L'amie prodigieuse d'Elena Ferrante, l’amitié et ses péripéties
L’écrivain italien qui se cache sous le pseudonyme d’Elena Ferrante n’est jamais sorti de l’anonymat. On pense que c’est une femme née en Italie à Naples, qu’elle a aujourd’hui environ 70 ans, et qu’elle se dissimule derrière ce nom par confort et tranquillité. Elle est à l’origine d’une saga culte et d’un phénomène d’édition. L’Amie prodigieuse, paru en 2011 en Italie, et en 2014 chez Gallimard, a été traduit dans de nombreuses langues et est un succès mondial.
L’Amie prodigieuse, sous-titré « Enfance, adolescence », est devenu, au fil des années une tétralogie, qui a été lue avec ferveur dans de nombreux pays.
Image extraite de la série télévisée de Severino Costanzo
Le premier tome, adapté récemment en série télévisée par Severino Costanzo, raconte les péripéties d’une longue amitié féminine. C’est celle de Lila Cerullo et d’Elena Greco. Cela débute dans les années 50 et se poursuit jusqu'aujourd’hui, et raconte leur enfance et leur adolescence. L’histoire se déroule à Naples. On est plongé dans un de ses quartiers pauvres. C’est l’Italie ancienne, celle des petits commerçants et artisans, cordonnier, charcutier, charpentier, vendeur de fruit, etc. C’est une Naples modeste, des petits métiers, des gens humbles. L’histoire débute d’ailleurs avec un appel énigmatique en pleine nuit. Celui d’un jeune homme paniqué, répondant au nom de Rino. Elena est alors sexagénaire, et, depuis deux semaines, Lina, la mère de Rino, a disparu sans laisser d’adresse. Où est-elle ? Que fait-elle ? On dirait qu’elle n’est pas partie, mais plutôt qu’elle a cherché à s’effacer, un peu comme l’auteur de ce roman, qui se dissimule derrière des masques : « Ce matin, Rino m’a téléphoné, j’ai cru qu’il voulait encore de l’argent et me suis préparé à lui refuser ».
Image extraite de la série télévisée de Severino Costanzo
Puis, très vite, Elena va secouer le jeune Rino au bout du fil : « S’il te plaît, comporte-toi comme elle le voudrait, pour fois : ne la cherche pas, [...] apprends à vivre tout seul, et ne me cherche pas non plus. ». Une fois qu’elle a posé les repères de cette histoire, voilà que la narratrice s’attable devant son ordinateur et se met à écrire.
«Voyons qui l’emporte cette fois, me suis-je dit. J’ai allumé mon ordinateur et ai commencé à écrire notre histoire dans ses moindres détails, tout ce qui me restait en mémoire. »
Commence alors le récit de l’enfance et de l’adolescence des deux amies, qu’Elena retrace dans le premier tome. Comme ça l’était dans les petites villes de l’époque, tout le monde se connait, tout le monde se parle, et beaucoup médisent. C’est donc dans ce quartier où dominent les rapports de force et de violence, que les deux filles, Élena et Lila, vont nouer ensemble des liens forts, dans ce monde où règnent la misère et la peur, notamment pour les filles, dont les destins sont déjà scellés, puisque dans ce monde, les femmes sont programmées pour se marier jeunes, être mères et bonnes épouses, et n’ont le droit ni d’être trop ambitieuses ni trop intelligentes.
« J'éprouvai une double humiliation : j'eus honte de ne pas avoir réussi à être aussi forte qu'en primaire, et j'eus honte de la différence qu'il y avait entre la silhouette harmonieuse et bien habillée de l'enseignante, et son italien qui ressemblait un peu à celui de l'Illiade, et la silhouette toute tordue de ma mère, avec ses vieilles chaussures, ses cheveux ternes et son italien bourré de fautes dues au dialecte. »
Les deux amies s’unissent d’abord parce que l’union fait la force. Mais très vite, la relation évolue, et une admiration affichée scelle cette amitié, chacune nourrissant un besoin viscéral de l’autre et en même temps nourrit une terrible rivalité.
« Je recommençai à me sentir humiliée par les talents d'écriture de Lila, par ce qu'elle savait inventer et pas moi, et mes yeux se voilèrent. Bien sûr j'étais heureuse qu'elle soit si douée, même sans l'école et sans les livres de la bibliothèque, mais se bonheur me rendait malheureuse et coupable de l'être. »
C’est dans ce quartier misérable, où s’expriment les besoins de domination et d’humiliation que les deux filles vont trouver dans leur relation une émulation collective et s’entraîner à continuer de se cultiver et de passer dans le secondaire, pour échapper au déterminisme social.
Écrit dans une langue remarquable, Elena Ferrante a du style. La précision de ce style classique, sa sobriété et sa grande une élégance font de ce roman sur la liberté, qui se conquiert par l’école et l’amitié, cette conquête sociale rendue possible par la poésie, l’apprentissage scolaire et l’intelligence, un vrai roman autour poignant et fort, que l’on ne lâche plus jusqu’à la fin.
Image extraite de la série télévisée de Severino Costanzo
Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, Gallimard, « Folio », 448 pages, janvier 2016.