Entretien avec Christiane Rancé « L’Italie bouleverse l’âme et dessille les paupières »
J'ai beaucoup parlé des livres de Christiane Rancé dans ces pages. Son nouveau livre, un récit de voyage, parle de l'Italie, le pays de mes ancêtres. J'ai eu la tentation de l'interroger sur ce très beau texte, qui raconte un périple du Nord au Sud de l'Italie, qui est avant tout une pérégrination intérieure. Cet entretien paraîtra dans le numéro 42 de Livr'arbitres de juin 2023. Le voici déjà en accès libre dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Chère Christiane Rancé, votre œuvre est pluriel, à la fois attaché à nous transmettre l’héritage des saints, mais aussi, exprimer les richesses du voyage, notamment ce voyage intérieur que l’on pourrait nommer le voyage spirituel. Vous venez de faire paraître Bella Italia. Un voyage amoureux (Tallandier, 2023). Ce livre est avant tout une déclaration d’amour à l’Italie. Vous avez pris la route, celle de l’Italie, comme Kerouac avait pris la route des États-Unis. Et vous revenez avec un livre qui n’est pas seulement un livre d’impressions fugitives, mais aussi, un livre imprégné de spiritualité. On a l’impression que l’Italie a fait remonter en vous de nombreux souvenirs, à la fois comme si vous découvriez l’Italie, et à l’Italie, vous vous découvriez.
Christiane Rancé : Dans mon travail d’écrivain, je me suis toujours attachée à évoquer ce qui me semblait être le point le plus caractéristique de mon époque – la disparition, pour ne pas dire l’éradication du pacte originel de l’homme avec le verbe évangélique, et partant la fin de ce à quoi cette alliance l’avait engagé – instaurer dans ce monde la paix par le pardon, la Beauté comme hymne de charité adressée à la création. Honorer le contrat passé entre Dieu et Noé – non plus dominer la nature et les animaux, mais les protéger. Cette vocation, si on y répond, inaugure toujours un voyage intérieur au cours duquel chacun cherche le sens à donner à sa vie, et à son passage sur cette terre. Pourquoi suis-je sortie du néant ? Et pourquoi maintenant, en ces temps si particuliers ? Les saints, et certains artistes ont répondu par leurs vies-mêmes. C’est ce que j’ai voulu raconter dans mes biographies de Thérèse d’Avila, de Simone Weil ou de Léon Tolstoï. Il restait pour moi la question du voyage intérieur, tel que ces trois grands vivants l’ont proposé et comment répondre à l’inquiétude spirituelle profonde qui nous habitude tous, et toujours. Comment et où trouver son « vrai lieu » sur cette terre, en miroir du paradis dont nous avons la nostalgie et que nous projetons dans nos visions et nos attentes de l’Au-delà. En tout cas, cette inquiétude veille en moi. C’est ce que j’ai raconté dans mon dernier livre, Le Grand large.
Et puis est venu ce livre, Bella Italia. Après le confinement, j’ai été prise de l’irrépressible besoin de prendre ma voiture et de partir pour l’Italie, – et uniquement pour l’Italie – au petit bonheur des routes, des haltes, de mes envies et soudain, rien ne m’a paru plus important que ce voyage, ni plus prioritaire. Je n’ai pas tout de suite analysé cette impulsion. Je me suis interrogée sur elle lorsque mon cœur a bondi de joie aux premières pancartes qui m’indiquaient Gênes – Genova en Italien – sur l’autoroute, à la vue des premiers pins parasols, à l’écoute des premiers mots d’Italien. J’avais la sensation à la fois de retrouver une amie de toujours, mais aussi celle d’être consolée, comme si je me réconciliais avec le bonheur. Rien de triste ni de nostalgique, bien au contraire – une excitation d’enfant, un peu la même que celle éprouvée à la veille des grandes vacances. C’était un curieux sentiment – ce mélange de liberté que donne la route, l’absence de programme et donc l’idée de n’être attendue nulle part, mêlée à l’impression de l’être partout, à chaque arrivée dans une ville, un village, à chaque heure passée dans les musées ou devant la mer. En Italie, tout est source d’émotions, qui sont toujours les voies des voyages intérieurs, puisqu’il n’y a pas d’amour sans émotion, ni d’art sans émotion. La relation de ce voyage est aussi celle de cette prise de conscience, de cette gradation dans la joie au fur et à mesure qu’il m’était donné non seulement de vivre le plaisir à être là, à respirer, à voir, ce qu’il s’appelle voir, à entendre, mais de comprendre la source de ces plaisirs.
M. A. : L’Italie vous ressemble, dites-vous. Lorsque vous êtes en Italie, il vous semble toujours y être à votre place, jamais étrangère, donc « en amour », écrivez-vous. Est-ce que l’on doit en déduire, que l’Italie est pour vous ce centre du monde qui serait « une terre bienheureuse où le chant s’accorde à la transparence » ? Comme dans tous vos livres, les poètes, les peintres, les musiciens se succèdent dans un grand théâtre qui ressemble à ce bonheur de vivre dont vous cherchiez à retrouver le goût à la sortie de la crise du Coronavirus. En vous lisant, j’ai eu l’impression que votre récit de voyage est finalement celui de l’enracinement, dans l’amour et la joie. Est-ce que je me trompe ?
C. R : Je ne sais pas si je ressemble à l’Italie ! Mais si je devais ressembler à un pays, comme le chante Baudelaire, j’aimerais de tout mon cœur que ce soit à lui, pour sa délicatesse, sa beauté et cette délicieuse et intraduisible sprezzatura - un mélange d’élégance et de nonchalance. Ou plutôt, de détachement. J’ai l’impression d’un pays dénué… comment dire… dénué de méchanceté. Pepone est resté l’ami de don Camillo, et le ciel bleu de la météo reste en harmonie avec les cieux de la santa Madona et on aimerait tant qu’il en soit de même en France ! Quoi qu’il en soit, vous avez raison sur la nature de ce que fut ce long voyage, cette balade buissonnière ponctuée de rencontres et enrichie par les souvenirs de mes séjours précédents. Inconsciemment, je cherchais à retrouver mes racines, que la technique et ce siècle s’emploient à arracher pour faire de nous des individus hors sol, sans attache aucune. Or s’il y a un pays où les gens semblent heureux d’en être, d’y vivre, de s’y retrouver, c’est bien l’Italie. Dans les petits villages de Ligurie ou des Marches, j’ai retrouvé dans la population la même familiarité avec les lieux, avec l’église, avec la famille et avec l’histoire. Les fêtes annuelles qui relatent la vie d’un saint, un évènement historique avec reconstitution, n'ont rien à voir avec du folklore. Tout le village, toute la ville y participent et maintiennent la tradition vivante. Une Italienne chez qui j’ai passé quelques jours, dans le nord de la Toscane m’a fait remarquer qu’en France, on met en avant la nouveauté : « Boucherie Nouveau propriétaire », « Nouvelles Galeries ». En Italie, on s’enorgueillit du passé : « Antica locanda, Antica trattoria. » Cette proximité avec la beauté, avec les chefs d’œuvres, - pas une église qui ne possède un trésor, un municipio qui ne soit une splendeur architecturale - nous remet dans un plain-pied avec ce que promettaient le christianisme et l’humanisme – une douceur doublée d’une attention à l’autre et à la joie du partage : sinon, pourquoi ce soin porté à la beauté de l’espace public, cet art de l’agora conçu comme lieu idéal de parole et de rencontre ? L’Italie ne s’est jamais reniée. On s’en aperçoit dans ses multiples capitales où toutes les strates de leur histoire cohabitent, s’épousent, se chevauchent et ensemble, créent cette harmonie incomparable. Rome résume ce charme paradoxal : cette ville est à la fois universelle et familière. Enfin, en Italie, tout se concilie : le sacré et le profane, le populaire et l’aristocratique, les sens dans leur exaltation la plus voluptueuse et l’Esprit dans ce qu’il produit de plus haut : mystique, poésie et musique. Et cela, sans jamais s’opposer ni se contredire.
M. A. : Au moment où vous arrivez à Milan, vous vous dites que « l’Italie offre le seul voyage qui vaille, celui qui bouleverse l’âme et dessille les paupières ». Est-ce que vous voulez dire que l’Italie représente la stabilité ? Vous dites en être revenue « augmentée », donc stable, verticale. L’Italie sous votre plume semble ressembler à la terre idéale pour les êtres contemplatifs que vous semblez être. Cet itinéraire amoureux est donc le prétexte pour ce « voyage en soi » dans cette Italie céleste que vous nous proposez à voir.
C. R : L’Italie bouleverse l’âme et dessille les paupières parce que ses hautes figures, saints, artistes ou héros, y sont toujours extrêmement présents, même par-delà les siècles. Lorsqu’on se promène à Assise, et dans toute cette merveilleuse Ombrie, saint François est là. Cette terre semble avoir été créée pour le recevoir et elle continue à nous parler de lui. C’est la même chose pour Catherine, non pas à Sienne, mais à Pienza, cette cité idéale et sublime qu’un pape a édifiée pour répondre aux visions de la sainte. Allez dans les Alpes Apuanes, derrière Carrare et c’est tout le génie de Michel Ange qui vous apparaît mais aussi son ambition d’artiste qui fait de lui, sans doute, le premier des artistes modernes. Et encore : la musicalité de Venise dans l’ondoiement perpétuel de l’eau et de la lumière rappelle à la Sérénissime Vivaldi et Monteverdi ; Dante est en Lunigiane dans ses villes fortifiées et à Florence dans ses rues médiévales. Léonard est à Vinci, son village natal, dont les paysages évoquent l’énigme des sourires dont il a doté ses madones, Jean-Baptiste et La Joconde. Alors, évidemment, vous regardez, vous écoutez et vous êtes nourri. Vous êtes amené à explorer votre mémoire, - quelle œuvre, quel texte, quel poème vous récite ce que vous voyez ? Vous êtes invité à la découverte d’autres artistes, d’autres textes, d’autres histoires. Vous êtes augmenté par toute cette beauté et cet enseignement permanent, distillé à chaque seconde, de vous abandonner à la beauté du jour. Ce carpe diem qui passe par la contemplation et par la louange, autant dire la prière. L’Italie vous chuchote, dans le frémissement du vent, la torpeur de midi, la chanson des vagues que c’est votre tour de vivre et que ce tour, il convient de ne pas le laisser passer. De ne pas se perdre en vaines querelles, en convoitises stériles qui enferment l’âme, de ne pas sombrer dans les détestations qu’on nous impose. De ne pas épuiser son souffle dans des courses à la fortune parce que qu’il y a de plus désirable, de plus riche, nous l’avons sous les yeux. C’est ce que raconte ce livre : le vif d’un voyage, nourri de ce sentiment d’appartenance. Tous les dessins que vous aimiez esquisser sur l’avenir, reprennent ici ce coup de crayon léger, léger mais précis, des jours heureux.
M. A. : Votre texte démarre à Toulouse, et vous partez vers l’Italie, passant par Gênes, puis les Cinque Terre, Turin, les grands lacs, Vérone, Venise, Rome, jusqu’à la Sicile. Est-ce que votre ouvrage au fond n’est pas un cheminement spirituel qui désire recréer un lien amoureux avec le monde, à travers la joie de parcourir l’Italie.
C. R. : C’est tout à fait cela ! Amoureux dans toutes les acceptions du terme : Joie, charité, sensualité. L’Italie nous relie au monde dans ce qu’il a de plus beau, mais elle a aussi le don de nous rappeler ce qu’est notre vocation d’homme – parfaire la création, transformer le chaos en jardin, ouvrir le cœur de l’autre par l’amour qu’on lui porte et alors lui faire comprendre les délices de la paix et de l’harmonie, et à cela, chacun est appelé selon ses talents. Si nous sommes si sensibles à cette nostalgie de l’Eden que chaque âme garde, et désire, c’est aussi parce qu’en Italie, tout ou presque est resté à l’échelle humaine et dans des proportions idéales. Il n’est qu’à voir le sentiment d’effroi général quand les gens, à Venise, voient passer entre la place Saint-Marc et la Giudecca ces monstrueux paquebots. Ce que nous sommes en train de perdre, et dans certains pays ce qu’il s’est déjà perdu, nous saute alors aux yeux. Il y a enfin cette promesse de bonheur qu’on y ressent. Je ne sais pas s’il reste encore beaucoup de pays où on ose croire qu’on peut être heureux, où l’on rêve d’avenir. Je crois qu’il est là, le mystère du cheminement spirituel que chaque voyageur, dans ce pays, opère, qu’il le veuille ou pas. Nous nous retrouvons de nouveau lié à l’éternité parce que tout le pays, mais aussi le peuple italien a gardé cette foi dans la vie qui lie chacun à l’éternité. Et cela, dans un consentement tacite et quasiment indicible. C’est ce que dit très bien l’écrivain Henry James, dans le dernier texte de son livre Impressions d’Italie, et que j’ai repris en guise d’épilogue à mon Bella Italia. « Nous ne restâmes pas longtemps, et n’allâmes rien « voir » ; cependant, nous sentions une intensité, nous nous étendions à notre aise au sein du passé, nous faisions l’expérience de l’intimité, bref, une intimité tellement plus vaste que l’accidentel et l’ostentatoire ; et la difficulté de l’expression juste et reconnaissante de cela est la vieille taxe familière imposée au luxe d’adorer l’Italie. »
En couverture : Giancarlo Gorini, Venise - Giancarlo Gorini, Italie 2004 - Huile sur toile.