Y a-t-il une morale du politique ? (Rousseau, Spinoza, Machiavel, Arendt)
Contrairement à ce que croit le sens commun, avec beaucoup de force d’ailleurs, le totalitarisme n’est en aucun cas une anti-thèse, une anti-chambre, le contraire même de la démocratie : système politique selon beaucoup, indépassable ! Voici l'extrait d'un cours de philosophie politique, que je prodiguais dans mes classes, entre 1997 et 1999, qui nécessite certes, quelques approfondissements, mais qui a le mérite de faire le point ici, dans l'Ouvroir, sur notre système démocratique en décomposition, à l'entrée du XXIe siècle. D'autres textes, plus techniques et précis, viendront forcément s'ajouter à celui-ci. Bonne lecture !
Totalitarisme et État de droit
Qu'est-ce que le totalitarisme ? Pour répondre à cette question, il suffit pour d’observer le XXe siècle, et certains États occidentaux ayant oscillé entre deux systèmes politiques, qui en constituèrent précisément les deux pôles : démocratie et totalitarisme. On est à peu près sûr alors, de ne plus jamais faire de confusion, en considérant le totalitarisme comme l’envers de la démocratie. Hannah Arendt, dans Origine du totalitarisme, nous avait pourtant mis en garde : le totalitarisme n’est pas le despotisme (à savoir, pouvoir qui ignore le droit, et qui est fondé sur la crainte et la terreur). N’étant pas le négatif de la démocratie, le totalitarisme en serait plutôt la déviation possible.
En effet, le totalitarisme est cette déviation possible de la démocratie, d’autant plus compréhensible pour tout lecteur attentif, qu'il aura d'abord posé une définition claire de ce régime, en établissant sa doctrine, ou son système caractérisé par la toute-puissance de la collectivité (État, race ou classe), se subordonnant sans réserve les personnes, les activités et les biens des individus qui la composent, et, en exerçant sur eux une action sans limite. Généralement, le régime totalitaire se caractérise, et se reconnaît, par la fusion des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Mais ça n'est pas tout ! Le totalitarisme est une déviation de la démocratie, jusque dans l’élection du dictateur, puisqu’on a pu constater que, ça n’était pas moins que le peuple, à chaque fois, qui avait porté au pouvoir son bourreau, que ce soit Mussolini, Staline, ou encore Hitler. Le vrai problème donc, selon moi, en ces temps démocratiques, et avant qu'il ne soit trop tard, est le suivant : L’État peut-il « vraiment » devenir totalitaire de nos jours ?
Petit retour à la genèse :
L’État proprement dit, n’apparaît qu’au XVIème siècle, sur notre continent, moment où le pouvoir se matérialise, c'est-à-dire qu’il s’incarne dans une institution, et qu’un espace public se développe, si bien que le pouvoir d’État cesse d’appartenir à ceux qui le représentent pour devenir une chose, publique. Il est à noter que l’État moderne est complètement désacralisé, puisque le pouvoir n’est ni naturel ni imposé par Dieu ou l’Église. L’État moderne a d’ailleurs été en grande partie inspiré des réflexions de Rousseau, Locke ou encore Spinoza. Ces théoriciens pensent par exemple de l’État moderne qu’un régime dont les pouvoirs sont limités est seul à même de préserver l’égalité et la liberté naturelle des hommes. Pour Spinoza : la démocratie est le régime le plus conforme à « la saine Raison ». Ce que Spinoza vise à empêcher, c’est le transfert d’une souveraineté à un pouvoir incontrôlable. Seul le peuple peut rester souverain, tout du moins en droit, dit-il. Aussi, il faut limiter les pouvoirs de l’État et protéger les droits fondamentaux des hommes par les institutions fondatrices de l’État.
« L'État, c'est moi. » Louis XIV…
État de droit
Cela dit, entre tenter d’élaborer la théorie de l’État légitime et approuver l’État existant, il n’y a pas forcément concordance. Déjà, Rousseau dénonce l’État comme étant un instrument au service des puissants. Il accuse les premières sociétés, d’avoir porté au pouvoir des hommes habiles, qui ont protégé leurs intérêts, confisqué les terres, légalisé leur puissance par le biais d’institutions, qui seraient à l’origine d’un pouvoir, conçu comme une structure de domination et d’oppression. Pour Rousseau, la prétention de l’État, de représenter les intérêts de tous, n’est qu’un leurre : le pouvoir n’est ni neutre, ni impartial.
Cette définition édifiante de l’État introduit en effet, le problème de la violence de l’État. À l’origine, l’État, alors nommé Cité, était géré par une République (Res publica « chose publique ») à l’écoute, et respectueuse des citoyens la composant. Il n’est pourtant pas illégitime aujourd'hui, de réfléchir aux les moyens de coercition, employés par l’État, pour réguler les comportements, notamment dans un État de droit (cf. Les micros-pouvoirs chez Foucault !).
Il n’est pas illégitime non plus, de s’interroger, à propos d’une supposée morale du politique. En effet, est-ce qu'une morale du politique moderne existe encore ? Voilà la grande question de ce nouveau siècle.
L’État totalitaire prétend incarner le peuple, ce qui l’oppose précisément au despotisme, parce qu’il n’est pas un État sans lois (dans le despotisme, la volonté du despote tient lieu de lois). Non ! Dans le système totalitaire, le chef prétend s’inspirer d’une loi infaillible (loi de la Nature, ou de l’Histoire), et c’est pour cela, que l’illusion d’une légitimité du pouvoir, est si puissante. Cette légitimité est évidemment mensongère, et cela veut précisément dire, que les régimes totalitaires ne sont même plus des États, au sens d’un État de droit.
Discours de Hitler, du 30 janvier 1939
La morale du politique
Cette idée revient alors à interroger la grande question de la morale du politique. Question importante, tant on peut se demander où la morale se cache dans l’action politique d'aujourd'hui, ne serait-ce, qu’en assistant systématiquement à toute cette violence de l'État, employée contre les citoyens ; violence de l’État, qui n’est d’ailleurs pas considérée comme telle, car elle n’est appliquée, qu’en vue de résoudre une crise, dit-on, et donc, par définition, qu’en vue de protéger l’intérêt général.
En fait, la question posée ici, est plus pertinente qu'on ne le pense. On ne doit pas se demander s’il y a une morale du politique, mais, plutôt, si la morale doit être évincée de l’action politique, car c'est finalement tout le problème de l’État moderne.
Machiavel, grand prêtre du verbe, établit une philosophie admirable, qui procède du génie diabolique d’un Florentin de la Renaissance, d’origine sociale modeste, qui ne put par conséquent, jamais prétendre à un rôle politique. Nicolas Machiavel est un penseur éminent, tout simplement parce qu’il a réfléchi à la politique moderne, et a ainsi fondé l’État moderne. D’ailleurs, quand on se pose le problème de la morale additionnée à la politique, impossible de ne pas penser au machiavélisme. Sa conception de Machiavel de la politique, est avant tout cynique : violences, ruses, mensonges, trahisons, tous les moyens sont bons pour parvenir au pouvoir, et s’y maintenir. Aussi, ces questions, à savoir : « Comment accéder au pouvoir ? » et, « Comment s’y maintenir ? », sont largement débattues dans Le Prince, Machiavel, laissant délibérément de côté, toute question de « valeur » ou d'éthique (« Est-ce bien ou mal ? », « Est-ce un bon ou mauvais gouvernement ? », etc.), pour se concentrer exclusivement sur le « Comment ». Voilà de quoi parfaitement éclairer les « manoeuvres politiciennes » actuelles, qui désespèrent tant l’électorat.
On comprendra alors, après l’exposé suivant, où je fais une synthèse des points clés de son traité, que la stratégie de Machiavel éloigne considérablement la politique de la morale, car le politique devra :
1) posséder des qualités contradictoires : un homme politique idéal, est celui qui est capable de se modeler lui-même, afin de modeler les occasions, (ch. XVI-XVIII)
2) se rappeler toujours l’importance du peuple, (ch. XIX-XXI)
3) jouer sur l’image, sans jamais s’enfermer dans l’image, (ch. XXII-XXIV), car il est si facile de jouer l’apparence, mais il est plus difficile d’apprendre à ne pas être le jouet de l’apparence ; l’homme politique, entouré de flatteurs, d’une multitude d’individus ayant intérêt à le tromper, est détourné progressivement de la réalité, puis mené à sa perte. L’apparence est donc un outil, mais surtout, un piège redoutable.
La modernité de Machiavel se révèle dans cette autre idée, développée ainsi : l’État ne doit pas se préoccuper de la morale, à titre individuel, car l’État n’a qu’une seule finalité : se maintenir, et garantir sa pérennité malgré les crises.
Posez-vous alors la question : serait-ce moral, qu’un État s’apitoie sur le sort d’un seul, tâchant de le protéger, aux dépens de l’intérêt général ? Voici donc tout le problème, et il réside dans cette dichotomie : le particulier contre le général.
Toute la réflexion du Prince, donnant des conseils cyniques, relatifs à la dissimulation, à l’exercice du secret et de la manipulation, se résume en cette formule, trop bien connue : qui veut la fin veut les moyens.
Et parce que Machiavel est un pessimiste, il préconise l’absolutisme. Il fait de l’État, un État omnipotent, capable de contenir les passions de ses sujets, de faire primer, si nécessaire, la raison d’État. D’où la radicale opposition avec la cité antique : nous ne raisonnons plus comme les Grecs aujourd’hui, c’est bien évident, mais le pourrions-nous encore ? Évidemment, non !
La société n’est plus pour nous une communauté, mais plutôt une association artificielle dans laquelle, les liens avec les concitoyens, sont beaucoup plus lâches qu’autrefois ; plus économiques que sentimentaux. La politique ne prétend même plus représenter une organisation spontanée, ou naturelle de la société. On a constaté avec le temps que l’État s’est progressivement transformé en un appareil administratif, et que les individus se représentent cet appareil, comme un système d’oppression.
Cette réflexion méritera d'être continuée et approfondie... à suivre, donc !
Présidentielle 1988: François Mitterrand, le virtuose des mots
et un très bon lecteur de Machiavel
Bibliographie indicative : Machiavel, Le Prince, Le livre de poche. Hannah Arendt, Origine du totalitarisme, Presse pocket. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard tel.