Socrate et son eudémonisme, sur l'ontologie de Socrate (dialogue entre Socrate et Théodore)
C’est dans une digression entre Socrate et Théodore, au centre du Théétète – 173c à 174a – de Platon, et qui va intéresser cette étude, dont le but à peine voilée est de montrer la supériorité de la dialectique socratique sur la séduction par la parole, opérée avec régularité par les médias et hommes politiques d'une époque, la nôtre, dont notre démocratie décadente n'est pas très loin de celle connue par Platon lorsque ce dernier écrivait ses dialogues [1]. Cette longue étude est parue dans le numéro 10, des Carnets de la philosophie, en janvier 2010. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
THÉODORE
« Pas du tout, Socrate ; dépeins-les, au contraire. Comme tu l’as fort bien [173c] dit, nous ne sommes pas, nous qui appartenons à ce chœur, aux ordres de l’argumentation ; c’est, au contraire, l’argumentation qui est à nos ordres et chacun de nos arguments attend pour être mené à son terme notre bon plaisir. Car nous n’avons ni juges, ni spectateurs, comme en ont les poètes, qui nous président, nous censurent et nous commandent.
SOCRATE
XXIV. — Puisque c’est ton avis, à ce que je vois, je vais parler des coryphées ; car à quoi bon faire mention des philosophes médiocres ? Des premiers, il faut dire d’abord que, dès leur jeunesse, ils ne connaissent pas quel chemin conduit à [173d] l’agora, ni où se trouvent le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique. Ils n’ont ni yeux, ni oreilles pour les lois et les décrets proclamés ou écrits. Quant aux brigues des hétairies qui disputent les charges, aux réunions, aux festins, aux orgies avec accompagnement de joueuses de flûte, ils n’ont même pas en songe l’idée d’y prendre part. Est-il arrivé quelque bonheur ou quelque malheur à l’Etat ; un particulier a-t-il hérité quelque défaut de ses ancêtres, hommes ou femmes, le philosophe n’en a pas plus connaissance que du nombre des gouttes d’eau [173e] de la mer. Il ne sait même pas qu’il ignore tout cela ; car, s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce n’est point par gloriole, c’est que réellement son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela avec dédain comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol, comme dit Pindare, sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface, poursuivant les astres [174a] par-delà le ciel, scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est près de lui.
THÉODORE
Qu’entends-tu par là, Socrate ?
SOCRATE
L’exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux [174b] qui passent leur vie à philosopher. »
PLATON – Théétète, Πλάτωνος Θεαίτητος. (ed. John Burnet, 1903, corrigée avec majuscules)
1ère partie
La question qui porte ce texte est celle de la science (l’épistémé). Qu’est-ce que la science, ou plus précisément qu’est-ce que savoir ? La science trouve-t-elle sa source dans la sensation comme le prétend Théétète[2], ou comme le dit Socrate, dans la supériorité dialectique ? Le contexte historique de l’œuvre est particulièrement important, puisque le dialogue se déroule peu avant la mort de Socrate (142d, 210d). Aux dernières lignes du dialogue, Socrate annonce qu’il doit désormais se présenter au Portique du Roi, pour affronter l’accusation que Mélétos a déposée contre lui. On connaît le procès que Socrate accusera ensuite[3]. C’est également le dernier dialogue avec Socrate, et une manière pour Platon, de prendre congé avec son maître. Néanmoins, la figure de Socrate hante tout le dialogue, et même si ce dernier se déroule en terre platonicienne.
Étudiant la question des philosophes et des sages de ce monde, cette digression, que nous nous proposons d’étudier ici, est l’occasion pour Socrate d’examiner, une nouvelle fois, la supériorité de la dialectique sur les autres discours, notamment la rhétorique, et la position du philosophe dans la cité.
Si le thème général est celui de l’art de philosopher, le problème soulevé par le texte – au-delà de cette question première inscrite en filigrane en lui : quelle est la distinction entre le rhéteur et le philosophe ? – est celle de la figure même de Socrate. C’est-à-dire à la fois le personnage historique, mais également celui rapporté par Platon, et qui est disputé par Aristophane ou encore Xénophon. Qui est Socrate ?
Est-ce un personnage idéalisé, ou un témoignage fidèle du Socrate historique ? Ce problème d’histoire de la philosophie se dessine derrière un questionnement possible du texte de Platon. Quant à l’idée directrice du texte, elle peut être résumée ainsi : le philosophe convertit les hommes à la vertu et améliore la cité et les citoyens, ce qui est le propre même de la mission de Socrate. Aussi, les enjeux sont multiples : nous permettre de comprendre la fonction du discours, mais aussi de concevoir le surgissement d’un philosophe dialecticien, et au-delà, le séisme d’un nouvel eudémonisme.
Si l’univers antique ne saurait être étranger à la philosophie, du fait même qu’il soit les racines d’une pensée aujourd’hui actuelle, l’essentiel du travail sur les philosophes antiques se fait sur des traductions, et il nous faut tenir compte de ce fait pour expliquer et commenter un auteur. En l’occurrence, dans ce texte, un certain nombre de concepts prêtent d’une part à l’interprétation, d’autre part, à un redoublement de lecture.
Dans ce dialogue, qui renoue avec les dialogues dits « socratique », nous trouvons, en son milieu, une digression entre Théodore, le professeur de Théétète et interlocuteur temporaire à la place de ce dernier, et Socrate lui-même. Théodore, qui s’exprime dans ce premier mouvement, aborde le sujet du discours (logoi). Qu’est-ce qui est dès lors en question ?
Plus haut, le dialogue a porté sur la définition de la science avec Théétète, et l’art de la maïeutique de Socrate (148e à 165a), mais nous y reviendrons plus loin. La question porte donc sur le discours (logoi) même. Nous savons que Socrate a la réputation d’être un philosophe qui intervient avec les armes les plus aiguisées, pour faire taire les discutailleurs les plus célèbres. Il s’est donné une mission : intervenir pour sauver les institutions fondamentales qui méritent d’être sauvées. C’est-à-dire sauver la justice contre la valorisation ambiante de l’injustice[4], sauver la loi contre la désobéissance[5], et plus fondamentalement, sauver le discours contre les discours trompeurs et antilogiques.
Nous retrouvons là, le combat qu’ont mené Socrate puis Platon contre les sophistes, purs virtuoses du discours, fins connaisseurs des techniques de captation des âmes. Et parce que ces discours s’annulent dans l’antilogie des doubles dits, l’anti-thèse venant annuler la thèse, il s’agit pour Socrate de sauver le discours du naufrage du sens et des valeurs, c’est-à-dire de substituer aux logoi qui se contredisent, les logoi qui viennent se porter secours entre eux, afin de s’opposer aux sophistes et d’ainsi rendre possible un discours, un logos, un message, et sauver un autre logos, − ce qui lui coûtera évidemment le prix de sa propre vie, à son procès qui se tiendra bientôt. Voilà donc le rôle du philosophe. Aussi, allons-nous trouver ici deux portraits de celui qui s’adonne à la philosophie. Le portrait que nous apporte Théodore, et la caricature du philosophe que nous en donne Socrate. Et si Théodore atteste, derrière Socrate, qu’ils ne sont pas, Théodore et Socrate, « attachés aux discours comme des serviteurs[6] », il n’est pas du tout certain que Théodore ait la même conception de la philosophie que le maître de Platon.
Essayons de vérifier. Certes, le discours qu’il critique ici, est bien sûr, essentiellement rhétorique ou éristique, c’est-à-dire un discours qui cherche simplement à persuader. Théodore introduit, par cette réflexion, une pause dans le dialogue qu’il menait avec Socrate. Mais par cette tirade, s’aligne-t-il pour autant sur le modèle socratique ? A Athènes, Socrate est connu pour paraître là où s’assemblent les hommes pour leurs affaires ordinaires, que ce soit au marché, sur l’agora, dans l’appartement d’une courtisane, afin d’y porter sa parole. Il est la conscience des Athéniens[7]. Sa méthode est celle de la réfutation (elenchos).
Mais de quoi s’agit-il exactement ? D’une procédure argumentative se déroulant dans le cadre d’un entretien dialectique entre un questionneur et un répondant. En questionnant le répondeur, c’est-à-dire en lui soumettant, sous forme de questions, diverses propositions, Socrate peut ainsi réfuter le répondant, et parvenir à ses fins, c’est-à-dire lui démontrer qu’il tient des propos contradictoires sur un même sujet. Et si Socrate réfute son répondant, ça n’est bien sûr pas pour le plaisir de réfuter. C’est dans l’espoir de rendre son adversaire meilleur. Pourquoi meilleur ?
Parce que pour Socrate, la vertu consiste en une connaissance. Nous pouvons dès lors comprendre avec plus de perspicacité le terme de discours, rapporté ici par Théodore, et qui tient de la conception que Socrate s’en fait. Qu’est-ce à dire ? Ce dernier se dit ignorant (nous verrons plus loin si cette ignorance n’est pas feinte). En questionnant ainsi les autres, puisqu’il ne sait rien, il les pousse à révéler, malgré eux, leurs non-savoirs. Or pour Socrate, l’homme ne pourra être vertueux, et donc heureux, aussi longtemps que son âme n’aura pas été purifiée de ces non-savoirs. C’est précisément le rôle de l’elenchos. Le discours, n’a pas la même fonction pour Socrate, et les rhéteurs, dont il fera le procès un peu plus bas. Nous venons d’aborder la dialectique (dialectikê) socratique (que nous reverrons plus tard), c’est-à-dire le jeu des questions et des réponses qui constituent un entretien oral, et qui définit son technicien comme un « dialecticien ». C’est donc à la fois à travers le discours, la rationalité discursive (le logos), et par le moyen du discours (dia-logou), que la pensée peut atteindre la connaissance de ce que sont les choses. En ce sens, la dialectique est le savoir, la connaissance vraie.
Paru dans la revue Spécial Philo, n°1, avr-mai. 2013
Cependant, Théodore ne fait-il pas plutôt référence à l’art de la séduction que le discours peut avoir sur les foules. La traduction de Michel Narcy est plus claire : « Nous ne sommes pas aux ordres du discours ». Théodore sous-entend-t-il que les discours des rhéteurs dans les tribunaux, des orateurs sur les scènes de théâtres sont subordonnés à un savoir technique ? Certainement. Est-ce pour autant un savoir ? Apparemment, non, car ce savoir-faire-là enchaîne les hommes qui le tiennent. En ce sens, Théodore n’est pas très loin de Socrate, qui associe la science à la vertu. C’est d’ailleurs l’un des fameux « paradoxes socratiques ». C’est-à-dire qui va à l’encontre (para) de l’opinion (doxa) commune.
Pour Socrate, la connaissance du bien et du mal surplombe la connaissance technique. Aussi, la connaissance qui assure le bonheur individuel et collectif n’est pas le savoir technique, qui peut tout au plus garantir la prospérité matérielle (comme c’est le cas des sophistes), mais le savoir moral. Il n’y a pas de « censure » possible de leurs discours selon Théodore. Enfin, ne dit-il pas là que le public ne saurait « censurer » leurs discours au grès de leur dénégation du vrai, et de leurs caprices ? Mais interrogeons-nous d’abord : qui est Théodore ? C’est le professeur de Théétète. Il est un savant. C’est donc le portrait d’un « philosophe-savant » que Théodore a en tête lorsqu’il parle du philosophe. C’est un géomètre. Il se distingue cependant des géomètres de la République en ce qu’il dessine au lieu de parler, ou du moins que ses paroles ne sont qu’un commentaire à ses dessins. Il est vrai qu’avant Socrate, la pensée grecque était plutôt intuitive, inspirée, prophétique et poétique, voire hiératique avec des personnages auréolés d’une dimension quasi-divine comme Thalès, Pythagore, Héraclite, Parménide, ou encore Empédocle, et que Socrate en a fait une pensée logicienne et discursive, profondément critique, et ramenée à une dimension humaine. Pour autant, Platon, en rapportant les discours socratiques, n’en a pas rompu définitivement avec le mythe ni la terminologie des mystères.
Cela dit, Socrate sort des circuits traditionnels, absolument confidentiels, pour apparaître sur l’agora, et jouer un rôle public dans la cité. Et dans ses logoi sokratikoi, il devient un prosopon, c’est-à-dire un interlocuteur, un personnage, un masque, ce qui fait référence au prosopon du théâtre. Cette dimension protreptique des logoi sokratikoi de réveiller chez l’auditeur, la part divine de l’âme, le soi occulte, enfoui dans les profondeurs de l’oubli, serait le propre même dulogos sôkratikos qui est le don de faire surgir, à partir d’un discours rationnel, un simplelogos capable de rendre compte de lui-même, c’est-à-dire le divin là où on ne l’attend pas[8].
Aussi, pouvons-nous éclairer ce moment du texte peut par cette réflexion, très juste de François Châtelet : « Commencer à philosopher, c’est, de prime abord, mettre en question non pas seulement le contenu divers des opinions – celles-ci font apparaître si pratiquement leurs contradictions qu’elles se ruinent elles-mêmes – mais encore le statut d’une existence qui croit qu’opiner, c’est savoir et qu’il suffit d’être certain pour prétendre à être vrai[9]. » Théodore vante son interlocuteur, ainsi que lui-même, de maîtriser les discours. En ce sens, encore, il n’est pas très loin de Socrate. Nous venons de le voir, avec la réflexion de Châtelet, l’éthique de Socrate est résolument intellectualiste, puisqu’elle refuse d’admettre, contrairement à une opinion largement répandue, qu’un homme qui sait ce qui est bien ne puisse néanmoins pas le faire en raison de la force et de l’intensité d’un affect. Socrate nie la possibilité de l’akrasia, c’est-à-dire l’absence de maîtrise de soi. Aussi, lui qui vise la maîtrise de soi, comment saurait-il accepter d’être maîtrisé par ses discours, ce que la foule pourrait, elle, accepter, plus préoccupée d’être séduite que renseignée ?
Il s’agit alors de comprendre que le masque de Socrate n’est donc pas celui du séducteur qui dispose d’un art du discours, mais celui d’un être déroutant et insaisissable qui, jetant le trouble dans l’âme du lecteur, la conduit à une prise de conscience qui pourrait aller jusqu’à la conversion philosophique.
Semblant faire référence aux tribunaux où s’expriment les rhéteurs, ou aux scènes de théâtres où se jouent les comédies des poètes, Théodore affirme : « Point de juge », « point de spectateur ». Nous savons que la figure de Socrate a donné lieu aux témoignages de plusieurs de ses contemporains, dont Platon bien évidemment, mais également Xénophon dans ses Mémorables, et Aristophane dans sa pièce Les nuées. On sait que le Socrate des Nuées enseigne contre rémunération les moyens rhétoriques qui permettent à l’argument le plus faible d’emporter sur l’argument le plus fort. Cette figure largement transformée, idéalisée voire déformée souvent moquée sur les planches de théâtre par Aristophane, a été également reprise au moyen de la comparution de Socrate devant ses juges en 399 av. J.C. Avec le dialogue du Théétète, Platon va prendre congé de Socrate. Aussi, cette digression est-elle, pour le philosophe grec, la meilleure occasion pour récapituler l’essentiel de la figure de son maître, et d’exposer ses positions maîtresses. L’ensemble de l’œuvre de Platon se constitue de dialogues et, l’Apologie de Socrate qui retrace les minutes de son procès, est l’occasion pour Platon de proposer le manifeste philosophique de Socrate. Mais qui est Socrate ?
Socrate n’a jamais écrit. Il n’a pas pour autant été avare en paroles, en discours, à tel point que certains, comme Aristophane, aient raillé Socrate, le traitant de bavard[10]. C’est donc l’occasion pour Platon de préciser la véritable vocation de Socrate, accusé d’avoir corrompu la jeunesse, de n’avoir pas cru en les dieux de la cité, et d’avoir été impie. Pour Socrate, cette accusation de corrompre la jeunesse, ne recouvre rien d’autre, que l’embarras qu’il suscite chez ses interlocuteurs, par son usage de la dialectique[11]. La tirade de Théodore est donc là pour introduire le rôle du discours selon Socrate. Un discours qui va re-positionner la figure du philosophe selon Socrate lui-même, Platon restant fidèle à son maître jusqu’au bout. Le philosophe ne dépend pas du discours. Il ne lui est pas aliéné, comme le seraient « les poètes », les « gourmandeurs et commandeurs ». On rapporte que la rencontre avec Socrate, fut un tel choc pour Platon, qu’elle lui inspira toute son œuvre philosophique. Mais on rapporte également, qu’il aurait brûlé toute son œuvre poétique suite à cette rencontre[12].
Nous savons que Platon entendait chasser les poètes de la cité dans son ouvrage dessinant une République idéale[13]. Pourquoi ? Parce qu’il refuse ce qu’est, aux yeux de Socrate, le miroir du réel que représente la poïesis, c’est-à-dire une incarnation imparfaite de l’Idée. Philosopher est l’art de vivre de celui qui désire atteindre à la sagesse. Cet effort, cette persévérance obstinée vers les plaisirs de la connaissance, qui se présente sous la forme des dialogues platoniciens, suppose la pratique de la dialectique. Qu’est-ce à dire ? La dialectique est un moyen, à travers le dialogue, de savoir ce qui est. Elle peut être considérée comme la seule science véritable. Elle est la connaissance de la réalité. Nous avons vu plus haut en quel sens, la dialectique se distingue des autres usages du discours, au premier rang desquels le procédé rhétorique, dont Platon fait la critique, au motif qu’il ne porte guère que sur la diversité sensible, et qu’il ne permet d’atteindre aucune connaissance réelle. La dialectique est donc le nom platonicien du savoir achevé qui libère la connaissance des hypothèses et du sensible pour lui donner un principe. Théodore fait ici le portrait du rhéteur, dont le temps de parole, dans les tribunaux, est limité ; qui n’est pas au service du vrai, mais un vil flatteur, esclave de l’apparence et des discours persuasifs.
Socrate (téléfilm de Roberto Rossellini, 1971)
2ème partie
Il y a donc deux images du philosophe : celle du discours et celle de l’orateur. Donc celle de Théodore et celle de Socrate, c’est-à-dire l’apparence de ce que dit Socrate et la réalité de ce qu’il fait.
C’est Socrate désormais, qui prend la parole. Aussi va-t-il dresser l’opposition entre le philosophe, orateur ridicule devant les tribunaux, mais dialecticien redoutable, et l’habitué des tribunaux, orateur redoutable et grand séducteur, mais dialecticien ridicule, soit le rhéteur. Socrate feint soudain de s’étonner que Théodore veuille parler des « premiers rôles[1] » dans le chœur, c’est-à-dire littéralement les coryphées, qui sont ceux qui mènent le choeur[2]. Il y a deux types de rhéteur : d’abord, les sophistes, ces précepteurs « bavards » qui prétendent enseigner la vertu, de façon à ce que leurs élèves sachent administrer leur maison et gouverner leur cité. De ceux-là, Socrate entend ne point parler.
Ces rhéteurs, plus habitués aux tribunaux qu’à la recherche de la vérité, il ne veut point s’y intéresser. Il préfère un autre type de rhéteurs. Celui qu’il incarne, c’est-à-dire ce type de rhéteur qui sait ce que parler veut dire. Dans la démocratie athénienne, la parole y est reine : chacun, pouvant à son gré, exposer sur la place publique son jugement à propos des affaires de la Cité. Or, Socrate s’oppose à l’homme de l’opinion, confondant sa certitude avec la vérité, ébranlant l’opinion, lui révélant ce dont elle souffre, pour lui montrer qu’elle se contredit. Deux images du rhéteur, mais également donc deux images du philosophe. En effet, que fait ici Socrate si ce n’est discourir, si ce n’est chercher à convaincre, si ce n’est plaider devant nous sa cause (cause qu’il plaidera d’ailleurs bientôt devant ses concitoyens.)
Mais ce que Socrate veut plus précisément nous montrer ici, c’est que la philosophie est probablement la seule à pouvoir mettre fin aux maux de la cité. Pour Socrate, ça n’est pas n’importe quelle philosophie. Le philosophe ne saurait se retirer dans sa tour d’ivoire, ignorer les maux de l’humanité. Comment devons-nous alors comprendre qu’il ne sache où se trouve le chemin de l’assemblée, ni même le tribunal, le Conseil, ou tout autre lieu « où la cité s’assemble en commun[3] » ? Car, ici, il semble que le philosophe dont Socrate paraît nous vanter les mérites, vit détaché du monde, des lois de la Cité qu’il ignore. Il est tellement loin du Socrate du Banquet ou de l’Apologie, qu’il nous semble qu’il est bien plus proprement platonicien. Mais Platon renierait-il, au moment même où il envisage de prendre congé de son maître, de ce qu’il admirait le plus en Socrate ? Ne serait-ce pas là plutôt un pied de nez à ses détracteurs, notamment Aristophane qui le moquait dans sa comédie Les nuées, voire l’accusait en matière d’éducation, en matière de religion et en matière de justice, d’être un danger pour la cité, nous proposant alors du philosophe, une caricature ? D’autant que le débat sur le caractère composite ou historique du Socrate des Nuées a eu un effet dévastateur sur l’opinion athénienne. Et, même si Socrate a été la cible d’un très grand nombre de pièces qui caricaturèrent son personnage, Platon lui fait dire dans l’Apologie[4] qu’aucune ne lui causa autant de tort que le firent les Nuées. Aussi, on pourrait imaginer qu’il envisage de renvoyer à la caricature que l’on fait de lui, la même caricature, pour en faire surgir le non-sens.
Ce passage du texte pourrait alors parfaitement appartenir à ce masque de l’ironie socratique qu’il adorait arborer en public. Écoutons Pierre Hadot à ce propos : « l’ironie est une attitude psychologique selon laquelle l’individu cherche à paraître inférieur à ce qu’il est : il se déprécie lui-même[5]. » Le portrait du philosophe que Socrate nous expose est si loin du sien en réalité, qu’il semble plus que probable qu’il ait voulu le rapprocher de celui d’Aristophane, et de ses farces, décrivant un Socrate comme le maître du chœur des Nuées, la tête toujours dans les nuages, ne connaissant ni le chemin de l’Agora, ni les lois de la Cité, et mesurant l’étendue des profondeurs célestes sans se soucier de ce qui est à côté de lui.
Cette ignorance crasse du philosophe que Socrate souligne avec insistance[6], ne ressemble pas moins aux feintes dans son art de discourir qui ressemble de près à cette tendance à l’autodépréciation. On a l’impression que c’est son procès que Socrate nous joue-là. D’autant que le portrait qu’Aristophane a brossé de Socrate a nourri l’accusation portée contre celui-ci. Comment ne pas également voir un Socrate qui interpelle par là le lecteur, et cherche à l’éveiller, pour lui éviter de s’endormir et de gober tout cru ce qu’il pourrait dire. Sur un mode platonicien, n’est-ce pas d’une certaine manière, cette critique du philosophe-roi qui, redescendant des hauteurs célestes pour s’enfoncer dans les profondeurs de la caverne, est accusé, par ceux qui voient en la théorie des idées, une fuite de la réalité de ce monde, d’être un homme qui se réfugie dans un monde d’idées inaccessible au commun des mortels et sans prise avec le nôtre ?
On ne veut donc pas entendre Socrate. L’invention platonicienne de la philosophie a pour singularité de ne pas assigner celle-ci à la possession d’un savoir particulier, mais de la concevoir comme un état intermédiaire, une tension entre l’ignorance et le savoir qui fait d’elle un devenir. Et en ce sens, nous avons affaire là, à travers la figure de Socrate, à un philosophe authentique. D’abord par son usage du discours, durant son procès par exemple, qui ne cherche pas à masquer quoi que ce soit, ni à compromettre une autre personne que lui-même. Mais plus encore, par cette tendance à vouloir provoquer un phénomène de conversion à grande échelle (peithôn humôn). Moins que démontrer quelque chose, le discours de Socrate cherche à guider l’attention de son auditeur vers une règle essentielle, un principe de fond à respecter, de façon à réorienter les attitudes et à changer de vie. L’objectif du logos est donc double : d’abord inviter les Athéniens à suivre la vertu (aretê). Arrêtons-nous un instant sur ce concept. Nous avons vu plus haut que Socrate associait la vertu à la connaissance[7].
C’est la force même de l’argument platonicien. La vertu est l’excellence dans la fonction propre. Or, cette question athénienne de la vertu touche précisément à la question de l’amélioration de soi : comment devenir meilleur ? L’excellence sera le résultat d’un exercice et d’une conduite. Aussi veut-il forger un concept d’excellence qui puisse être une norme de conduite et d’évaluation des conduites à la fois stables et susceptibles d’être enseignée. Il faut donc instituer une éthique de vérité. Or, l’éthique et la politique sont des lieux de vérité. On voit là alors se profiler le principe de la conversion. De là, apparaît alors le second objectif : attirer des jeunes gens qui ont des dispositions requises pour embrasser la vie philosophie. Pour ce faire, Socrate parle, discute, mais il refuse de se laisser considérer comme un « maître ». Il prétend qu’il n’a rien à dire, rien à communiquer, pour la simple et bonne raison qu’il ne sait rien.
En ayant rien à dire, rien à défendre, Socrate peut ainsi mieux interroger, et feignant de vouloir apprendre de son interlocuteur, peut l’amener à la fin de la discussion à réaliser qu’il ne sait rien du tout. Cette attitude fréquente de Socrate qui est la méthode socratique, et qui peut se raccrocher à sa maïeutique, est parfaitement raillée, voire caricaturée par Socrate lui-même. Le philosophe est un « ignorant » comme le seraient les « pintes » contenues dans la mer.
Et comble même de cette ignorance, malgré l’oracle de Delphes qui désigne Socrate comme l’homme le plus sage, donc le plus savant : le philosophe de cela « ne sait même pas qu’il ne le sait pas[8]. » C’est l’occasion pour Socrate, de faire alors porter l’interrogation sur la méthode même du savoir. Le corps du philosophe séjourne dans la cité, nous dit Socrate. Bien sûr, cette assertion semble encore tenir lieu de sa caricature ironique du philosophe. Pour autant, nous pouvons y déceler, en filigrane, toute la partie méthodologique de la recherche de la connaissance chez Socrate. Sa lecture de l’âme et du corps est spécifiquement dualiste. Aussi, nous dit-il que l’on ne peut à la fois prêter au corps et à l’âme. En effet, il nous faut choisir.
Nous sommes là, à la charnière entre la sensation pure du corps et l’opinion de l’âme, qui est le nœud même du procès de Socrate, opposant l’opinion du sage aux impressions de la foule. Cette anthropologie dualiste sous-entend que le corps est un être inférieur qui mérite moins de soin que l’âme. À écouter Socrate parler du philosophe, « son corps seul gît dans la cité, il réside en étranger[9]. » Qu’est-ce à dire ? Que le philosophe ne vit pas au sein du groupe, et ce n’est évidemment pas Socrate qui viendra contredire le fait que le philosophe est absolument de nulle part, qu’il est étranger dans la cité[10]. Mais cette réflexion semble avoir un double sens. D’un côté, elle flatte et concède à la caricature, le portrait qui cumule et exagère tous les défauts caractéristiques de celui que l’on cherche à représenter ; d’un autre côté, il semble qu’en stigmatisant ainsi le corps, Socrate cherche à recentrer sur l’âme, condition unique de la vraie jouissance. Socrate fait ainsi émerger, sur la place publique, un nouveau discours, totalement dualiste, présenté dans ses implications morales les plus directes et les plus concrètes, et appelant ainsi les individus à accomplir une révolution intérieure, morale et anthropologique.
Une révolution qui passerait de la primauté du corps à la primauté de l’âme. Mais pas seulement. Nous savons qu’il n’est pas qu’un redoutable réfutateur ; il est également un « accoucheur d’âmes[11] ». Faisant référence à la fonction de sage-femme qu’exerçait sa mère, Socrate ajoute aux trois éléments de son portrait, soit la déclaration d’ignorance, l’affirmation suivant laquelle il n’a jamais instruit personne et, enfin, la mission qui lui a été confiée par la divinité, une toute dernière révélation, celle de l’art de la maïeutique qui se distingue de l’elenchos, et qui est le propre même de Socrate qui se dit « sage-homme ». Organiquement lié à l’oracle delphique, l’énigme socratique se définit ainsi par sa mission même[12]. Alors que l’elenchos s’adresse à un interlocuteur qui se croit savant, mais qui est ignorant, la maïeutique vise au contraire à révéler à des interlocuteurs qui se croient ignorants qu’ils sont savants à leur insu. Le savoir est donc chez l’accouché et non chez l’accoucheur. Par la dialectique, le dialecticien extrait le savoir, comme la sage-femme le ferait avec des forceps. Aussi, un autre argument venant nourrir l’accusation de corruption de la jeunesse découle directement de ce dernier secret socratique.
Alors que l’oracle delphique rendait compte théologiquement de la mission exotérique de Socrate, la mission maïeutique peut être confondue avec une tentative de corruption de la jeunesse, notamment par la symbolique sexuelle qui y réside. Mais ce qu’il est surtout important de noter, c’est le coup de maître de Platon lui-même qui, au fil de l’évolution de sa pensée, parvient à ajouter un nouvel élément à Socrate, en en faisant un accoucheur. Loin donc d’être un corps parmi les âmes, il est en réalité, une âme qui accouche des autres âmes.
Nous venons de voir comment Socrate, en guide approprié, nous accompagne dans notre programme de formation à la philosophie, se présentant comme accoucheur d’âmes. Aussi, de cette caricature d’un philosophe qui n’a pas d’âme, Socrate va continuer de plus belle, ce qui va donner l’occasion à Platon de préciser sa tâche essentielle qui est l’étonnement.
Nous aimerions montrer comment, dans ce troisième et dernier mouvement, Socrate évoque la « pensée » du philosophe qui « promène partout son vol, […] « sondant les abîmes de la terre » et mesurant ses étendues « au terme des profondeurs célestes[13] ». » Ces accusations, qui sont mises par Platon dans la bouche de Pindare, font en réalité directement référence à Aristophane. Elles sont bien entendu ironiques. Platon veut en effet dire tout le contraire. Il y a, de La République au Théétète, la métaphore de la dialectique ascendante qui est ici faîte. Comment ne pas penser au prisonnier qui est tiré vers le haut de la caverne[14], et l’habitué des tribunaux qui est tiré vers le haut par le philosophe[15] ? C’est à la fois donc une référence aux accusations d’Aristophane, mais également une réfutation de ce dernier auquel il substitue Pindare, afin de faire référence au sage selon ce dernier.
Car Platon évoque certainement ici, sa théorie des Idées, et évoque, par une métaphore, le « tombeau » du sensible qui est le fondement même de ce courant de pensée que l’on appelle la métaphysique. Que l’Idée soit entendue comme archétype ou comme cause, qu’elle soit tenue comme un fait lié au statut de l’âme, ou comme une donnée transcendante à cette dernière, l’Idée (de justice, de bien, de beau) est à la fois ce à quoi participe l’objet sensible, mais en est aussi le modèle. Aussi, pour qu’elle puisse assurer pleinement sa fonction, elle doit exister hors du monde sensible, hors du devenir.
Elle est immuable et éternelle. On sait comment Aristophane a moqué cette théorie, à travers la figure de Strepsiade, qui est un lourdaud de paysan, littéralement écrasé de dettes et qui, pour payer ses créances, trouve une solution qui lui est révélée dans la nuit. Cette solution est dite par Aristophane démoniquement (daimoniôs) surnaturelle, et elle consiste à suivre un sentier (mian … atrapon) qui mènera au salut (sôthèsomai). L’auteur des Nuées fait-il alors référence, par la métaphore du sentier, aux rites d’initiation qui permettront d’atteindre cet horizon d’intelligibilité qui est la condition sans laquelle il est impossible de vivre humainement ici-bas ? Que ce soit l’allégorie de La République, ou l’image artisanale du Timée, cette initiation philosophique, qui renvoie à l’ésotérisme pythagoricien, est imprégné d’un vocabulaire métaphysico-religieux, où se mêlent rites initiatiques, mystères, immortalité de l’âme et mort. Référence faîte ici donc à l’univers des ombres et cette intelligibilité qui lui serait immanente.
Avant de continuer plus avant, écoutons un instant François Châtelet : « Le philosophe platonicien joue. Il joue à être le plus fort, le mieux renseigné, le plus habile : rien ne manque à sa théorie puisque, grâce à elle, il peut légitimer les interprétations partielles les plus intéressantes qui ont été données jusqu’ici du statut du donné naturel[15]. » Le philosophe prétend Socrate, poursuit les astres, « chaque réalité » scrute la nature sans jamais se préoccuper de ce qui est proche de lui. Là encore, il semble que Platon fasse référence à la caricature de Socrate par Aristophane, quand, dans les Nuées, il le montre se consacrer activement à l’étude de la physique et à la recherche des causes matérielles des phénomènes, alors que Platon[16] ou Xénophon[17] ont au contraire, montré que Socrate fut célèbre pour avoir tourné le dos aux spéculations sur la nature et pour avoir fait des affaires humaines l’objet par excellence, voire exclusif, de la réflexion philosophique.
Mais en faisant, dans ce mouvement, une référence explicite, à la célèbre caricature de Thalès de Millet, qui compta parmi les sept sages de la Grèce, comme un savant toujours dans la lune, montrant qu’au contraire Thrace, incapable de savoir ce qui se passait dans le ciel, ne pouvait que contempler ce qui était à ses pieds, Socrate dit là, que s’il refuse l’épithète de « bavard » que lui gratifie Aristophane, il accepte en revanche celui de « météorologue ». Nous pouvons alors voir ici une référence directe faite à la science (épistèmê). C’est une autre variante de la réhabilitation de Socrate par Platon : dans la cité athénienne, la perversion du processus démocratique amenait les citoyens d’Athènes à préférer, à l’art de gouverner la cité en se préoccupant d’une vraie observation des choses célestes, le consensus ou le vote à main levée, c’est-à-dire l’opinion publique et un savoir constitué à partir de la sensation.
Soyons clair, au yeux de Platon, il n’y a rien qui ne puisse être objet de science. La science est, chez Platon, le nom qui désigne la perception par l’âme de la réalité, de ce qui est. Elle est de ce fait, la seule connaissance vraie et stable qui soit possible, de toutes choses, et son exercice est ce qui permet d’être philosophe. L’observation est donc nécessaire. Car de science, n’est possible que la connaissance réservée de ce que sont les choses. Platon a discuté de la doctrine héraclitéenne dans le Cratyle[18], en montrant que ce qui est perçu exclusivement par les sens, le « sensible », est constamment changeant, indéterminé. En effet, les choses sensibles en ce monde, ne conservent pas leur forme et leurs caractéristiques pour toujours. Elles changent. De toute évidence, on ne peut donc, en la matière, s’en tenir au seul témoignage de la sensation, pour en déduire une connaissance de ce qui est perçu. La sensation ne saurait fonder la connaissance scientifique. Aussi, cette référence faite à Thalès, est une référence faite au mathématicien. Nous savons qu’il nous a légué un célèbre théorème qui porte aujourd’hui son nom. Nous savons que Platon, dès le Ménon, va substituer à la technique les mathématiques.
La science devient alors synonyme de déduction. À partir de propositions que l’on tient pour vraies, sans discussions, axiomes, prémisses ou postulats, on déduit, en appliquant des règles connues et acceptées de tous, des propositions vraies appelées théorèmes. Il nous faut toutefois souligner, que Platon fait évoluer sa conception de la science jusqu’à la dialectique, qu’utilisait alors son maître Socrate, la distinguant à terme, dans la République, de toutes les autres sciences. Avec Platon, la science réside dès lors dans la contemplation de la réalité véritable, c’est-à-dire des formes intelligibles, que permet la dialectique. Mais qu’est-ce qui appartient alors au Socrate historique ? On sait qu’il y aurait réellement eu une activité naturaliste de Socrate, ce qui voudrait dire que le portrait du philosophe contemplatif de la nature du Théétète pourrait se rapporter au Socrate historique[19].
De cet état supérieur à la mathématique elle-même, qui permet, en se passant de tous les sens et par le moyen de la parole, de s’élever jusqu’au « principe du tout », le philosophe en fera un art de parvenir au savoir. Ce sera également un sujet de « raillerie » de la part de tous ceux qui se moquent des hommes qui, toute leur vie, se sont adonnés à la philosophie. On le voit ici donc, dans ce dernier moment de notre texte, Platon fait dire à Socrate que tout ce qui constitue la méthode philosophique, l’art de la discussion, c’est-à-dire la dialectique, et l’art de l’observation, c'est-à-dire la science (la météorologie) seront reproché à Socrate, mal compris par les uns, redoutés par les autres.
Ce qui est toutefois à noter, c’est que le surgissement dans la cité athénienne de Socrate, ne saurait être comparé au surgissement d’un personnage quelconque. Et même si certains ont montré que quelques légendes prêtées à Socrate furent totalement fantaisistes, comme par exemple l’oracle de Delphes, nous voyons que, bien avant l’heure de son procès, Socrate fut la cible d’un grand nombre de poètes qui ont véritablement contribué à l’image négative que pouvait en avoir la cité athénienne au moment de sa condamnation à mort.
Cette image n’est pas seulement celle de Socrate néanmoins, mais celle même du philosophe dont l’activité, principalement tournée vers le Bien, le Beau et le Vrai, ne peut être parfaitement comprise de la pensée vulgaire. De plus, ce personnage, qui n’écrivait pas, mais seulement, s’exprimait sur la place publique, a d’autant plus prêté le flanc à la controverse, et les difficultés avec ses concitoyens, qu’il ne cherchait jamais à masquer son message, véritable séisme au sein de la cité athénienne, puisqu’il en a ébranlé les fondations mêmes.
Et si les bouleversements politiques et culturels que provoqua Socrate ne furent pas entièrement compris tout de suite, la méthode même qu’il employa pour y parvenir, furent très vite sujets à controverse. D’autant qu’à l’inverse des poètes ou des sophistes, ces messages n’ont pas un contenu de paroles belles, mais vraies.
Contrairement aux rhéteurs minables, les messages de Socrate ne privilégient pas la forme, mais le fond. Philosopher selon Socrate correspond à cet homme bon et beau (Kalos Kagatos) dont le discours ridiculise les faux-savants, et séduit, voire convertie la jeunesse. L’enjeu de la vie philosophique, loin d’être toujours dans le ciel, à fuir le réel, comme le prétend les poètes, ou l’opinion populaire, est une véritable conversion de tout un chacun, à suivre la vertu. La vie philosophique est donc la vie vertueuse par excellence. Voilà l’enseignement de Socrate. On peut alors parler de l’eudémonisme de Socrate.
Car la vertu amène au bonheur. Ce passage du Théétète qui traite du philosophe et des sages de ce monde, par ce dernier moment où Socrate ironise sur la position du philosophe, pour mieux mettre en lumière l’absurdité des accusations qui sont portées contre lui, est l’occasion pour Platon de montrer que nous avons affaire là au plus grand prosateur de tous les temps, et que nous n’avions pas, avec Socrate, un homme qui était un phénomène de contagion perverse et corruptrice, mais au contraire nous avons eu affaire là, à un philosophe dont la tâche d’exhortation, délivrait un message fort simple, accessible à tous, jeunes et vieux, et qui avait pour but d’améliorer le cité athénienne et les athéniens.
Ce texte présente l’ultime tentative pour Platon de défendre Socrate contre les caricatures des poètes, et l’opinion de la foule qui le condamnèrent à son célèbre procès. Socrate comme philosophe étranger dans la cité, dialecticien. Ce dialogue avec Théodore est, selon nous, l’occasion pour Platon de re-préciser, une dernière fois, le portrait de Socrate, et de nous montrer, à la fois par la figure historique, mais également mythologique, que s’il a longtemps été sujet à controverse, il fut néanmoins le plus grand prosateur de tous les temps et, délivrant à la cité d’Athènes un message fort simple, il permit l’émergence d’un nouvel eudémonisme.
(Paru dans Les carnets de la philosophie, n°10, Jan-Fev-Mars 2010 et dans Spécial Philo, sous le titre La tentation eudémoniste, n°1, avr.-mai 2013.)
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1ère partie
[1] Voir texte cité en première page. Dans le corps de cet article, nous citons généralement la traduction d’Auguste Diès qui fait toujours autorité, op. cit.
[2] « Science n’est pas autre chose que sensation », 151e, nous utiliserons pour ce commentaire du Théétète, les traductions d’Auguste Diès, coll. Guillaume Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1926, 1976, et la traduction de Michel Narcy, Paris, GF Flammarion, 1995.
[3] Platon, Apologie de Socrate.
[4] La République.
[5] Criton.
[6] Trad. A. Diès.
[7] Micheline Sauvage, Socrate et la conscience de l’homme, Paris, Point-Seuil, 1997, p.69.
[8] Cela relève fortement de la maïeutique, que nous aborderons plus bas.
[9] François Châtelet, Platon, Paris, coll. « Folio », Gallimard, 1965, p.84.
[10] Aristophane, Les nuées, vv. 360, 1485.
[11] Platon, Gorgias, 522b.
[12] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, III, 5.
[13]Platon, La République, Livre III, 387a.
2ème partie
[1] Trad. M. Narcy. Les « maîtres du chœur », selon la traduction de A. Diès.
[2] Cf. Aristophane, Les Nuées.
[3] Trad. M. Narcy.
[4] 18b-d.
[5] Pierre Hadot, Eloge de Socrate, Paris, Allia, 1998-2007, p.23.
[6] « Et l’un d’entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité », trad. M. Narcy.
[7] Peut-être serait-il plus judicieux, également, de rappeler l’étymologie des noms de Socrate et de sa mère : Phainaretès, « celle qui fait voir la vertu », et Sôkratès, « l’homme à la puissance infaillible ».
[8] Trad. M. Narcy.
[9] Trad. M. Narcy. « C’est qu’en réalité, son corps seul a, dans la ville, localisation et séjour. » Trad. A. Diès.
[10] Dans le Banquet, Platon n’écrit-il pas cette phrase lapidaire, prononcée par Alcibiade : « Sachez-le bien en effet, aucun de vous ne connaît vraiment cet homme-là », trad. L. Brisson, (216c-d).
[11] Théétète, 150 b-d.
[12] « Je me croyais malgré tout obligé de mettre au-dessous de toute l’affaire dans laquelle m’avait impliqué le dieu », apologie de Socrate, 21e ; « accoucher les autres est une contrainte que le dieu m’impose », Théétète, 150c.
[13] Trad. A. Diès, 173e-174a.
[14] La République, VII, 515e.
[15] Théétète, 175b.
[16] François Châtelet, Platon, op. cit., p.170.
[17] Apologie (19c-d).
[18] Mémorables, I 1, 11-16.
[19] 440a.
[20]Ce qui serait donc contraire au rapport qu’Aristote en aurait fait dans son ouvrage Métaphysique (A, 6, 987b1-2).