Entretien avec Hélios Azoulay « L’Holocauste fut et demeure la part la plus indénouable du vingtième siècle »
Je connais Hélios Azoulay depuis bientôt 30 ans. Hélios Azoulay était un ami de la fac de philosophie, avant de devenir le compositeur, historien de la musique et écrivain que l’on connait aujourd’hui. Aussi, c’est toujours un plaisir de découvrir un de ses nouveaux livres. Cette année c’est un roman poétique sur une période tragique de l’histoire du XXe siècle : le triste ghetto de Prague. Pour ne jamais oublier, écrire et transmettre sont les deux éléments essentiels. Je remercie Hélios pour ce texte, et pour avoir eu la gentillesse de répondre à quelques questions. Cet entretien est d'abord paru dans la revue en ligne Boojum. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Vous êtes l’auteur de plusieurs textes, notamment un récit autobiographique, Moi aussi j’ai vécu (Flammarion, 2020) et un texte sur la musique dans les camps de concentration L’enfer aussi a son orchestre, co-écrit avec Pierre-Emmanuel Dauzat (La librairie Vuibert, 2015). Cette fois-ci, vous publiez un roman, qui s’attaque à l’histoire « avec sa grande hache », comme vous dites. Votre récit prend place dans les camps de la mort. Votre narrateur, qui s’exprime à la première personne du singulier, arrive dans un camp au moment où le récit commence. Pourquoi revenir sur ce moment tragique du XXe siècle ? Était-ce un besoin bien naturel de faire le point, ou était-ce le besoin de marquer d’une autre pierre ce que Primo Levi appelait le « devoir de mémoire », et qui postule l'obligation morale de se souvenir d'un événement historique tragique et de ses victimes, afin de faire en sorte qu’il ne se reproduise jamais ?
Hélios Azoulay : Il me semble que ce qui est arrivé, l’Holocauste, fut et demeure la part la plus indénouable du vingtième siècle. Ses échos se prolongent aujourd’hui, toujours et pour toujours. Et comme le son grave la cire des cylindres de Thomas Edison, les cris gravent le monde. Tout est matière molle, si je puis dire. La terre comme les hommes. Même ceux d’après, comme moi qui suis né en 1975.
L’œuvre des nazis est une réalité qui bivouaque avec arrogance sur les terres de mon imagination, de mes pensées, de l’impensable.
Le fait d’être d’origine juive, d’être juif, de le devenir ou de le redevenir, est sans doute au cœur de mes raisons hantées. Qui sont des raisons irraisonnées, que j’explique autant que je ne les explique pas.
Je sens et constate simplement qu’il y a toujours à réparer. Et je sais un peu faire. A ma manière. A coups de phrase dans mes livres, ou par la musique dans mes disques et sur scène. L’art est une poudre d’or. Ça peut paraître sans doute dérisoire, ça ne prévient peut-être pas tout, mais ça panse, ça réconforte. C’est mieux que rien, en matière d’âme.
M. A. : Votre roman est très bien écrit, étrangement calme, il n’y a pas une once de colère ou de dépit, c’est le récit presque poétique et métaphysique d’un homme qui se retrouve bien malgré lui au milieu du néant, vous racontez ses journées, son errance. Ce roman raconte donc l’histoire d’un compositeur juif, qui arrive dans un camp de la mort. Cela démarre au moment où il est conduit au ghetto de Prague. Votre récit est un succession d’événements, ou de fragments. Pourquoi cette construction ? Quelle idée avez-vous derrière la tête ?
H. A. : Mes idées sont devant la tête ! Je cours après. J’écris sans reculer. Ça avance. Malgré moi. L’extravagance de cette construction est ma nature, si vous voulez. Je n’y peux rien. J’ai toujours pensé par éclaircies, d’où cette état en archipel dans mon écriture.
Et puis quel amateurisme indécent il faudrait pour dérouler sur les terres de cette Histoire le papier-peint d’un beau roman bien fait, un peu triste, un peu terrible, un peu poétique.
Où mon personnage est atrocement convié, je ne vois que ruines. Vous me dites que mon roman est « très bien écrit », je vous remercie infiniment. Mais je vous avoue que j’écris comme je peux. J’écris ruiné.
M. A. : Votre narrateur ne supporte pas le tragique de l’histoire. Aussi, il invente le rire pour se protéger d’autant d’horreur. Vous racontez beaucoup de sentiments mêlés, des souvenirs, des scènes burlesques, comme cette grand-mère d’Hitler que le narrateur côtoie, etc. Entre l’humour noir et le grinçant, vous arrivez à construire une trame qui se tient, et qui nous raconte l’histoire de cet homme, de son arrivée au Ghetto jusqu’à son exécution, et cette dernière phrase « La vie, ce présent qui consiste à exister ». Quelle place trouve votre roman dans une longue série déjà importante sur la déportation, comme Si c’est un homme, Shoah, Le lièvre de Patagonie, etc.
H. A. : Le point de fuite de la Shoah, c’est la seconde où la porte de la chambre à gaz se referme. A L’intérieur. Et ça, personne ne pourra jamais en témoigner. Même les malheureux des Sonderkommando, condamnés à servir au cœur de la grande caisse de la mort à Auschwitz, étaient de l’autre côté de la porte.
Chacun témoigne d’où il est.
Et si je n’ai pas vécu la déportation, si je ne suis pas concerné dans mes chairs extérieures, je me sens peuplé. Ça gueule quelque part en moi. Dans mes chairs intérieures.
Heureusement pour lui, le romancier n’est pas tenu de vivre tout ce qu’il prétend raconter. C’est un curieux don finalement qui lui a été donné, c’est un curieux travail auquel il s’adonne : « Tu te souviendras ce que tu n’as pas vécu ! »
On n’enterre pas les échos.
À voir aussi :
"Les yeux bien ouverts" : rencontre avec Hélios Azoulay
Hélios Azoulay, Juste avant d’éteindre, éditions du Rocher, Août 2021.
En couverture : Des enfants juifs dans le Ghetto de Varsovie.