Félicien Marceau, une plume en liberté

Livr'arbitres m'a commandé cette analyse. Elle est parue dans la livraison numéro 40, du mois de décembre 2022. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Félicien Marceau (1913-2012) appartient à une époque aujourd’hui oubliée. Qu’avons-nous retenu, nous, de cet écrivain, académicien, de son œuvre ? Est-ce qu’on trouve encore une seule classe de lettres, dans la France de Macron, qui veuille bien enseigner et promouvoir l’œuvre de Félicien Marceau ? Qui se souvient de L’Œuf, La Bonne Soupe, L’Etouffe-Chrétien, ces pièces de théâtre, dans lesquelles l’écrivain inventait une forme théâtrale révolutionnaire, en écrivant à la première personne, des pièces qui furent jouées par Arletty, Jeanne Moreau, François Périer, Jean-Claude Brialy, Francis Blanche, Bernard Blier, et qui remportèrent, dans les années 1960, un succès considérable ?
De son vrai nom Louis Carette, Félicien Marceau est né le 16 septembre 1913 à Cortenbergh, en Belgique. Mort le 7 mars 2012 à Courbevoie, il mit plusieurs cordes à son arc, puisqu’il fut romancier, auteur dramatique, scénariste, essayiste. Il reçut le prix Goncourt en 1969, pour son roman Creezy, et fut élu à l'Académie française le 27 novembre 1975, au fauteuil 21, succédant à Marcel Achard. Il fut le doyen d'âge à partir de la mort de Jacqueline de Romilly le 18 décembre 2010. Une ombre au tableau ? Lorsqu’on fit l’annonce de son élection, le poète Pierre Emmanuel, qui fut élu en 1968 au 4e fauteuil, se déclara démissionnaire en réaction à l'attitude de Félicien Marceau durant l'Occupation.
Or, que s’était-il réellement passé ? À la déclaration de la guerre, Louis Carette, vingt-sept ans, était fonctionnaire à l’Institut national de la radiodiffusion. Mobilisé, il combattra dans l’armée belge, qui ne résistera pas à l’ennemi. Carette se retrouvera dans un régiment en France. Reddition, reprise de ses activités à l’I.N.R., rebaptisé Radio Bruxelles, et contrôlé désormais par l’occupant, chef de la section des actualités. Puis, en 1942, il crée une maison d’édition, ne s’investit jamais dans la Résistance, le maquis l’attend encore. Recherché à la libération, il quitte la France, en compagnie de sa femme. Jugé en janvier 1946, par contumace, condamné à quinze ans de travaux forcés. On retiendra cinq textes à sa charge, car ses émissions n’étaient pas défavorables à l’ennemi. On lui reprochera surtout de n’avoir pas pris le maquis, et de n’avoir joué aucun rôle dans la Résistance. Pourtant, le général de Gaulle lui accordera la nationalité française en 1959. Maurice Schumann, la voix de Radio Londres, parrainera sa candidature à l’Académie française, en 1975.
Inscrit à l’extrême droite de l’échiquier de la littérature française, cet esprit libre se rapprochera des hussards, parce qu’il ne supportait pas l’aspect suiviste du fascisme de l’époque. Ce qui rend encore plus compliqué l’analyse de l’homme, et de son œuvre. Il se retrouve onc avec des écrivains révoltés, comme lui, dans les revues de La Table ronde ou de La Parisienne, écrivant contre l’esprit triomphant des triomphateurs, contestant les excès de ce qu’ils appelleront le résistancialisme. Rompus contre l’esprit d’inventaire, ils feront montre de liberté, d’indépendance, rien n’était plus insupportable que de rejoindre la meute pour Félicien Marceau.
C’est peut-être ce qui le fera écrire d’ailleurs, dans Les Années courtes, qui seront ses mémoires, ou ses confessions : « Le monde est une jungle, une énorme machine où sans les secours de l’amitié, sans le réseau des relations, l’homme est broyé. »
Rien, alors, n’échappera à la plume de Félicien Marceau, dans ce texte, pas même l'occupation allemande en Belgique, en 1940. Dans un chapitre sur l'occupation, il n’hésitera pas à tout dire, sur cette période que l’on a tant cherchée à raconter, sans jamais avoir le courage de vraiment l’expliquer, et que les jeunes générations, nées après-guerre, ou pis, après 1968, ne peuvent, par manque d’outils et de culture suffisante comprendre en profondeur. C’est d’ailleurs si vrai, qu’aujourd’hui, nous sommes plongés dans une période déboussolée, prétendument purificatrice, obsédée par la pureté et la morale, mais oublieuse de ce que peut vouloir dire certains « mystères incommunicables » pouvant nous hanter encore, dans les souterrains de l’inconscient. « L'occupation finalement, écrit Félicien Marceau, c'est un secret... Même ceux qui ont vécu l'occupation doivent faire un effort pour se rappeler autre chose que ses événements. Pourtant, il est dans la nature même de l'occupation de n'être pas un événement. Ou de ne l'être que le premier jour. En s'installant, elle cesse de l'être. Elle devient notre vie elle-même, le tissu dont cette vie est faite. Pour en donner une idée, il faudrait non seulement raconter les événements, mais aussi - et peut-être plus encore - les jours sans événements, les jours nuls, les jours vides, les soucis plus modestes, les privations qui devenaient obsessions. »
Félicien Marceau aura donc débuté sa carrière par des romans, Chasseneuil, en 1948, Casanova ou L’Anti-Don Juan, en 1949, Capri petite île, et Chair et cuir. Mais c’est en 1951, qu’il connaîtra le succès avec Bergère légère. Il y aura le théâtre, le cinéma, tout le monde se souvient de Belmondo dans Le corps de mon ennemi, roman mis à l’écran par Henri Verneuil, en 1976, et de La race des seigneurs de Pierre Granier-Deferre avec Delon et Sydne Rome, deux ans plus tôt. Alors que pour beaucoup, la liberté consiste à suivre docilement l’air du temps, pour Félicien Marceau, en revanche, « La liberté véritable est avant tout de savoir ce qu’on veut ». C’est ainsi qu’il vivra et écrira, sa vie entière, libre, ce que l’on peut à peine comprendre à notre époque, siècle de dépravation et de morale, siècle paradoxal qui ne vomit plus les tièdes, mais les esprits indépendants. Pourra-t-on encore comprendre, que, lui, le hussard, vécut dans un hôtel particulier à Neuilly (Hauts-de-Seine), à partir des années 1960, où un valet en gilet rayé accueillait les visiteurs ? Finalement, peu importe...
La seule chose qu’il nous reste à nous demander à la fin de ces lignes, c’est par quel mystère notre mémoire se fait-elle aussi sélective ? Sur quel critère choisissons-nous de continuer de lire un écrivain ou de ne plus le lire ? Replonger dans l’œuvre de Félicien Marceau, c’est replonger dans les écrits d’un artiste et de ses sortilèges, c’est se replonger dans une époque où l’on pouvait être soi-même, bien plus que maintenant. Alors, pour finir, rappelons-nous ces quelques mots, dans Les Années courtes, qui devraient nous inspirer les chemins de la singularité et de la liberté de demain, et nous faire comprendre Félicien Marceau, l’écrivain, mais l’homme aussi :
« Je me suis forgé une manière de morale. Je sais de quoi elle est faite, de pas grand-chose : un honneur rudimentaire, l'horreur de l'injustice, la volonté de tout simplifier, une sorte de bonté où je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas beaucoup d'indifférence (il est étrange de voir combien nos défauts nous aident, la légèreté nous sauve, la paresse nous sauve, mais sont-ce encore des victoires ?), le respect de mon travail, de ma vocation, le respect des autres aussi, mâtiné de la certitude que je n'ai, d'eux, rien à attendre, ce qui me vaut, plus souvent qu'on ne pourrait le penser, d'exquises surprises. Cela compose quelque chose qui ressemble à la paix. »
Paru dans le n°40 de Livr'arbitres, Décembre 2022.
Commentaires
Très beau texte sur un écrivain que j'apprécie particulièrement. Un fin styliste et un excellent connaisseur de la nature humaine. L'air du temps semble le condamner à un oubli rapide. C'est très injuste.