Ezra Pound, littérature révolutionnaire ou chant du cygne ?

La revue Livr'arbitres m'a commandé un article sur Ezra Pound. Il a paru dans la livraison numéro 40, du mois de décembre 2022. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
À propos du poète américain Ezra Pound (1885-1972), il y a un doute que l’on ne pourra jamais nous ôter, c’est qu’il fut fasciste et antisémite. Faut-il alors, sur cette simple base, vouer son œuvre aux gémonies, et la brûler, afin d’oublier, non sa poésie, mais l’homme, dont les choix idéologiques d’alors, le rendent assez monstrueux aujourd’hui ? Que doit-on choisir, l’œuvre ou l’homme ? A-t-on encore le droit d’apprécier quelques vers écrits par un poète, arrêté en 1945 en Italie, transféré aux États-Unis où l’on devait le juger pour haute trahison, avant qu’il ne soit déclaré irresponsable pénalement et enfermé dans l’asile d’aliénés St Elizabeths Hospital ? Est-il possible d’écrire ces quelques lignes, qui ne chercheront pas à condamner d’emblée l’œuvre, et à travers celle-ci, l’homme, parce que ses choix idéologiques, qui ont certainement influencé son œuvre, ont suscité bien des conjectures ?
Où est la vérité ? Faut-il maudire l’histoire ? Doit-on tout réduire au plus petit dénominateur commun ? Certes, la police de la pensée nous y oblige, et pourtant, ne doit-on pas vouloir rechercher en l’homme, et surtout en l’artiste, ce qu’il y a à démêler dans ce qu’il y a de plus lumineux et de plus ombrageux à la fois ? On a beaucoup glosé sur Les Cantos XLV, ce poème rédigé durant toute sa vie par Ezra Pound, et qu’il commença en 1915, parce qu’on l’accuse de véhiculer l’idéologie funeste du poète. Il nous faudra certainement aller chercher dans cette vie, aussi chaotique qu’emportée, dans ses méandres et ses grâces, non pas le pourquoi de cette terrifiante idéologie, mais ses visions et ses inspirations, parce qu’elles peuvent peut-être aider l’homme à mieux accepter l’existence, lui donner le goût de l’esprit, l’amour de la beauté.
Ce n’est donc pas le pardon que l’on attend pour Ezra Pound, de pardon il n’y en aura pas, mais une oreille, qui sait distinguer ce qui fut méprisable dans la pensée de l’homme, et surnaturel sous sa plume. « Comment connaîtrons-nous tous les amis / rencontrés sur les chemins étrangers ? », écrit-il dans un de ses poèmes. « Ô Âge dissolu ! / ô lignées d’avortons, / Qui simulent la passion, le désir qui désire, / Contemplez-moi, je suis ridé, le plus raillé d’entre tous, / Pourtant je me ris de vous par les feux sacrés / Qui me brûlent et me font cendre »[1], écrit-il ailleurs.
Il y a quelque chose d’aveugle et de bouillonnant dans la poésie d’Ezra Pound, on y trouve une verve enflammée et enragée, un ton furieux et convaincu, à la fois hardi et dévot, le poète américain devenant de plus en plus sectaire à mesure qu’il devenait partisan, et dans ce nouveau monde, qui a pris naissance à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, où l’on se disait à juste titre « Plus jamais ça ! », on a commencé la longue et difficile épuration de tous les esprits ennemis. Mort aux laudateurs de la poésie de Pound ! Mort aux traitres ! On préfèrera toujours, désormais, un poète du dimanche à un génie qui pense mal, ou qui ne pense pas. Parce qu’il y a un point aveugle dans la pensée de l’antisémitisme, ou dans celle du fascisme, qu’il faut bien évidemment débusquer. On doit bien sûr guérir les hommes de la haine et de l’envie du sang des autres. On ne s’indignera jamais assez des camps de la mort, et des carnages, de l’extermination des Juifs, et de cette folie furieuse qui emporta certains esprits, les conduisant à vouloir effacer de la surface de la terre d’autres hommes qu’ils avaient décidé de rayer de la carte du monde et de l’histoire.
Ne soyons pas dupes ! Ni dupes de l’histoire, ni dupes de nos émotions. N’est-ce pas Ezra Pound qui écrit dans Les Cantos, « Paradis calme / Au-dessus du carnage » ? Ne doit-on pas aller chercher, derrière les clivages, et les haines, ce qu’il y a eu de révolution poétique dans une œuvre, qui se présente peut-être aujourd’hui, comme une sorte de chant du cygne ?
« Les savants vivent dans la terreur / et l’esprit européen s’enlise / Wyndham Lewis préfère s’aveugler / que cesser de penser. / Nuit sous le vent, au milieu des garofani / les pétales sont presque immobiles / Mozart, Linné, Sulmona, / Quand vos propres amis se haïssent / comment pourrait-il y avoir de la paix dans le monde ? / Leurs rudesses me divertissaient dans ma jeunesse. / Une cosse emportée par le vent, / mais la lumière chante éternelle / feu pâle sur les marais où l’herbe salée murmure à la marée. / Le temps, l’espace, / ni la vie ni la mort ne sont la réponse. / Un homme qui cherche le bien / et fait le mal. In meiner Heimat / où les morts déambulaient / et les vivants étaient de carton-pâte. »[2]
Est-ce qu’une époque comme la nôtre, d’idéologie et de terreur inversées, guère sensible désormais à la beauté poétique, à la prose du monde, car peut-être trop littérale dans sa grille de lecture, peut encore entendre cette poésie ? Est-ce que nous sommes encore capables de comprendre la polyphonie de ces vers, leur force et leur à-propos ? De ce poète, né dans l’Amérique profonde, puritaine et presbytérienne, de la fin de la deuxième moitié du XIXème siècle, le 30 octobre 1885, qui a très tôt fui les prêches de ce continent pour aller chercher un peu de liberté en Europe, Venise à vingt-trois ans, Paris à trente-cinq, ville-lumière où il évoluera dans un cercle d’artistes, dirigé par Sylvie Beach, et qui commençait à révolutionner le monde de l’art moderne, ami de Morley Callaghan, de F. Scott Fitzgerald, d'Ernest Hemingway, et que l’on aura souvent rattaché à la Génération perdue, par quel chemin sera-t-il arrivé, dans les années 1930 et 1940, à devenir l’apologiste du fascisme, un admirateur de Mussolini, un partisan d'Hitler, publiant pour le fasciste anglais Oswald Mosley, animant durant la Seconde Guerre mondiale, en Italie, des émissions radiophoniques pour le régime mussolinien, développant un antisémitisme et un antiaméricanisme virulents ? Il y a parfois des mystères de l’âme humaine que l’on ne pourra jamais éclairer. Nous, les modernes désirant tout contrôler, nous préférerons toujours, aujourd’hui, détruire une œuvre grandiose, plutôt que de renoncer à comprendre, comment un artiste aussi grand, aussi génial a pu tomber si bas idéologiquement. C’est notre plus grand pêché, et l’expression de notre plus grande vanité. Alors que cela devrait, au contraire, forcer notre humilité... Signe du temps ?
Paru dans le n°40 de Livr'arbitres, Décembre 2022.
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[1] Ezra Pound, Poèmes, Paris, Gallimard, 1985.
[2] Ezra Pound, Les Cantos, dir. Yves di Manno, Paris, Flammarion, 2002.