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Tolstoï par Suarès

En novembre 1910, Tolstoï mourrait. En février 1911, Suarès donnait aux Cahiers de la quinzaine littéraire de Charles Péguy, un « Tolstoï vivant », repris en volume en 1938 par Bernard Grasset, dans un Trois grand vivants – Cervantès, Baudelaire, Tolstoï. En 2020, ce sont les éditions Tinbad, qui reprennent ce chef d’œuvre, décidant de le rééditer pour les jeunes générations, agrémenté d’une postface de Guillaume Basquin. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir

tinbad_tolstoi2.jpgOn disait de Suarès qu’il était prophète ; on dit de Tolstoï qu’il est un saint. Il semble donc qu’ils étaient faits pour se rencontrer. À la mort de Tolstoï, Suarès publiait dans les Cahiers de Charles Péguy, un Tolstoï vivant, dont les autres ne dirent pas un mot, mais pillèrent le titre, si génial, il faut bien le souligner. C’est un peu toujours comme ça ! Les confrères vous volent tout, mais ne vous rendent rien.

 

« Il y eu Dada vivant, et Jojo vivant ; Apollinaire vivant, et Basile vivant [...] Tata vivant, et Toutou vivant [...] Tous ces nobles pirates, qui m’ont dix fois pillé, sans jamais écrite mon nom, m’ont dérobé ce titre. Pas un ne l’a dit. Pas un même n’a eu la pudeur de m’offrir un livre, qui est à moi, du moins par l’enseigne qu’il m’a volé », écrit-il, désabusé dans la préface « Un mot », de Mai 1937.

 

Ce petit chef d’œuvre de littérature, ce « tombeau pour Léon » mais nullement un mausolée, est un grand moment littéraire, comme on n’en trouve plus beaucoup, de nos jours, alors que la littérature dite de « gauche » sévit depuis presque un siècle maintenant, dans nos écoles, nos librairies, dans les journaux et les émissions télévisuelles et prétendument littéraire. Bon sang ! Quel ennui, depuis que les zécrivants se prennent tous pour des héros de l’humanisme gauchiste, miséricordieux sans dieux, enfants du nihilisme et de l’absurde, hommes révoltés mais sans cause, unique personnage et narcisse de leurs autofictions inutiles, regardeurs sans âme d’un monde idéal qui s’écroule devant leurs yeux brûlés, et dont les livres ne sont plus qu’un grand bûcher des vanités.

 

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Léon Tolstoï photographié par Pavel Birykov en 1848

 

Si ce Tolstoï vivant est un délice, c’est précisément que le génie de Suarès ne s’est jamais abîmé dans ces vieilles lunes gauchisants, miroirs aux alouettes du temps qui passe. Revenant sur l’œuvre de Tolstoï, il revient d’abord sur le Tolstoï chrétien. Dans son article de 1925, « Tolstoï parle », que l’on peut retrouver dans Miroirs du temps, paru chez Bartillat en 2019, on peut lire : « Tolstoï n’est pas un saint. C’est pourquoi il ne sera pas brûlé. Ne l’est pas qui veut : même dans cette Russie écartelée à mille prisons et pendue à cent gibets. Tolstoï est un grand seigneur. Quoi qu’il fasse, il ne pourra jamais passer par le trou de l’aiguille. » Or, vous connaissez le proverbe, « À tout seigneur, tout honneur ! » Poète par les écrits, mais prophète par vocation, André Suarès s’appropria cet immense écrivain russe, et l’imagina en « prophète ».

 

En cet immense génie, André Suarès n'aura d’ailleurs de cesse, de texte en texte, d'y voir ce qu’il aura toujours chercher à réaliser dans sa propre œuvre, et qui ne sera autre que cette conversion intérieure.

 

« La religion est un ordre, où la foi persuade l’homme qu’il vit réellement, et qu’il peut vivre. Si la religion n’est qu’un mirage, elle l’est au désert de la mort. Comme il est contre les religions, Tolstoï est contre la vie. Il fait ce qu’il peut pour ne pas l’être ; mais il l’est. »

 

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Ouvrage dans lequel est paru Tolstoï vivant, en 1938

 

Le voyageur infatigable, qui parcourt le Condottière, au point que le voyageur et le Condottière ne fassent plus qu'un, n’a eu de cesse durant toute sa vie, de vivre du feu brûlant de l’écriture et de la foi, comme si les deux réunies, pouvaient lui permettre de parvenir à son grand dessein : sa conversion intérieure. C’est certainement ainsi, qu’il voit ce « chrétien de la pure église quand il n’y avait pas d’église », « grand homme en enfer » à la fois pour et contre lui, ce chrétien joyeux.

 

Suarès analyse sans jamais recourir aux moindres lieu commun, l’ensemble de l’œuvre de Tolstoï, balayant tous les champs, métaphysique, théologique, esthétique, politique. Cette œuvre est le miroir de la révolution, miroir de la Russie ; cet anarchiste chrétien prônait le travail manuel, la vie au contact de la nature, le rejet du matérialisme, l'abnégation personnelle et le détachement des engagements familiaux et sociaux. Cet homme qui recherchait la vérité, et qui ne croyait ni au Diable ni aux démons. Cette homme qui écrivit un jour : « L'homme a la conscience d'être Dieu, et il a raison, puisque Dieu est en lui. Il a conscience d'être un cochon et il a également raison parce que le cochon est en lui. Mais il se trompe cruellement quand il prend le cochon pour un Dieu », aurait pu être Suarès tant on croirait que cette phrase est de lui.

 

C’est ainsi qu’en lisant ce Tolstoï vivant, on y redécouvre Tolstoï, mais y découvre aussi bien Suarès.

 

C’est le Suarès pour les prochaines générations.

 

Gloire aux éditions Tindad, de l’avoir réédité en 2020 !

 

Ce livre manquait à nos bibliothèques.

 

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André Suarès (vers la fin de sa vie)

 

André Suarès, Tolstoï vivant, Tinbad, coll. Essais, Paris, 2020, 182 p.

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