Entretien avec Christopher Gérard. Des voix singulières à rebours du siècle
Depuis déjà de longues années, Christopher Gérard tient un journal de bord de ses lectures, qui sont pour le moins éclectique, et on ne peut que l’en féliciter. Depuis déjà des décennies, la gauche culturelle a verrouillé le débat littéraire en imposant ses codes, ses règles de morale et ses thèmes. La littérature étant devenue le champ de bataille des chapelles idéologiques, avec ses bons et ses mauvais samaritains, les romans que l’on doit absolument lire et ceux qui ne méritent que censure et quolibets. C’était d’ailleurs le sujet de son précédent ouvrage Quolibets paru en 2013, et réédité par les éditions La Nouvelle Librairie, augmenté du double des textes. Parmi les nobles voyageurs, comme aime les appeler l’auteur de ce beau livre, on trouve surtout des parias et des exilés de la littérature française, – que quelques libraires préfèrent appeler « francophone » pour paraître plus « inclusifs ». Bien sûr, les lectures de Christopher Gérard ne s’en tiennent pas à l’hexagone, et sa culture littéraire, plurielle et ouverte sur l’autre, mêle des textes de catégories bien différentes. Ce sont donc des voix singulières, qui honorent les lettres et les idées, qui sont plurielles et souvent indisciplinées, loin des romans de pacotille, souvent idéologiques, souvent moralistes que notre siècle produit à présent, comme si la littérature n’avait jamais été dissidente, révoltée, subversive. Il est à noter qu’au pays des Woke, ces indignés permanents qui font de leur éveil à la discrimination un commerce lucratif et un prétexte à l’élimination systématique, ce carnet de notes paraît exhaler une fraîcheur particulière : celle de la liberté ! Cet entretien m'a été demandé par la revue Livr'arbitres. Il est paru dans le n°45. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Cher Christopher Gérard, vous faites paraître un livre Les nobles voyageurs, journal de lecture[1], qui est la réédition revue et augmentée de votre livre Quolibets, paru en 2013. Pourquoi avoir choisi de rééditer ce livre ?
Mes Quolibets avaient dix ans ; il convenait de reprendre ce livre, de le refondre et de l’enrichir, puisque, depuis tout ce temps, je n’avais cessé de chroniquer des livres sur mon site Archaion, fondé en 2006, et dans diverses revues, de Service littéraire (sous la houlette de François Cérésa) à la Revue générale, la plus ancienne revue belge d’idées, sans oublier Livr’Arbitres, que je suis depuis ses débuts.
J’avais sous la main le double de textes et je pouvais ainsi passer de soixante-huit portraits à cent vingt-deux. J’ai pu évoquer de la sorte bien des absents de Quolibets, de Thomas Clavel à Thierry Marignac, d’Épicure à Joseph Czapski.
Il s’agit bien d’un nouveau livre, d’où le titre, emprunté à Dominique de Roux (« réformer et reformer l’Ordre des Nobles Voyageurs »)… et en fait à Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, le chantre de la Lithuanie païenne.
Cent-vingt-deux portraits d’écrivains de plusieurs générations, que vous nommez les « nobles voyageurs » en hommage à Dominique de Roux, et parmi lesquels on trouve des pestiférés, des réfractaires, des intempestifs, des réactionnaires, des infréquentables, et beaucoup d’autres, notamment des philosophes comme Épicure. Dans une époque qui pratique la censure de manière décomplexée, parce qu’au nom de l’Empire du Bien désormais, il faut montrer patte blanche pour être encore cité, vous choisissez de ne pas vous censurer, mais de ne pas censurer non plus, par exemple, lorsque vous citez abondamment Gabriel Matzneff, Renaud Camus, mais aussi Alain de Benoist, Richard Millet, Pierre Drieu de la Rochelle, Jean Raspail, Paul Morand, etc. Et on sait combien ces noms aujourd’hui sont interdits de citer. Je n’ose pas dire que vous cherchez à provoquer l’intelligentsia de l’époque. Pourquoi cette démarche ?
Qui a dit qu’il était interdit de citer Drieu, entré dans la Pléiade, ou Raspail, dont les livres se vendent par milliers ? Des plumitifs, des sixièmes couteaux, ceux que Schopenhauer nommait les « créatures ministérielles ».
Certains auteurs sont ostracisés, comme Alain de Benoist ; d’autres sont diabolisés comme Camus, souvent par des gens qui ne les ont pas lus. Est-ce une raison pour s’autocensurer ? Je ne le pense pas. Il s’agit de pouvoir se relire sans honte, des années plus tard, et de se regarder dans la glace sans frémir.
Si le titre du livre est autre, l’esprit de Quolibets n’a guère changé : quodlibet en latin signifie « ce qui plaît ». Je ne me suis laissé guider que par mon seul bon plaisir, jamais par une quelconque obligation (je ne suis pas journaliste) ni même par un banal désir de « provoquer » (je ne suis pas militant)… même si certaines cabales, certaines curées me dégoûtent.
Quant à l’intelligentsia de l’époque, elle n’a à mes yeux pas l’ombre d’une légitimité. Il faudrait d’ailleurs définir ce club et nommer ses membres – ce qui ne m’intéresse pas. Ils sombreront dans l’oubli. Mon rôle est aussi de témoigner pour la postérité de la permanence d’une sensibilité libertaire. Je pratique non pas la provocation, infantile autant que vaine, mais la secessio nobilitatis, l’aristocratique retrait.
Christopher Gérard
On trouve dans votre livre des voix modernes, des contemporains qui sont des amis souvent, comme Stéphane Barsacq, Thomas Morales, Luc-Olivier d’Algange, Thomas Clavel, Ludovic Maubreuil, Rémi Soulié, Juan Asensio, Sarah Vajda, autant de plumes à la fois originales, intelligentes, diverses, et de nature très différente, qui sont dans l’époque, des styles en rupture souvent avec les codes admis et l’idéologie dominante. Si l’on parle aussi peu de la plupart de ces écrivains, ce n’est pas parce qu’ils manquent de talent, mais sûrement parce qu’ils en ont trop, qu’ils sont trop intelligents pour l’époque. Est-ce une manière pour vous de réhabiliter la littérature en les évoquant ?
J’ai voulu saluer non pas une coterie, mais des voix qui me plaisent. Comprenez bien que ma démarche n’a rien de systématique et encore moins d’idéologique. Il ne s’agit pas d’opposer une doxa à une autre, la dominante, mais bien d’évoquer les cavaliers seuls, les excentriques, les libertins au sens classique du terme. Alors, oui, je désire réhabiliter la littérature en tant que sacerdoce, car ces auteurs ont en commun une certaine densité, une probité aussi, et le même refus de céder devant l’imposture aux mille faces.
Vous évoquez aussi des clandestins de la littérature, comme David Mata, Vladimir Volkoff, Jean Parvulesco, Eugenio Corti, grands oubliés de la « critique d’obédience matérialiste et égalitaire », Claude Michel Cluny, qui écrit à l’écart des « grands zoos où paissent les pesants ruminants de la littérature à front de bœufs », ou Maurice G. Dantec, disparu en 2016, et presque oublié, sauf de quelques afficionados dont je fais partie. Qu’ont apporté tous ces noms à la littérature ?
Une voix singulière, à rebours du siècle, en amont. Les notaires de la parole, qui se multiplient par le biais d’une sélection négative (voyez les prix littéraires, les bourses d’écriture, tout ce dispositif de mise au pas), ceux qui tiennent momentanément le haut du pavé, ont un instinct très sûr pour repérer les réfractaires, tous ceux que rebute l’infra-naturalisme devenu la règle.
Votre livre est celui du non-conformisme en littérature, dans une période conventionnelle et uniforme. Aujourd’hui, la littérature ne cherche plus du tout la subversion ou la contestation d’un ordre, qui est en soi toujours un désordre, donc elle n’est presque plus une littérature révoltée, subversive. Or, vous choisissez d’évoquer la littérature de la liberté absolue, pas celle de l’utile, comme elle semble l’être un peu trop aujourd’hui, autrement dit, vous écrivez contre une littérature soumise à l’idéologie et aux institutions, mais faite aussi pour divertir et accessoirement enrichir ses éditeurs, qui ne parlent que de chiffres de vente, propre et sans tâche, mais aussi sans discernement, et sans contestation aucune. Pouvions-nous dire que vous avez cherché à revenir à cette haute idée de la littérature, celle de l’artiste, que Gabriel Matzneff décrivit une fois, en disant qu’en chacun « sommeille un anarchiste prompt à se réveiller »[2]?
Ma démarche est en effet celle de l’artiste. Aux antipodes du plan de carrière qui permet de publier de jolis « bibelots d’inanité sonore » dans l’air - pollué - du temps.
Marc Alpozzo et Christopher Gérard à Paris (VIe)
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[1] Christopher Gérard, Les Nobles Voyageurs, Paris, Éditions La Nouvelle Librairie, 2023.
[2] Entretien avec Gabriel Matzneff : « J’ai toujours considéré que la vérité n’est pas entièrement dans mon camp », propos recueillis par Marc Alpozzo, in Le Magazine des Livres, n°14, février-mars 2009.