Entretien avec Francis Julien Pont : « La poésie doit spontanément produire du sens indissociablement de la beauté et de l’émotion suscitées »
L’écrivain Francis Julien Pont nous propose un roman écrit en vers. À notre époque l’initiative semble aussi folle que courageuse. Rencontre... Cet entretien a paru dans la revue en ligne Boojum. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Vous signez un roman, Le chant de Gaïa et Marin (Éditeur La Bruyère 2022) écrit en vers. Quelle idée ?
Francis Julien Pont : Mes différents ouvrages publiés précédemment (Moment des renouées, Les carrefours illogiques, Plains regards) à l’exception du roman en prose Les petits Prophètes, édité en 2019, étaient tous des recueils de poèmes. Depuis très longtemps, j’ai ressenti ce besoin essentiel d’exprimer par la poésie mes émotions, mes sentiments, ma quête de vérité et ma propre manière de regarder et d’habiter le monde. J’aurais bien sûr pu écrire Le chant de Gaïa et Marin en prose, un roman se prêtant tout naturellement à cette forme habituelle d’écriture. Mais, une fois de plus, le choix de l’intimité même qu’apporte le vers, ici libre d’ailleurs, à toute chose et à toute expression, ainsi que sa faculté rare de pouvoir dire l’inexprimable qui échappe au langage, l’ont emporté.
M.A. : Existe-t-il une incompatibilité complète entre la poésie et la littérature ?
FJP : Non bien sûr ! La poésie est à l’évidence littérature, je pense même qu’elle en est l’ancêtre et oserais-je dire l’inventeur. Dans l’antiquité grecque, au temps d’Orphée avec sa lyre, intermédiaire entre les hommes et les dieux, toute expression littéraire était qualifiée de « poétique », tout « fabricant de texte » était appelé « poète » et, plus tôt encore, les premières expressions littéraires de l’humanité telles par exemple que L’Epopée de Gilgamesh étaient de forme poétique. En fait, je pense que la poésie a ce don de pouvoir faire allusion à tout ce qui échappe au langage, à ce qui le traverse et le dépasse. Le poème, si celui-ci est fort et essentiel bien sûr, résonnera toujours d’une musique pérenne et restera souvent gravé, parfois depuis les temps d’avant mémoire, d’une écriture plus indélébile que celle de la prose de tout récit. Le poème est donc une part essentielle de la littérature, même si le monde trop prosaïque d’aujourd’hui a tendance à l’oublier …
M.A. : Direz-vous que votre livre est de la littérature ou de la poésie ?
FJP : Mon éditeur a qualifié mon livre de « roman en vers ». Je dirais plus personnellement que Le chant de Gaïa et Marin est un récit poétique, une sorte « d’odyssée » à travers l’espace et le temps de la Méditerranée. Mais le lecteur, lui, le rangera peut-être différemment dans le si vaste rayon de la « littérature ».
M.A. : Pensez-vous que la littérature est plus forte quand elle se mêle à la poésie ?
FJP : Lorsque l’on rencontre parfois un poème au détour de pages écrites en prose, ou simplement quelques vers émaillant soudain la haie rectiligne des phrases d’un récit, quelque chose de différent se passe quelques vers émaillant soudain, d'une métaphore, la haie .. C’est une musique différente, peut-être un « chant de l’âme » qui monte, se retient et se transmettra peut-être grâce à la beauté du mot capable parfois d’avoir un retentissement jusque dans l’univers. Alors oui, dans ce cas la littérature peut en être plus forte car les sentiments d’amour, de tristesse ou de joie, d’inquiétude ou de sérénité, de révolte ou d’apaisement, en sont soudain magnifiés. Si par exemple Aragon avait écrit la force de l’amour ou la folie de la guerre autrement qu’avec ses magnifiques vers octosyllabes, si Rimbaud avait évoqué l’éveil de la nature et le dévoilement du monde autrement qu’avec son admirable poème en prose « Aube », la littérature en aurait été probablement moins riche, et le monde serait également moins beau !
M.A. : Est-ce que la poésie ouvre à un monde de connaissance spécifique ?
FJP : La poésie apporte certainement un savoir renouvelé sur le monde qui nous entoure car elle exprime une autre réalité sur ce monde, en la transfigurant. Cette démarche poétique s’effectue sous l’impulsion, essentielle à mes yeux, de l’imagination et cette imagination permet aussi, par d’autres chemins que le raisonnement purement scientifique, de découvrir simultanément des mondes, des voies et des terres nouvelles capables d’enrichir les connaissances humaines au même titre que celles du domaine rationnel. C’est une réflexion que je me faisais déjà très jeune en composant mes premiers poèmes mais ce n’était alors pour moi qu’une simple intuition, restée très floue dans mon esprit, lorsque j’écrivais par exemple « L’homme a trouvé son cœur, son regard intérieur et va par le vrai monde que devinera le poète. » et je pensais déjà que le poète est une sorte de voyant. Depuis, la lecture de certains philosophes, m’a confirmé que cette notion de « désavoir » du poème était bien un mode spécifique de connaissance qui n’a pas la même notion de vérité que celles de la science ou des œuvres purement narratives. Le feu éternellement vivant d’Héraclite préfigurait déjà, par exemple, l’idée de l’énergie de Jung, mais on sait bien que la science tout comme d’ailleurs une certaine littérature durant une longue période, n’ont jamais su admettre les mythes de la poésie jugés trahir l’exigence de vérité, et Platon expulsa le poète hors des murs de la cité. Pourtant l’Homme a toujours eu un faible pour le « flair » des mythes et n’a pas voulu attendre les fusées interplanétaires pour voyager dans l’univers, la poésie heureusement était déjà là depuis toujours et les poètes surent encore lui redonner un nouveau souffle et une nouvelle dimension dès le XIXème siècle ! Oui donc, l’intuition poétique est source de connaissance et le poète Lucrèce en est un bel exemple, devinant la pluralité des mondes et l’existence de l’infiniment petit. Aimé Césaire écrivait avec tant de justesse, « La connaissance poétique nait dans le grand silence de la connaissance scientifique ».
M.A. : S’il y en a un, est-ce que celui-ci relève d’une intention de l’auteur ou d’une sorte de méprise ?
FJP : Pour moi, ce mode de connaissance spécifique propre à la poésie doit effectivement relever d’une intention réelle de l’auteur et non qu’il se méprenne en une imitation plate du simple style poétique sans réelle recherche ou aspiration sincères à ce mode de connaissance si singulier que génère le poème. La poésie doit spontanément produire du sens indissociablement de la beauté et de l’émotion suscitées, sinon il y aura méprise, illusion de poème, simple agencement habile et insincère de mots et perte de tout sens de l’œuvre. Et cette exigence doit bien sûr être identique pour toute autre forme de création artistique.
M.A. : Vous mettez à l’honneur la Terre, Gaïa, et la mer, pourquoi ? Quel rapport voyez-vous entre les deux ?
FJP : Je me suis toujours senti fondamentalement « terrien » et la déesse Gaïa, que je mets à l’honneur dans ce livre, est bien ma mère fondamentale, mais j’aime aussi profondément la Méditerranée que j’ai tenté ici de regarder dans sa « majesté », non pas son grand large qui me fait un peu peur mais les paysages si beaux de ses rives, son histoire millénaire qui fit notre civilisation, et les accents si divers et si attachants de ses peuples. Je me suis bien sûr passionné très tôt pour les épopées sans fin, volées à l’âme humaine, de ses héros, de ses déesses et de ses dieux surgis de la mythologie grecque mais, pour répondre plus précisément à votre question, j’ai probablement choisi la terre où l’on s’enracine et la mer où l’on s’évade pour symboliser peut-être la quête éternelle de l’amour absolu, qu’il soit celui de l’aimée ou celui de la mère, toujours côtoyé en flux et reflux, comme la mer côtoie sans cesse la terre, mais jamais définitivement fondu en un seul élément. Et je tiens à vous assurer, à cet instant de mon propos, que je viens juste de me souvenir étrangement d’un fait oublié et déjà très ancien qui me fait penser au tout début de mon récit où Marin perd toute connaissance sur le rivage, tout au bord de la mer par une journée d’été, avant de se retrouver au large errant dans un autre monde à la recherche de Gaïa : Mon père, dont on m’avait dit qu’il aimait la mer mais que j’ai très peu connu et qui ne m’a pas élevé car séparé très tôt de ma mère, est mort soudainement, il y a longtemps par un après-midi de juillet au bord d’une plage du Golfe du Lion. Jusqu’à cet instant, je ne m’en suis souvenu à aucun moment en écrivant ce livre ! Me croirez-vous ? Comme Marin, peut-être vogue-t-il encore post mortem sur la Méditerranée à la recherche de « sa » Gaïa ? Marin, lui, retrouvera un jour son ancrage en terre ferme. C’est encore l’un des miracles de plus de la poésie qui vous fait triompher et revenir de la mort, après avoir erré longtemps sur l’Achéron.
Francis Julien Pont
Francis Julien Pont, Le chant de Gaïa et Marin, Éditeur La Bruyère, 2022.