Jorge Luis Borges, une poétique de la complexité
Les deux chefs-d’œuvre de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, qui nous a quitté le 14 juin 1986 à Genève, et qui a marqué des générations d’écrivains et de lecteurs, Fictions et Le livre de sable, bénéficient d’une nouvelle édition. L’occasion idéale pour redécouvrir le maître de Buenos Aires. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum ; elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Paru en 1944 en Argentine, et traduit en langue française en 1951, Fictions est un recueil composé de deux sections, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » (huit textes) et « Artifices » (neuf textes) et, de son côté, Le Livre de sable, paru en 1975, est composé de treize textes.
L’œuvre de Borges regorge de mystères, d’errances, de glissements ; elle se nourrit d’un réel surévalué, profond, sinueux, labyrinthique dans lequel on se perd pour mieux peut-être, se trouver, qui sait ! Mais ce dont on est sûr, c’est que la collision entre l’imaginaire et la réalité, mêlée de références culturelles et historiques, nous offre un monde nouveau qui se déploie au milieu de l’ancien, non sans faire montre d’un souci constant de nous décrire notre réalité ordinaire dans ses formes et ses plis les plus nuancés. L’œuvre de Borges se déploie comme la bibliothèque de Babel, tel un accordéon, un éventail dans sa complexité humaine et protéïforme.
« La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. »
Jorge Luis Borges
Fictions comme Le livre de sable sont deux livres faits de récits brefs aux genres variés. Policier, fantastique, symbolique, ils mêlent les références diverses, les allers-retours entre le réel et l’irréel, la forme brève, la réactualisation des thèmes universels, l’utilisation des métaphores, les constructions narratives complexes, le brouillage des genres entre le policier et le fantastique. Borges est l’inventeur d’un style littéraire nouveau, le créateur du roman policier métaphysique, d’histoires à clés, de romans à énigmes touchant à l’ontologie, la philosophie, l’ésotérique. Il ne peut être classé dans aucun genre déjà établi. Exprimant la complexité du monde, le mystère de l’existence et la condition humaine, la forme brève de ses récits sont un outil favorable à l’art de Borges, qui décrit la condition de chacun dans un monde absurde et incertain. Son œuvre est si particulière, si inattendue, que l’on se demande à chaque page et chaque ligne pour qui Borges écrit. Quelle chance, il nous répond à cette bien curieuse question comme cela : « Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure ni pour une entité platonique adulée qu’on surnomme la masse… J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. »
Jorge Luis Borges (Buenos Aires 1899 – Ginevra 1986)
et sa femme María Kodama
Comment résumer ces deux œuvres mémorables, intemporelles ? Qui n’a jamais entendu parler du récit intitulé « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », cet écrivain imaginaire du nom de Pierre Ménard, qui a l’ambition de réécrire le Don Quichotte de Cervantès, non en le recopiant, mais en le reproduisant. Qui n’a jamais lu « La Bibliothèque de Babel », cette bibliothèque « totale » présentée ainsi :
« [Un] penseur observa que tous les livres, quelque divers qu’ils soient, comportent des éléments égaux : l’espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l’alphabet. Il fit également état d’un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l’évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres. »
Sans compter « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » racontant un livre labyrinthique et infini où les repères temporels ne cessent de se multiplier, dans lesquels on voit une image réfléchie de l’univers, ou « Funes et la mémoire » qui est l’histoire d’Irénée Funes, personnage observant la complexité « multiforme » de l’univers. Les identités des personnages, leurs rapports avec le monde, les choses du monde, l’univers, tout semble bouleverser notre réel si limpide et ordinaire, provoquant le doute, l’angoisse, l’absurde, réduisant notre monde à un décor de théâtre qui ne fait plus sens, installant en nous le sentiment d’étrange étrangeté, brouillant les mondes du rêve et de la réalité, transformant les récits oniriques en récits réalistes et inversement.
Quand on lit Borges, on a souvent le sentiment de retrouver les univers décalés du peintre de Chirico. Dans la nouvelle Le Livre de sable, on est devant un récit qui contient un nombre infini de pages, sans début ni fin, obsèdant celui qui le possède jusqu’à le consumer. N’est-ce pas là la métaphore habile du lecteur de Borges, lisant ses propres récits, ne sachant comment les aborder, les interpréter, les lâcher, lecteur déstabilisé, plongé dans un univers incongru et onirique, lui rappelant peut-être, à terme, que son propre monde, qu’il croit réel, n’est que la caverne de Platon, et ses parois sur lesquelles il voit passer des ombres, alors qu’il les prend pour la plus criante vérité.
Giorgio de Chirico, La Gare Montparnasse, (La Mélancolie du départ)
Jorge Luis Borges, Fictions, traduit de l’Espagnol (Argentine) par Roger Caillois, Nestor Ibarra et Paul Verdevoye, nouvelle édition révisée par Jean-Pierre Bernès, Gallimard, « Folio », novembre 2018, 208 pages.
À voir aussi :
Entretien avec Borges (1965) - Partie 1
Commentaires
Borges es mi amigo de por la vida. Como la de Séneca, de Spinoza, su voz nunca me ha dejado de hablar. Lo llevo en mi alma. Eso de poderla oìr de verdad es una dàdiva que no tienen precio. Merci en piles.