La disparition de la critique littéraire
Juan Asensio m'a écrit pour me proposer de recenser son livre. Au téléphone, j'ai eu au bout du fil un homme courtois, qui m'a donné envie de chroniquer son essai, qui est la reprise de certains de ses billets dans le Stalker, car l'auteur est avant tout un blogueur, même s'il est par ailleurs critique littéraire et préfacier, que j'ai trouvé certes, un peu rébarbatif et trop bavard parfois, mais qui a le grand mérite de reposer la question essentielle et presque oubliée, en ce début du XXIe siècle, à savoir : qu’est-ce que la littérature ? La question mérite d’être posée et constamment renouvelée… Pour le dire de manière un peu grandiloquente, l’oraison de nihilisme et de cynisme qui, de son épais manteau noir, aspire progressivement la littérature vers son propre néant ne doit tout de même pas nous faire oublier que peu de choses mettront pour le coup fin à cet art silencieux et transcendant. Comptons sur la critique pour aider à cette pérennité annoncée. Cet article présente un intérêt certain, pour comprendre l'effondrement de la littérature, auquel nous assistons impuissants. Il est paru dans La Presse littéraire, en 2006. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Même si la critique, selon certains, meurt jeune[1], critique et non méta-critique, critique comme lueur dans les ténèbres. Lueur qui éclaire non sans une pointe de bonheur le chemin dans un bâtiment délabré, chemin jusqu’au bout de la nuit, chemin comme compte-rendu d’une descente aux enfers, qui permet d’exhumer du tas de morts-nés, écrivains de pacotille et autres faiseurs et faussaires, le plus invraisemblable prodige.
Errant dans la nécropole sinistrée comme âme en délire, le critique est de cette race, loin du brouhaha des bavardages caverneux, des fureurs de papiers, écrivant avec sa chair et son sang et, osant, par inconscience ou folie, parler contre les épais silences, afin de mettre à jour et de montrer à voir, d’accompagner des écrivains, dans leurs plus périlleuses expériences, expériences à la limite qui devra forcer en nous respect et admiration, quand nous les aurons enfin compris. Le critique est ce fil tendu entre le professeur et l’écrivain. C’est tout du moins ce que prétend Juan Asensio, qui n’a pas hésité à plonger dans la zone à hauts risques de la critique, zone mystérieuse et interdite à toute présence humaine. Il faut en effet, une sacré dose de courage au critique, pour, dans le silence et la quasi-indifférence qui entoure son activité, affronter la fronde, écrire et défendre parfois l’indéfendable : aujourd’hui, Nabe, Dantec, Bénier-Bürckel, et quelques autres.
Asensio appartient à cette race de critiques (dont je dois certainement faire quelque peu partie ! je ne sais pas, une idée comme ça !) des plus pessimistes. De la littérature, il ne voit plus que putréfaction, oraison funèbre, cacophonies troublantes d’egos hypertrophiés. Dans un monde sans Dieu, sans transcendance, Juan Asensio est conscient que toutes les idoles doivent être brisées, si l’on veut advenir à notre plus pleine liberté. La littérature doit être défendue, car elle est notre dernier barrage, dernier rempart contre le nihilisme et la disgrâce. D'où l'importance fondamentale de la critique littéraire. Une critique qui ne résiste pas à ferrailler des fois, importante, indispensable si l'on désire que la littérature conserve son feu sacré. Pour cela, la critique est la bienvenue. Elle n'est pas seulement nécessaire. Elle est indispensable à ce travail de fond. Mais, où est-elle donc aujourd'hui la critique littéraire? Pas dans des revues comme Télérama ou Inrockuptibles, en tout cas !
Pour servir sa cause, Asensio convoque l’âme de Bloy, le soleil de Bernanos. Jorge Semprun, Joseph Conrad, Fedor Dostoïevski. Maudits ou lumineux, les (vrais) écrivains sont nombreux et les références foisonnantes. Relus d'un oeil neuf, parce qu'on cherche en ce début de siècle d'autres pistes ; pour cela, ne pas hésiter à malmener les épouvantails de l'époque, ne pas hésiter pas secouer les idées trop bien reçues, parce que remâchées et répétées depuis plus d'un siècle, à la suite de la langue de bois de nos démocraties. Asensio avance lui, solitaire, entêté, armé d’un regard sans complaisance. Toute sa force réside d’ailleurs dans ces deux qualités non-négligeables, pour affronter une littérature pour notre temps.
Comment continuer sans le génie de littérature ?
Donner la parole à un Maurice G. Dantec, (à la mode dans la fin des années 90, et désormais maudit depuis quelques années), défendre Eric Bénier-Bürckel (qui a eu la faiblesse d'écrire un roman mal compris Pogrom, et qui a déclenché des tsunamis d'indignation), relire Nabe (le maudit, lui aussi). On croirait qu'Asensio ne rêve que de provoquer son lecteur, et de le désespérer. Le voilà alors, sur tous les fronts, montrant et démontrant qu’il n’a aucune peur à défendre la « vraie » littérature contre la mauvaise critique, bien souvent celle des journalistes, qui rédigent au kilomètre, mais ne lisent plus. Constat radical, j'en conviens, mais n'a-t-il pas raison ? Raison, parfois même contre lui-même quand, dans un long, et parfois brillant article, sur le Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec, il écrit à la page 95 de son livre : « C’est que Dantec en dit trop, il a trop lu et l’écriture de chacun de ses romans se mélange avec tous ceux qu’il a lus et ceux qu’il va lire, de sorte que le critique contemporain, s’il avait l’ombre de la culture littéraire, pourrait affirmer des livres de notre écrivain ce que Sainte-Beuve écrivait de la Vie de Rancé de Chateaubriand, que « l’auteur jette tout, brouille tout, et vide toutes ses armoires ». Ce serait presque suffisant pour dénoncer la chute de Dantec, dans une paranoïa intellectuelle et sordide des plus inquiétantes. Écrivain rock, plus qu’écrivain tout court, Maurice G. Dantec, dont les premiers ouvrages plus que prometteurs étaient de vraies dynamites contre cette époque, de plus en plus petite, se perd depuis quelques années dans la désespérance et le pessimisme outranciers. Les échecs successifs du somptueux Villa vortex, et du très indigeste Cosmos incorporated (sur le plan littéraire au moins !), montrent que la glose d’Asensio ne suffit déjà plus à le sauver des catacombes dans lesquels il s’est tout seul enfermé. Idem pour Bénier-Bürckel : que faut-il vraiment écrire d’un mauvais roman, raté dans sa plus grande partie, dont le seul et véritable mérite aura été de dénoncer sans complaisance aucune, le mal et la violence des banlieues, sévissant dans notre époque des plus redoutables ? Je passe sur les accents pseudo-céliniens de l’auteur de Pogrom, et les descriptions apocalyptiques et juvéniles à propos de la chute (visible, trop visible) de la littérature aujourd’hui. À peine a-t-il raison de sauver le roman Alain Zannini de Nabe, de l’enfer des bibliothèques, dans lequel on cherche à l’enfermer, quoique l’écriture de Nabe, souvent ampoulée, trop souvent emplie d’un romantisme agaçant, laisse songeur. Et je préfère laisser sous silence les réflexions entachées de trop nombreuses insultes à l’encontre de l’art moderne qu’Asensio, à la suite de Domecq, Jean-Louis Chrétien ou Nicolas Grimaldi, visiblement, vomit (à tort à mon sens !). Certes c’est son droit, et les arguments qu’il avance, loin d’être tout à fait ineptes, auraient servi son discours assez bien bâti, s’il n’avait oublié, qu’accuser sans autre forme de procès, les œuvres d’art contemporain, dans leur majorité générale, de « sublimes nullités » ou autres quolibets, prétendant ainsi en finir une bonne fois pour toutes avec les controverses traversant l’art contemporain depuis presque un siècle, à propos du beau, de l’objet d’art, et de l’art et son Idée, non seulement ne sert pas sa prose, mais la dessert à l’endroit même où il espérait la servir.
Asensio veut ressusciter cette âme déchue de l’art. Il veut en réactiver les forces vives, certes non éteintes, mais occultées par l’ignorance crasse et l’imbécillité profonde de l’époque. Ayant compris que la dégradation du langage (le métalangage de notre temps, délibérément vidés de sa substance, pour créer la confusion) et le Mal, dans sa dimension la plus diabolique, grignotant peu à peu la chair ensanglantée du « cadavre de la littérature », Juan Asensio s’escrime avec rage et courage pour revenir à un âge d’or (ou prétendu tel !) Raison ou tort ? Je ne prendrai pas partie. Et peu importe en définitive, car, si le radeau de la méduse littéraire continue de voguer au fil de l'eau, ses retours, non sans intérêt, à Conrad, Bernanos, Bloy, Dostoïevski sont, dans leur infinie noblesse, une assez bonne initiative, surtout si l'on se penche sur cette nouvelle littérature de gauche, appartenant à un courant que l'on ne peut que déplorer, remplie de personnages sans consistance, sans histoires, écrite pour servir une idéologie accompagnée d'une terminologie de l'infâme... Dans cette littérature de pacotilles, où est passé Dieu ? où est passée la foi ? où est passée l'aspiration à la grandeur ? où est passée la transcendance ? où même est passé l'homme, tant le lexique contemporain vide l'homme en général de ses qualités ambivalentes, dont sa part d'ombre, sa part obscure, ses aspirations paradoxales aux bas instincts, monstre d'égoïsme, monstre de ladrerie, monstre d'impuissance, parfois, faisant de lui un être prisonnier entre le Bien et le Mal, contraint à choisir et à se déterminer, souvent emporté par les grands flux de l'Histoire. À présent, la littérature ne raconte rien d'autre que des qualités de certains hommes, aux prises d'angoisses ordinaires, de problèmes personnels et égotistes, des qualités minuscules, sans reliefs, sans profondeur. Force est alors de constater que la littérature a abandonné, pour le confort du lecteur paresseux, toute ambition et toutes ces profondeurs abyssales que montre la complexité humaine. Asensio ne peut que s'en désoler, et ce n'est pas moi qui le condamnerai pour cela. Mais les temps sont sombres pour le critique littéraire qui oserait dénoncer cette nouvelle forme de puritanisme moral métastasant la littérature française aujourd'hui, au point de la rendre insipide, verbeuse, évidée, à courte vue...
Je ne suis pas non plus certain, que ce type de livre sauve quoi que ce soit de la mort annoncée du roman français, je parle bien sûr du grand roman français, de ce Titanic emporté, mais nous verrons bien. Je crois que Juan Asensio le parie...
Affaire à suivre !
Extrait du film Stalker, réalisé par Andreï Tarkovski, en 1979
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[1] Juan Asensio, La critique meurt jeune, Paris, Le Rocher, 2006.