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Le Clézio : voyage au coeur du monde

Pour l'essentiel, ce post reprend, en les restructurant, mes deux articles, Le Clézio, Prix Nobel de littérature in Le Magazine des livres, n°13, Nov-Dec. 2008, et Ici & ailleurs, une lecture de J.M.G. Le Clézio in La Presse Littéraire, n°12, Dec 2007-Jan-fev 2008.

 

« Les idées sont toutes objectives. C’est le réel qui donne naissance à l’idée, et non pas l’idée qui exprime ce qu’il y a de concevable dans la réalité. » J.M.G. Le Clézio, L’extase matérielle.

 

 

         

 

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Selon J.M.G. Le Clézio, en revanche, la solitude et le silence ont une définition quelque peu différente. La solitude est le propre de l’écrivain et le silence de toute vie humaine. Écrire. Voilà le mot. Le vrai mot. À peine dessiné sur une feuille de papier, le verbe suscite déjà la réflexion. Puis le doute. Enfin la confusion. Sa définition est mobile. Insaisissable. Multiple. Son activité vous éloigne du monde des hommes et vous en rapproche. Un moment difficile de réconciliation avec soi, l’univers, les autres. Une recherche d’équilibre. Un miracle. Mais rien ne vient définitivement donner au verbe sa pleine lumière. Chaque processus d’écriture est processus qui repense ce verbe à l’infinitif. « Ce qui m’importe le plus, c’est le papier. […] En fait, quand j’écris, je n’entends pas les bruits. Je peux écrire au milieu du vacarme, ça ne me gêne pas » confie J.M.G. Le Clézio. De cette activité sans règles et sans principes, on ne peut rien dire si ce n’est qu’écrire est le propre d’une recherche, d’une tentative d’aller chercher au fond de soi, un trésor, un Graal, que l’activité solitaire vous permettra peut-être de découvrir. Écrire ne se confond pas avec publier. Publier ne se confond pas avec lire et écouter. Entendre. Beaucoup d’étapes. De nombreuses portes à ouvrir et passer. Mais l’écrivain doit être lu. Car écrire, c’est laisser sa trace. Il n’y a pas d’écrit qui existe sans lecteur. Une symphonie qui ne trouve aucun auditeur est une symphonie qui n’existe pas. Un livre sans lecteur est un livre mort.

 

*

 

C’est au bord de la Méditerranée que l’écrivain a vu le jour. Dans une ville de France qu’il a souvent décrit dans ses romans. Sur un rivage où le soleil frappe toute l’année, et où l’azur règne en maître. Le Clézio est né à Nice. Il y est né d’une mère française et d’un père anglais. Son enfance, il la raconte dans Révolutions[2]. Enfance et adolescence dans ce Nice des années cinquante et soixante, endroit rêvé où il pouvait rendre un culte à l’île Maurice de ses ancêtres.

Et c’est probablement par ce point de la carte du monde qu’il nous faut commencer par aborder l’approche biographique de l’écrivain. C’est par cette île que l’on trouve dans l’archipel des Mascareignes, à l’Est de Madagascar, que commence l’aventure poétique et humaine de Le Clézio. A cet endroit même où Léon Le Clézio, le grand-père paternel s’est tranquillement installé avec sa famille. L’histoire de l’écrivain débute certainement à ce moment précis. C’est-à-dire, ce moment où le magistrat Le Clézio va, contre toute attente, abandonner famille et biens pour se mettre en quête « d’un hypothétique trésor », celui d’un corsaire inconnu. Retrouver l’or caché à Rodrigues.

Chimère ? Fantasmagorie ? Rêve ? Cette histoire de quête et de trésor fascinera, quoi qu’il en soit, l’enfant Le Clézio, voyant en son grand-père un nouveau Robinson Crusoé. Il en tirera un roman : Le Chercheur d’or[3] où le narrateur Alexis, au-delà des océans, des terres, et de l’or, partira véritablement en quête de soi, et de la grande vérité de la vie.


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Le Procès-Verbal (1963), L'extase matérielle (1967)

 

I. L’écrivain de la mer

 

Je crois sincèrement, que tout lecteur devrait découvrir J.M.G. Le Clézio au début de sa vie, à l’âge de l’adolescence, ce moment privilégié des rêves et des révoltes, et à l’âge mûr, quand il peut enfin se poser, laisser un temps donné les bagages, et observer avec la sincérité nécessaire, le monde qui tourne autour de lui. Le Clézio c’est le bruit et le silence. Le béton et la nature. L’enfermement des villes closes et la liberté des lieux infinis du désert. Le Clézio, c’est la désertion et la recherche d’harmonie. Le Clézio, c’est le voyage et plus précisément la fuite. Une fuite comme long voyage qui ne prend en compte ni le temps ni l’espace. Car derrière la fuite, on découvre le mot impressionnant de : liberté.

 

« C’est un peu contradictoire, mais c’est ça : écrire sans savoir où l’on va, en laissant les choses se faire d’elles-mêmes, sans aucun plan – même pour un essai ; écrire en jetant des phrases, en les regardant s’ajouter les unes aux autres et, ensuite, regarder la page, avec tous les blancs que l’écriture a laissés un peu partout – parce qu’une page écrite, c’est plein de blancs, c’est très curieux. Ça, c’est bien ; c’est laisser dériver le fil. » La liberté, sous la plume de Le Clézio, c’est cela : laisser dériver. C’est AGIR sans forcément savoir ce que l’on fait ; c’est accepter l’erreur. Et l’inutile. C’est accepter de se tromper. De prendre dix mille directions. Par la liberté, il y a une… aspiration. « Je crois que, dans le cas du voyage tel que je le conçois, je ne fuis pas du tout la France, je me sens aspiré par le Mexique. » Etre aspirer par… Serait-ce la clé pour lire Le Clézio ? Se laisser aspirer par le rêve, les terrains vagues, la mer, la plage, les montagnes, le désert…

 

« Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer », écrit Le Clézio en guise d’incipit de son roman Le chercheur d’or. Inspiré par la liberté de laquelle son grand-père Léon était épris, et de l’immensité du grand bleu qui berça son enfance, le jeune Jean-Marie va bâtir progressivement une œuvre dont le centre de gravité sera la fuite elle-même. « Je crois que je l’ai su tout de suite : je partirais sur le Zeta, ce serait mon navire Argo, celui qui me conduirait à travers la mer jusqu’au lieu dont j’ai rêvé, à Rodrigues, pour ma quête d’un trésor sans fin. »[4] Mais quel est véritablement ce trésor ? Celui que vous donne la vie…

J.M.G. Le Clézio, pour sa part, sera frappé de précocité. A vingt-trois ans à peine, il publiera son premier roman Le Procès-verbal[5], et recevra le prestigieux prix Renaudot. S’en suivra, aussitôt, une vie d’écrivain et de voyageur. Pourquoi ? Qu’est-ce qui poussa le jeune Le Clézio, pourtant « chouchou » de tous les médias de l’époque, à fuir ainsi la civilisation qui paraît, d’emblée, l’accepter avec autant de bonheur ? La réponse est dans l’œuvre même de l’écrivain-voyageur. Du Procès-verbal au Géants[6], ce dernier va décrire un univers de folie, de violence, de rapports de force et de domination. Le monde moderne est montré comme une grande matrice terrifiante et aveugle. Je pourrais même, voulant ainsi dire combien Le Clézio déjà dans les années 60 se méfiait de cette société occidentale du progrès techno-déterministe, – mais sans plus aucune originalité néanmoins –, gloser sur le seul nom du héros de son premier récit : Adam Pollo. Un nom en forme d’aveu. Car, si Adam est le premier homme avec Eve, - Michèle dans le roman de Le Clézio -, à l’instar des dénonciations de Nietzsche dans son Zarathoustra, Adam Pollo en sera ici, en réalité, le dernier. Dernier homme d’une civilisation au bord de la démence.

 

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Une page numérique de mon "Duetto"
sur J.M.G. Le Clézio, Éd. Nouvelles lectures, 2017.

 

II. La folie et l’oubli

 

Être arriéré, ou éclairé, Adam Pollo est très certainement un individu errant, pris de folie et de violence. Finalement arrêté puis condamné, il sera interné dans un asile de fous. Mais quelle est donc sa fonction idéologique ? Adam Pollo est à la fois ce prophète et ce malade mental d’une civilisation qui aliène les corps et les esprits, qui isole du reste des vivants les êtres trop lucides ; il est l’homme qui capte la schizophrénie même de la société matérielle. Notre monde, semble nous dire Le Clézio, prétend nous conduire à la féerie, mais cède plus facilement au cauchemar.

Et cette critique acerbe, menée durant toutes les années 60 et 70, d’une société fondée, sans aucune alternative, sur des notions de pouvoir et de puissance, se bâtissant à partir de l’économie de marché et de la technique essentiellement, fait de Le Clézio, un visionnaire. Mais pas seulement. Dans Terra Amata[7], son personnage Chancelade, que l’on suit de la naissance à la mort, n’établira pas vraiment de rapports très harmonieux avec les éléments qui l’entourent, mettant ainsi en lumière, les rapports conflictuels très forts que l’humanité occidentale établit avec la planète. La Guerre[8], où l’on voit un personnage, Béatrice, en proie à un monde en guerre permanente. Les Géants, mettant en scène un supermarché géant, Hyperpolis, où y règnent en maîtres, des robots. C’est d’ailleurs dans cette société entièrement mécanisée et factice, qu’une jeune fille, prénommée Tranquillité, n’aura d’autres échappatoires que la mort.

 

La fuite, dans ce type-là de société, semble, pour Le Clézio, désormais perdue, quoi qu’on fasse. Et, seule la folie, ou la mort, pourra sauver chacun de ses personnages, d’une destruction mécanisée et irréversible.

 

*

 

Or, du Procès-verbal à Ritournelles de la faim[9], on remarque une fracture nette qui se situe aux alentours de la fin des années 70. Il n’existe pourtant pas deux mondes chez Le Clézio. Il n’existe pas deux versants de son œuvre. A peine une évolution, le centre de gravité, la cohésion même, l’articulation de chacun de ses livres qui devraient trouver leur boucle, si la vie prête à l’auteur suffisamment de temps pour parvenir au bout. À côté des lieux : plage, littoral, désert, terre en friche, terrain vague, arbres, lumière, mer, il y a l’univers Le Clézien : les villes, l’électricité, les automobiles, le béton et le fer, le désert, la transparence et le silence. Il y a d’ailleurs surtout et essentiellement ce silence… Le silence des Aztèques suite à leur disparition au moment de la quête du nouveau monde. Le silence de notre civilisation après sa chute annoncée, car dans sa grande folie narcissique de conquête et de puissance, elle aurait omis de préparer la mémoire en laissant des traces. Il y a une accessibilité au monde par le silence. Il y a communication. Et dialogue par le silence. Chez les Amérindiens, c’est ainsi. « Justement parce que le silence n’y est pas perçu comme une absence de paroles, mais comme une autre manière de s’exprimer. »

 

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III. L’inconnu sur la terre

 

Écoutez-le : « J’ai appartenu au silence. J’ai été confondu avec tout ce qui ne s’exprime pas, et j’ai été caché par les noms et les corps des autres. […] Toujours, il faut retourner à la plénitude obscure et dense, à cette mer gelée de l’Histoire. Quand je n’étais pas né, il y avait cette longue nuit inconnaissable : tout signe exprimé, ensemble, sans être perçus, traçant le tableau qui n’a pas de sens », écrit en substance Le Clézio dans L’extase matérielle[11].

 

En 1966, Le Clézio part en Thaïlande effectuer son service militaire. À partir de 1969, il fera des séjours répétés en Amérique centrale. Vivre ainsi auprès des Indiens Embéra du Panama, découvrir le Mexique, – où il y enseignera longtemps –, sera sûrement à l’origine du premier horizon de fuite de l’écrivain. Il ne construira cependant pas une œuvre saturée de visions et de névroses, mais plutôt, fascinée par les civilisations amérindiennes, explorant des chemins vers le bonheur et la quiétude. L’horizon de la civilisation occidentale, dans son bouillon de chaos et de folie, n’est désormais plus indépassable. Il faut seulement retrouver le bonheur de la terre. Il faut à l’homme explorer des relations plus apaisées avec les éléments de la nature.

 

IV. L’enfance cachée

 

En 1978, paraissent deux livres simultanément : L’inconnu sur la terre[12], écrit durant de longs mois, des années peut-être, dans de petits cahiers d’écoliers, côtoie dans les devantures de librairies, un recueil de nouvelles Mondo et autres histoires[13]. La méditation poétique autour de l’enfance, la terre, et les quatre éléments de la nature, se mêlent à ces histoires d’enfants, Mondo, Lullaby, Daniel qui vont tenter de se soustraire au monde des adultes, avec pour rêve, préserver de la folie de la société, leur liberté et leur identité d’enfant.

 

À mots découverts, Le Clézio nous dit ceci : l’enfance cachée des hommes est peut-être la seule à pouvoir atteindre le bonheur. « Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels. »[14] L’enfance est probablement ce moment tendu entre la naissance et la mort où le bonheur est une fois possible. A l’instar d’Alexis qui, enfant, rêve de retrouver l’or de ce corsaire inconnu, et qui mettra trente années à découvrir que le trésor n’était ailleurs qu’en lui-même, c’est dans l’amour de la vie, et la beauté du monde symbolisée par la mer qu’il faut désormais chercher : « Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive ». Voilà des enfants qui sont au plus près du bonheur. Voyant le monde tel qu’il est, ils sont conscients des vraies richesses enfouies au fin fond d’eux-mêmes. D’où l’importance que Le Clézio accordera, de livres en livres, à l’enfance, et ceux-là mêmes que la vie étonne, surprend, et qui s’amusent du monde. Mondo et autres histoires, Désert[15], Etoile errante[16], etc.

 

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Une partie de l'oeuvre de J.M.G. Le Clézio


 

V. Voyage de l’autre côté

 

Mais sûrement est-ce en son roman Désert, que l’œuvre de Le Clézio trouvera le moment même de son affirmation et de sa confirmation. Dans cette histoire en forme de jeux de miroirs : d’un côté, celle de ces nomades des terres désertiques du Sahara, errant durant de longues années à la recherche d’un coin paisible pour s’y installer et y vivre, mais systématiquement chassés et massacrés par les soldats chrétiens ; de l’autre, celle de Lala, fraîchement débarquée à Marseille pour y trouver naïvement le bonheur ; Le Clézio va affirmer dans ce récit d’une somptueuse poésie, la force même de la foi religieuse et celle de la passion du désert. Écoutons seulement ces quelques lignes : « La fièvre du soleil et de la sécheresse est éteinte par la nuit. La soif, la faim, l’angoisse se sont apaisées par la lumière de la galaxie, et sur sa peau il y a, comme des gouttes, la marque de chaque étoile du ciel. Ils ne voient plus la terre, à présent. Les deux enfants serrés l’un contre l’autre voyagent en plein ciel. »[17] Non seulement, dit-il ici, par système de comparaison et de référence, les richesses du monde occidental sont illusoires et mensongères, mais elles sont meurtrières. Le bonheur trouve sa source dans des personnages Le Cléziens, lorsqu’ils sont loin du monde moderne, de ses guerres et de ses prouesses techniques. Or, je fais remarquer ici que, dans tous les romans de Le Clézio, le bonheur existe. Il est possible. Dans ce roman de l’année 1980, il est dans le désert, où y règnent la quiétude, la paix et la liberté.

 

*

 

Rappelons-nous, le célèbre ethnologue Claude Lévi-Strauss avait provoqué le scandale dans une allocution à l’UNESCO en affirmant : « Le barbare c’est celui qui croit en la barbarie. »[18] Dans la même logique, Le Clézio réhabilite ce terme ambigu. Quand il s’agit de l’appliquer aux nazis, on pourra effectivement dire qu’il est négatif. Mais lorsqu’il s’agit de la barbarie de tous ces peuples amérindiens qui représentaient une autre forme de civilisation, de culture que celle des Espagnols venus les massacrer, alors il s’agit, dit J.M.G. Le Clézio, de redonner le sens exact au mot « barbare ». Il s’agit donc de comprendre que l’opposition entre barbarie et civilisation n’est plus pertinente. Il s’agit d’admettre à présent que la civilisation est née dans la barbarie, que la barbarie est à l’origine de toute forme de culture, et qu’elle est fondamentalement le propre de « l’homme libre ». « Le barbare représente une sorte d’impossible » dit Le Clézio. La barbarie que l’on prétend combattre est à nos pieds. Ça n’est pas celle de ces civilisations lointaines, mais celle, plus négative, que l’on trouve dans nos propres villes, dans le brouhaha de la technique, des technologies avancées, de la communication qui bégaie, des grandes mégalopoles où l’individu est noyé dans la masse informe de l’incognito. D’où, certainement, cet imminent besoin de fuite. Impérieux besoin de tout quitter. Or, il faut bien le dire à la suite de Le Clézio : « La fuite, ce serait partir pour ne jamais revenir. Il y a des écrivains qui sont arrivés à ça. Rimbaud est très bien parvenu à cet état. »

 

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J.M.G. Le Clézio en 2019

 

VI. Le silence du désert

 

Je l’ai déjà dit : dans chacun de ses romans, Le Clézio associe étroitement le bonheur à l’enfance. Il associe également le bonheur à la liberté des nomades du désert. Mais ce bonheur, les Européens, autrefois, sont venus l’anéantir. Entre l’exode des hommes du désert, et la fuite de Lalla pour préserver sa liberté, son bonheur et son identité, s’infiltre le silence de la terre et l’infini du désert. Vide de toute présence humaine. Lieu de l’absence et de la privation. C’est la patrie de l’errance, du manque, et du silence. Mais alors, et contre toute attente, tandis que le nord-est une terre d’exclusion, d’asservissement et d’injustice, le Sud en revanche, offre bonheur et liberté. Seules la liberté et l’errance, ne craint de dire Le Clézio, seront sources du bonheur des hommes. Notre monde matériel fondé sur le mensonge, la ruse et la violence seront en revanche, leur perte.

 

Dès lors, deux mondes s’affrontent. Il s’en explique dans son essai Le rêve mexicain. Racontant une des plus terribles aventures du monde qui s’achève par l’abolition de la civilisation indienne du Mexique, Le Clézio écrit : « D’un côté, le monde individualiste et possessif de Hernán Cortés ; monde du chasseur, du pilleur d’or, qui tue les hommes et conquiert les femmes et les terres. De l’autre côté, le monde collectif et magique des Indiens, cultivateurs de maïs et de haricots, paysans soumis à un clergé et à une milice, adorant un roi-soleil qui est le représentant de leurs dieux sur la terre. »[19] De cette civilisation aztèque aussi brève que sublime, les conquérants vont tirer un rêve. Un rêve qui, au commencement, est « encore libre de toute peur et de toute haine »[20] Car, il n’est pas encore celui de la conquête et de la destruction de l’empire aztèque. Et si cette civilisation, on lui a « coupé la tête »[21], c’est essentiellement pour l’or. Posséder la richesse et la puissance. Mais pas seulement ! Comme si dans leur rêve dévorant, les Espagnols avaient aussi besoin de la violence et du sang, pour se régénérer, et « pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau. »[22]

 

VII. Ecrivain du monde

 

le-clezio.1223539200.jpgDevant un tel scénario, l’ombre d’un autre grand poète, ennemi de la culture occidentale, plane : Antonin Artaud. Sans se revendiquer explicitement de ce pionnier plein de visions et de fureur qui, le premier, a révélé que le Mexique, loin d’être une terre de folklore, était plutôt celle d’une « haute culture », Le Clézio a sans nul doute trouvé, dans la découverte de ces civilisations méprisées et oubliées, un endroit du monde, où il sera possible de se déconditionner du dressage de la culture occidentale, entièrement fondée sur des rapports de domination et de puissance. Contre l’empire de la marchandise, l’écrivain va faire l’expérience d’une haute culture, celle du rêve et de la lumière. Parti à la rencontre des Indiens, dont il découvrira les langues, traduisant de vieux textes sacrés du peuple maya Les Prophéties de Chilam Balam[23] et Relation de Michoacan[24], et les rites qu’il oppose au rationalisme de l’Occident, il mettra en lumière la pensée vivante et magique de la civilisation indienne, avec Haï[25] et Mydriase[26]. Ses personnages n’auront désormais plus comme seule échappatoire au chaos d’un monde étriqué, la destruction ou la perte. À l’autre bout de la planète, « l’autre extrémité du temps »[27], Le Clézio retrouvera l’innocence, la quiétude, et le bonheur de ces premiers hommes qui vivaient en harmonie avec le silence du monde, et le silence de la nature.

 

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J.M.G. Le Clézio (oeuvre en bois)

 



[1] Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1955, p. 13.

[2] Paris, Gallimard, 2003.

[3] Paris, Gallimard, 1985.

[4] Le chercheur d’or, Paris, Folio-Gallimard, 1985, p. 119.

[5] Paris, Gallimard, 1963.

[6] Paris, Gallimard, 1973.

[7] Paris, Gallimard, 1967.

[8] Paris, Gallimard, 1970.

[9] Paris, Gallimard, 2008.

[10] J.MG. Le Clézio, Ailleurs, entretiens avec Jean-Louis Ezine, Paris, Arléa, 1995-2006, p. 77.

[11] Paris, Gallimard, 1967.

[12] Paris, Gallimard.

[13] Paris, Gallimard, 1978.

[14] Idem, p. 175.

[15] Paris, Gallimard, 1980.

[16] Paris, Gallimard, 1994.

[17] Désert, p. 221.

[18] Voir Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, Folio-Essais, rééd. 1987.

[19] Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, Folio-Essai, 1988, p. 21.

[20] Idem, p. 9.

[21] Ailleurs, conversations avec Jean-Louis Ezine, p. 31.

[22] Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, Folio-Essai, 1988, p. 11.

[23] Paris, Gallimard, 1976.

Commentaires

  • Le prix Nobel à Le Clézio, pourquoi pas? Evidemment, quand on entend certaines réactions, on ne peut que penser à celles que provoqua le prix Nobel de Camus, à cette incroyable et imbécile arrogance de trop d'intellectuels parisiens. Mais, quelque soit la valeur littéraire de l'oeuvre, et elle est grande, cela ne veut pas dire que Le Clézio ait raison en tout. Loin de là. Et il y a dans son espèce de "tiers-mondisme" (pour résumer vite) beaucoup de naïveté. Est-ce que, Lévi Strauss dixit, le barbare est celui qui croit que la barbarie existe? Non. Cette phrase est idiote. A priori idiote. Et il me paraît bien exagéré - pas idiot! - de parler de "pays lointains - que l'on considérait il y a vingt ans encore, comme des pays arriérés, barbares, primaires". Est-ce que l'auto-flagellation est vraiment nécessaire? Cortes n'était pas un saint mais à Mexico, on pratiquait les sacrifices humains sur une grande échelle.

  • Sont-ce les commentateurs ou l'écrivain lui-même qui usèrent de ce terme étrange à propos d'une écriture? Tiers-mondisme?? Sans avoir tout lu de cet écrivain que j'aime, c'est la poésie avant tout que je retiens de ses livres; avoir raison n'est pas son but, je pense...quant à la phrase sur la barbarie, je la trouve juste, replacée dans son contexte..Mais peut-être est-ce le lecteur qui fait l'auteur finalement, je ne l'ai jamais trouvé ni misérabiliste, ni pratiquant je ne sais quelle autoflagellation ....bizarre....

  • oui je crois que L clezio n'est pas un écrivain à pétard , mais une subtile vision du monde et de l'homme , silencieuse , se dégage, je le découvre essentiel, l'autorité d'un bruissement au lieu du bruit attendu , voila ce qu'il fallait, et que même si je l'ai lu j'avais mal compris ..

  • Nous avons aimé votre approche de l'oeuvre de LE CLEZIO, et avons cité votre blog sur www.prom-auteurs.net

  • Sans avoir tout lu de cet écrivain que j'aime, c'est la poésie avant tout que je retiens de ses livres

  • Certains appellent ça de la gentille littérature pour ces nouveaux beaufs gentilhommes "éclairés" & lettrés, et c'est vrai que ses livres manquent parfois d'un peu de rythme mais l'individu fait tellement sympathique qu'on a envie de découvrir ses oeuvres...

  • en ce qui me concerne j'ai adoré les Ritournelles de la faim et je ne l'aurais pas lu si il n'y avait pas eu cette récompense de prix Nobel
    Votre article est très riche et un peu complexe mais passionnant
    JA

Les commentaires sont fermés.