De l’intentionnalité à la responsabilité. Note sur Levinas
On trouve au XXe siècle, formulé dans une conception « novatrice » la notion d’autrui sous l’angle du devoir et de la responsabilité, dans la pensée du phénoménologue français Levinas, célèbre pour avoir affirmé que la philosophie première était l’éthique.
Avec Emmanuel Levinas j’apprends à advenir en tant que sujet libre, dit-il, dans la responsabilité infinie qui m’incombe. Or, cette responsabilité repose dans le visage de l’autre. C’est un ordre adressé à chaque sujet et qui lui vient d’aucuns des signes ordinaires du commandement, qui ne dit pas ce que chacun doit faire, ni ne fait signe. C’est un ordre invisible. Chez Levinas, le visage parle ; il me parle ; il ne parle pas à tous. Mais les paroles qu’il m’adresse sont des paroles encombrantes parfois, car ce qu’il m’adresse, je ne peux m’en exempter.
Ce visage de l’autre, qui m’est étranger, mais qui s’adresse néanmoins à moi est une morale en moi, qui ne vient pas de moi, qui n’est pas non plus une révélation qui vient d’en haut, ni une éducation historiquement repérée, c’est une cette trace de l’éthique qui m’est imposée par l’autre en son visage, parce que, Levinas ajoute, le visage de l’autre est invocation et qu’il exige une aide, une réponse. Le visage est ce qui témoigne de la fragilité de l’homme ; il m’appelle, me commande, m’oblige à être responsable de lui.
Mais c’est parce que le visage est nu, qu’il est dénudé de sa propre image, dit Levinas comme si l’image du visage n’étant qu’un masque informatif, qu’il pouvait se dépouiller, se vider, devenir alors ce visage nu, misérable, exposé : la cible de tous les meurtres, que l’impératif éthique repose sur le visage.
Edmund Husserl à son bureau
En cherchant à montrer que, tant chez Husserl que chez Heidegger l’autre est conçu de manière purement théorique et qu’en ce sens, sa dimension morale (et donc véritablement philosophique) est manquée, Levinas a su aller plus loin que Sartre, en proposant de renverser le cogito cartésien afin d’affirmer que le fondement de la philosophie ne se trouve pas en celui-ci, mais en l’autre homme qui fait appel à ma responsabilité.
En appelant « infini » cette trace que je trouve dans le visage de l’autre, je vois ce qui me transporte au-delà de lui-même, dans cet infini que je ne peux trouver en moi-même, Levinas propose une phénoménologie du visage d’autrui, qui est avant toute situation sociale, ou d'un caractère, d’abord un composé d’yeux, bouche, nez, etc. On comprend alors que, pour Levinas, sa conception d’autrui, qui se présente sous la forme d’une responsabilité infinie, du devoir, est à l’opposé de celle de Sartre, qui pensait que les regards s’affrontaient dans une lutte pour réduire l’autre à l’état d’objet. On va bien plus loin avec Levinas, puisqu’en ouvrant sur l’infini, le visage est ce qui peut seul m’élever à la condition de sujet : « Le visage s’impose à moi sans que je ne puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je ne puisse cesser d’être responsable de sa misère » (Humanisme de l’autre homme, 1972).
Dans la philosophie de Levinas, l’on voit que le visage commande, et ce qu’il commande, c’est un « penser par l’autre », qui prend la forme d’une inquiétude, d’un éveil à l’autre qui ne trouve pas son sens dans une positivité de la terre ferme. En étant quelque chose d’une transcendance qui nous commande, en présence d’Autrui, donné en son visage, nous répondons à un ordre qui échappe à toute logique de connaissance, à toute explication historique, religieuse ou juridique. Le « tu ne tueras point », paroles on ne peut plus claires, précises, presque matérielles, est un commandement donné par la nudité du visage, dans sa parfaite abstraction.
Le visage est seigneurie et le sans-défense même. Que dit le visage quand je l'aborde ? Ce visage exposé à mon regard est désarmé. Quelle que soit la contenance qu'il se donne, que ce visage appartienne à un personnage important, étiqueté ou en apparence plus simple. Ce visage est le même, exposé dans sa nudité. Sous la contenance qu'il se donne perce toute sa faiblesse et en même temps surgit sa mortalité. À tel point que je peux vouloir le liquider complètement, pourquoi pas ? Cependant, c'est là que réside toute l'ambiguïté du visage, et de la relation à l'autre. Ce visage de l'autre, sans recours, sans sécurité, exposé à mon regard dans sa faiblesse et sa mortalité est aussi celui qui m'ordonne : « Tu ne tueras point ». Il y a dans le visage la suprême autorité qui commande, et je dis toujours, c'est la parole de Dieu. Le visage est le lieu de la parole de Dieu. Il y a la parole de Dieu en autrui, parole non thématisée.
Le visage est cette possibilité du meurtre, cette impuissance de l'être et cette autorité qui me commande « tu ne tueras point ».
Ce qui distingue donc le visage, dans son statut de tout objet connu, tient à son caractère contradictoire. Il est toute faiblesse et toute autorité.
Cet ordre qu'il expose à l'autre relève aussi de l'exigence de responsabilité de ma part. Cet infini en un sens qui s'offre à moi, marque une non-indifférence pour moi dans mon rapport à l'autre, où je n'en ai jamais fini avec lui. Quand je dis « Je fais mon devoir », je mens, car je ne suis jamais quitte envers l'autre. Et dans ce jamais quitte, il y a la « mise en scène » de l'infini, responsabilité inépuisable, concrète. Impossibilité de dire non.
Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance.
Commentaires
Merci de rappeler Levinas en ces temps de visages masqués et de 'Entfremdung' à mes yeux inquiétante. Je me demande souvent ce que ces visages masqués me renvoient et comment ils m'interpellent.
Souvenir de lecture erronée peut-être :
Lévinas rencontre l'autre dans sa présence même, sa réalité de "chose" devant soi, cette présence réclame l'attention et force à considérer son être. C'est par l'autre que se constitue donc dans la relation, (un regard, un geste suffisant, un mot, une écoute) le moi et le cerne. Par là-même cet autre dans sa demande réduit le sujet pensant ouvert, disons fusionnel et non différencié, à cet état de répondant. Cette autre responsabilise donc la personne et le tance à être dans son champ.... Ce n'est donc pas le : je pense donc je suis mais le : tu me cernes, et tu me délimites me limites... qui constituerait le je ( avec le tu donc) ?
Je renvoie quand à la remarque des intellectuels et de leur passerelles ouvertes à tous, à cette vidéo d'Etienne Klein " Éloge de la nuance", et pourquoi c’est important, de prendre le temps de lire, d'entendre et de répondre, ni oui ni non, mais de réfléchir. Plutôt que des pensées toutes faites et faciles à digérer par tous, la philosophie apprend à penser déjà. À faire un effort de la tête, à se poser des questions et à ne pas savoir répondre et trancher dans le tas...
@Elisabeth
Il faut surtout que les intellectuels s'adaptent à l'urgence de la situation, que leurs réflexions soient en contact réel avec notre quotidien si préoccupant. S'il en est autrement, ils sont peut-être brillants mais inutiles.
C'est un autre monde, une réflexion peut-être exacte, peut-être pas mais illisible pour la plupart des gens. Il serait préférable que nos philosophes s'attachent à ouvrir des passerelles qui les relient au monde et à leurs semblables. Nous avons des problèmes urgents à régler et il est indispensable de faire preuve de pragmatisme. Dans le cas contraire, les capacités des intellectuels restent perdues. Ils s'enferment dans leur tour d'ivoire et communiquent entre eux, indifférents au monde qui s'écroule.
j' ai dit il y a peu de temps que le visage c'est tout. Cette réflexion de Lévinas me parle beaucoup, merci
J'aime et j'apprécie à sa pleine valeur (tout au moins je l'espère) ia différence que vous soulignez la relation à l'autre selon Sartre et selon Lévinas. Lutte d'un côté et responsabilité de l'autre. Il y a tout de même une énigme dans le fait que les deux font écho à quelque chose d'humain, trop humain.
Levinas est un guide pour moi.
chaque etre humain a une Aura ...