Maurice de ses ancêtres.
Et c’est probablement par ce point de la carte du monde qu’il nous faut commencer par aborder l’approche biographique de l’écrivain. C’est par cette île que l’on trouve dans l’archipel des Mascareignes, à l’est de Madagascar, que commence l’aventure poétique et humaine de Le Clézio. A cet endroit même où Léon Le Clézio, le grand-père paternel s’est tranquillement installé avec sa famille. L’histoire même de l’écrivain commence certainement à ce moment-là. C’est-à-dire précisément, ce moment où le magistrat Le Clézio va, contre toute attente, abandonner famille et biens pour se mettre en quête « d’un hypothétique trésor », celui d’un corsaire inconnu. Retrouver l’or caché à Rodrigues.
Chimère ? Fantasmagorie ? Rêve ? Cette histoire de quête et de trésor fascinera, quoi qu’il en soit, l’enfant Le Clézio voyant en son grand-père un nouveau Robinson Crusoé. Il en tirera un roman : Le Chercheur d’or (1985) où le narrateur Alexis, au-delà des océans, des terres, et de l’or, partira véritablement en quête de soi, et de la grande vérité de la vie.
J.M.G. Le Clézio en 2017
L’écrivain de la mer
« Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer », écrit Le Clézio en guise d’incipit de son roman Le chercheur d’or. Inspiré par la liberté de laquelle son grand-père Léon était épris, et de l’immensité du grand bleu qui berça son enfance, le jeune Jean-Marie va bâtir progressivement une œuvre dont le centre de gravité sera la fuite elle-même. « Je crois que je l’ai su tout de suite : je partirais sur le Zeta, ce serait mon navire Argo, celui qui me conduirait à travers la mer jusqu’au lieu dont j’ai rêvé, à Rodrigues, pour ma quête d’un trésor sans fin. »[1] Mais quel est véritablement ce trésor ? Celui que vous donne la vie…
J.M.G. Le Clézio sera frappé de précocité. À vingt-trois ans à peine, il publiera son premier roman Le Procès-verbal (1963) et recevra le prestigieux prix Renaudot. S’en suivra, aussitôt, une vie d’écrivain, et de voyageur. Pourquoi ? Qu’est-ce qui poussa le jeune Le Clézio, pourtant « chouchou » des médias de l’époque, à fuir ainsi la civilisation qui paraît, d’emblée, l’accepter avec autant de bonheur ? La réponse est dans l’œuvre même de l’écrivain-voyageur. Du Procès-verbal (1963) au Géants (1973), ce dernier va décrire un univers de folie, de violence, de rapports de force et de domination. Le monde moderne est décrit comme une grande matrice terrifiante et aveugle. Devrions-nous encore gloser sur le nom même du héros de son premier livre : Adam Pollo ? Si Adam est le premier homme avec Eve, - Michèle dans le roman de Le Clézio -, à l’instar des dénonciations de Nietzsche dans son Zarathoustra, Adam Pollo en sera le dernier. Dernier homme d’une civilisation au bord de la folie.
La folie et l’oubli
Être arriéré ou éclairé, Adam Pollo est très certainement un être errant, pris de folie et de violence. Finalement arrêté puis condamné, il sera interné dans un asile de fous. Adam Pollo, à la fois prophète et malade mental d’une civilisation qui aliène les corps et les esprits, isole du reste des vivants les êtres trop lucides, capte la schizophrénie même de la société matérielle. Notre monde, semble nous dire Le Clézio, prétend nous conduire à la féerie, mais cède plus facilement au cauchemar.
Cette critique acerbe d’une société fondée essentiellement sur des notions de pouvoir et de puissance, se bâtissant à partir de l’économie de marché et de la technique, fait certes, de Le Clézio, un visionnaire. Mais pas seulement. Dans Terra Amata (1967) son personnage Chancelade, que l’on suit de la naissance à la mort, n’établira pas vraiment des rapports très harmonieux avec les éléments qui l’entourent, mettant par là en lumière, les rapports conflictuels très fort que l’humanité occidentale établit avec la planète. La Guerre (1970) où l’on voit un personnage Béatrice en proie à un monde en guerre permanente, ou Les Géants (1973) mettant en scène un supermarché géant Hyperpolis, où y règnent en maîtres des robots. Dans cette société mécanisée et factice, une jeune fille prénommée Tranquillité n’aura d’autres échappatoires que la mort.
La fuite semble perdue dans la société elle-même pour Le Clézio qui montre par chacun de ses personnages que seule la folie ou la mort pourra les sauver d’une destruction mécanisée et irréversible.
J.M.G. Le Clézio dans son appartement près du port de Nice
L’inconnu sur la terre
« J’ai appartenu au silence. J’ai été confondu avec tout ce qui ne s’exprime pas, et j’ai été caché par les noms et les corps des autres. […] Toujours, il faut retourner à la plénitude obscure et dense, à cette mer gelée de l’Histoire. Quand je n’étais pas né, il y avait cette longue nuit inconnaissable : tout signe exprimé, ensemble, sans être perçus, traçant le tableau qui n’a pas de sens », écrit en substance Le Clézio dans L’extase matériel (1967).
En 1966, Le Clézio part en Thaïlande effectuer son service militaire. À partir de 1969, il fera des séjours répétés en Amérique centrale. Vivre ainsi auprès des Indiens Embéra du Panama, découvrir le Mexique, où il va longtemps y enseigner, sera sûrement à l’origine du premier horizon de fuite de l’écrivain qui ne construit pas une œuvre saturée de visions et de névroses, mais plutôt fascinée par les civilisations amérindiennes, explorant des chemins vers le bonheur et la quiétude. L’horizon de la civilisation occidentale, dans son bouillon de chaos et de folie, n’est pas indépassable. Il faut retrouver le bonheur de la terre. Il faut à l’homme explorer des relations plus apaisées avec les éléments de la nature.
L’enfance cachée
La même année, paraissent deux livres. En 1978, L’inconnu sur la terre, écrit durant des années dans de petits cahiers d’écoliers, côtoie dans les devantures de librairies, un recueil de nouvelles Mondo et autres histoires. La méditation poétique autour de l’enfance, la terre, et les quatre éléments de la nature, se mêlent à ces histoires d’enfants, Mondo, Lullaby, Daniel qui vont tenter de se soustraire au monde des adultes, avec pour rêve, de préserver de la folie de la société, leur liberté et leur identité d’enfant. L’enfance cachée des hommes est peut-être la seule à pouvoir atteindre le bonheur.
« Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels. »[2] L’enfance est probablement ce moment tendu entre la naissance et la mort où le bonheur est une fois possible. À l’instar d’Alexis qui, enfant, rêve de retrouver l’or de ce corsaire inconnu, et qui mettra trente années à découvrir que le trésor n’était ailleurs qu’en lui-même, dans l’amour de la vie et la beauté du monde, symbolisée par la mer : « Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive ». Ces enfants sont probablement au plus près du bonheur. Voyant le monde tel qu’il est, ils sont conscients des vraies richesses enfouies au fin fond d’eux-mêmes. D’où l’importance qu’il accorde, de livres en livres, à l’enfance, et ceux-là même que la vie étonne, surprend, et qui s’amusent du monde. Mondo et autres histoires (1978), Désert (1980), Étoile errante (1994), etc.
Mondo, film de 1995
Voyage de l’autre côté
Mais l’œuvre de Le Clézio va sûrement trouver en son roman Désert (1980) le moment même de son affirmation et de sa confirmation. Dans cette histoire de nomades du désert qui errent durant des années à la recherche d’une terre, chassés et massacrés par les soldats chrétiens, et celle de Lala débarquée à Marseille pour trouver le bonheur, Le Clézio va affirmer la force de la foi religieuse et celle de la passion du désert.
« La fièvre du soleil et de la sécheresse est éteinte par la nuit. La soif, la faim, l’angoisse se sont apaisées par la lumière de la galaxie, et sur sa peau il y a, comme des gouttes, la marque de chaque étoile du ciel. Ils ne voient plus la terre, à présent. Les deux enfants serrés l’un contre l’autre voyagent en plein ciel. »[3] Non seulement les richesses du monde occidental sont illusoires et mensongères, mais elles sont meurtrières. Le bonheur semble pour les personnages de Le Clézio loin du monde moderne, de ses guerres et de ses prouesses techniques. Mais ce qui est important à remarquer, c’est que dans tous les romans de Le Clézio, le bonheur existe, est possible. Ici, il est dans le désert. Où y règne la quiétude, la paix et la liberté.
Le silence du désert
Le Clézio associe étroitement le bonheur à l’enfance. Il associe également le bonheur à la liberté des nomades du désert. Ce bonheur, les Européens sont venus l’anéantir. Entre l’exode des hommes du désert, et la fuite de Lalla pour préserver sa liberté, son bonheur et son identité, s’infiltre le silence de la terre et l’infini du désert. Vide de toute présence humaine. Lieu de l’absence et de la privation. C’est la patrie de l’errance, du manque, et du silence. Mais alors que le nord-est une terre d’exclusion, d’asservissement et d’injustice, le Sud en revanche offre le bonheur et la liberté. Le Clézio qui, très tôt, a choisi l’écriture et le voyage, semble nous dire en substance, que seules la liberté et l’errance seront sources du bonheur des hommes. Notre monde matériel fondé sur le mensonge, la ruse et la violence, seront en revanche, leur perte.
Dès lors, deux mondes s’affrontent. Il s’en explique dans son essai Le rêve mexicain (1988). Racontant une des plus terribles aventures du monde qui s’achève par l’abolition de la civilisation indienne du Mexique, Le Clézio écrit : « D’un côté, le monde individualiste et possessif de Hernán Cortés ; monde du chasseur, du pilleur d’or, qui tue les hommes et conquiert les femmes et les terres. De l’autre côté, le monde collectif et magique des Indiens, cultivateurs de maïs et de haricots, paysans soumis à un clergé et à une milice, adorant un roi-soleil qui est le représentant de leurs dieux sur la terre. »[4]
De cette civilisation aztèque aussi brève que sublime, les conquérants vont tirer un rêve. Un rêve qui, au commencement, est « encore libre de toute peur et de toute haine »[5] Car, il n’est pas encore celui de la conquête et de la destruction de l’empire aztèque. Et si cette civilisation, on lui a « coupé la tête »[6], c’est essentiellement pour l’or. Posséder la richesse et la puissance. Mais pas seulement ! Comme si dans leur rêve dévorant, les Espagnols avaient aussi besoin de la violence et le sang, pour se régénérer, et « pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau. »[7]
La piste du désert
Écrivain du monde
Sans se revendiquer explicitement d’Antonin Artaud, ce pionnier, plein de visions et de fureur qui, le premier, a révélé que le Mexique, loin d’être une terre de folklore, était plutôt celle d’une « haute culture », Le Clézio a sans nul doute trouvé, dans la découverte de ces civilisations méprisées et oubliées, un endroit de la terre, où il sera possible de se déconditionner du dressage de la culture occidentale, entièrement fondée sur des rapports de domination et de puissance. Contre l’empire de la marchandise, l’écrivain va faire l’expérience d’une haute culture, celle du rêve et de la lumière. Parti à la rencontre des Indiens, dont il découvrira les langues, traduisant de vieux textes sacrés du peuple maya Les Prophéties de Chilam Balam (1976) et Relation de Michoacan (1984), et les rites qu’il oppose au rationalisme de l’Occident, mettant ainsi en lumière la pensée vivante et magique de la civilisation indienne, Haï (1971) et Mydriase (1973). Enfin, ses personnages n’auront plus comme seule échappatoire au chaos d’un monde étriqué, la destruction ou la perte. À l’autre bout de la planète, « l’autre extrémité du temps »[8], Le Clézio retrouvera l’innocence, la quiétude, et le bonheur de ces premiers hommes qui vivaient en harmonie avec le silence du monde, et de la nature.
Antonin Artaud par lui-même
Article paru dans le Magazine des livres, n°13, Nov-Dec. 2008, sous le titre, Le Clézio, un Nobel pour quoi faire ?
Commentaires
Bel article, comme souvent. Les services marketting n'ont qu'à se rhabiller.
Irreprochable, cet article est tres pertinent et je rejoins tout
essentiel ! merci infiniment. Catherine Renée Lebouleux
Pas toujours si azuré, le ciel, sur notre Côte, cher Marc, pas toujours...
Un terre où peuvent s'épanouir artistes et écrivains, magnifique article, cher Marc, de référence...
« Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive »
« Le silence est l'aboutissement suprême du langage et de la conscience. »
- Le Clézio -
Merci ... beaucoup