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Léon Werth, invitation à la boxe

Il y a à peine cinquante ans, disparaissait un écrivain. Un écrivain de marque, taillé dans le bois d’ébène. Un de ces écrivains qui a pris les chemins de Nietzsche. Libre-penseur, Léon Werth fuyait les paillettes, les gloires en toc, n’hésitait pas, pour emprunter la formule géniale de Georges Bernanos, à « scandaliser les imbéciles », boxant sans retenue les idées reçues, et la bêtise la plus crasse.

Un humaniste de la trempe d’un Rousseau, d’un Voltaire, d’un Saint-Simon. Sans l’éditrice Viviane Hamy, ce très grand écrivain aurait sûrement disparu dans l’enfer des bibliothèques. Son courage et sa ténacité permettent à une œuvre d’une extrême richesse de trouver alors une seconde vie.

 

Le Monde et la Ville est un précieux témoignage sur une époque désormais disparue. Ce sont de brèves chroniques. Parfois d’une ou deux pages. Léon Werth balaye l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Que ce soit l’éducation, le monde, les arts, le spectacle, la rue. Sa rencontre avec la philosophie, avec les vers de la poésie, avec un monde en mutation.

 

Denoël, refusant un manuscrit à Léon Werth, s’adressa à l’écrivain en ces termes : « Votre marque personnelle, généreuse et désabusée [...], donne à vos considérations et à vos témoignages un accent si particulier. Malheureusement, votre position est la plus ingrate qui soit. Vous êtes un homme seul, et votre pensée, par là même, devient très difficile à définir. »

 

Voilà probablement l’un des plus beaux compliments, pour cet écrivain humaniste. Certes, Léon Werth n’appartient à aucune obédience, aucune chapelle. Il est un homme seul contre tous, une pensée qui ne se laisse pas corrompre, qui prend la bêtise à rebrousse-poil, qui ne s’adresse ni aux ignorants, ni aux mondains, ni aux gâteux, ni aux populistes, ni aux politiciens véreux, ni aux éditeurs piteux, ni aux universitaires scabreux, ni aux journalistes fumeux. Et c’est la marque d’un écrivain d’une trempe rare, de ne pas céder aux règles du « politiquement correct ». De ne pas tergiverser avec la vérité. De ne pas pactiser avec les mondanités littéraires. Il peint les caractères. Il fouille les âmes. Il dissèque ses contemporains. Met un point d’honneur à souligner leurs faiblesses, leurs insuffisances. Pas question de se tenir dans sa tour d’ivoire et de dresser un roman du monde, comme autrefois, Descartes dressait un roman de la nature, selon les mots mêmes de Blaise Pascal. Il s’agit de descendre dans l’arène, de se confronter à ses contemporains. De se promener auprès d’eux. La seule et unique méthode. Vivre avec eux, la joie et le désarroi, le courage et la couardise ; la ville, le monde, les spectacles, les transports en commun, la danse, le théâtre, la fête, les colères, la foule…  L’intellectuel se veut le témoin actif de son temps. Né en 1878, il a appartenu à une époque aujourd’hui bien révolue. On en conviendra. Celle des deux guerres, qu’il ne manquera d’ailleurs pas de chroniquer. Son seul combat : être fidèle à la vérité. Derrière l’antimilitariste, derrière le patriote, derrière l’humaniste-philosophe, on retrouve un écrivain puissant, profond, qui sait saisir ces brefs moments de la vie. Voilà déjà tout un programme !

 

Écrivain, journaliste, dans la revue Monde en autres, Léon Werth est homme curieux. Il compare la presse d’hier et d’aujourd’hui. Dénonce la suffisance des bourgeois. Invite à une culture moins élitiste, comme les spectacles de boxe, le music-hall, le cirque ou encore le tango.

 

Il parle de la philosophie, l’art, la poésie, la littérature. Il défend avec une conviction profonde ses grands amours. Met en lumière la légèreté de la main du peintre, l’humilité du philosophe, l’humanité du poète. Traquant l’imposture et le mensonge, il rejette l’esprit de pesanteur ! Nietzsche nous conseillait de combattre les fausses valeurs en nous invitant à la danse[1], au rire[2] et au jeu[3]. Parions que pour cet esprit libre et intègre, lucide conscience de son temps, qui aimait à rejeter les convenances mondaines, et ne détestait pas s’ouvrir à toutes les cultures, le mode de combat était le même. Il était volontairement lucide et inactuel.

 

« Danseurs et danseuses du passé, on vous regarda avec férocité, comme ce sultan contemplait ses femmes dansant dans le harem et ne savait pas celle qu’il choisirait, ni s’il les destinerait à sa couche ou s’il ordonnerait qu’on les mit à mort. »

 

Remercions Viviane Hamy, d’avoir eu cette lucidité, d’exhumer un réel écrivain que le temps se chargeait de balayer. Dans la ligne des Léon Bloy, Léon Daudet, Louis-Ferdinand Céline, Léon Werth est de ces écrivains atypiques, loin des « putes de la plume ». Il ne s’affaire pas à se construire une œuvre pour se payer un avenir ; il est juste traversé par le courage et le besoin de décrire son époque et ses contemporains, sans haine sans hargne et sans violence, dénonçant les travers d’une civilisation, saluant ses exploits, ne soignant ni les faux-semblants, ni les fausses valeurs. Sa lucidité est féroce, cinglante, sa plume acérée et nerveuse. Un électron libre dans un paysage littéraire parfois trop lisse et consensuel. Léon Werth nous invite à boxer son temps, faire vaciller les fausses idoles, mettre à jour les vraies valeurs. Quel beau programme !   

 

(À propos de Léon Werth, Le monde et la ville, Viviane Hamy éditeur, 221 pages, 1998.)

               

 

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[1] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Chanson à danser, Trad. Geneviève Bianquis, Garnier-Flammarion, Paris, 1996. La danse affirme le devenir et l’être du devenir.

[2] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, De la vision de l’énigme ; Le convalescent, Trad. Geneviève Bianquis, Garnier-Flammarion, Paris, 1996. Le rire affirme le multiple et l’être du multiple.

[3] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, Les sept sceaux ; Avant le lever du soleil, Trad. Geneviève Bianquis, Garnier-Flammarion, Paris, 1996. Le jeu affirme le hasard et la nécessité du hasard.

 

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