Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'émergence du Dasein ou de l’absence à la présence dans Être & Temps de Heidegger

Jusqu’ici, le Dasein refusait d’affronter la mort de face, mais il lui était nécessaire de sortir des vapeurs rassurantes du « On » pour accueillir en soi, dans sa solitude et son arrachement au monde des illusions, la liberté de la mort que Heidegger assimile à une passion. Est-ce pour souligner la nuance de passivité inhérente au passage de l’inauthenticité à l’authenticité, et l’idée de vive intensité inhérente à la passion de la vérité ? Il semble qu’on ne saurait résister dans cet élan spontané, à accueillir la liberté, ou plutôt la libération, qu’accorde la compréhension véritable de la mort. Cette compréhension est alors ouverture vers son « soi », c’est-à-dire son authenticité. J'essaye de creuser cette difficile réflexion dans la philosophie du penseur allemand, pour l'Ouvroir.

 

1. L’appel de la conscience

1. La posture existentielle authentique

Il existe donc dans la philosophie de Heidegger une position existentielle authentique. Cette position est possible pour le Dasein à partir de lui-même. C’est-à-dire que la possibilité de changer, de devenir ce « Soi-même authentique », ne lui est pas adressée de l’extérieur. Nous en avons esquissé plus haut la structure, et celle-ci a un lien avec la mort. C’est dans « la reprise de soi hors du On, autrement dit la modification existentielle du On-même en être Soi-même authentique »[1] que le Dasein aura la possibilité de demeurer dans cet autre du même, à savoir ce soi libéré. Ce devancement, cette ouverture sur son soi authentique est une possibilité ontologique. Il peut exiger de lui-même, son être en propre, c’est-à-dire exiger une vérité sur lui-même. Égaré dans le « On », le Dasein doit pouvoir se (re)trouver, se ressaisir, être montré à lui-même. Il lui faudra choisir. C’est-à-dire choisir de se choisir. En d’autres termes, disons qu’il a ce pouvoir, et il est même sermonné de s’attester lui-même. Un devoir qui lui est intimé par la « voix de la conscience » (Stimme des Gewissens).

 

Néanmoins, il s’agit de le comprendre, et Heidegger le dit précisément ainsi : « Est touché par l’appel celui qui veut être ramené. »[2] Qu’est-ce à dire ? Certes l’appel brise le bavardage et la publicité du « On ». Certes l’appel vient faire cesser le vacarme. Il fait taire les paroles autour du Dasein, en installant le silence, car il n’a rien à raconter, n’a rien à constater et n’a rien à énoncer non plus. Mais il n’en véhicule pas moins un message intérieur. En fait, il singularise le Dasein. Et si le message intérieur est possible, c’est par cette expérience du Rien de l’angoisse ; il se trouve, entre phénomène langagier et silence, dans cette solitude du Dasein. Celle-ci n’est pas une privation de toute relation avec autrui. Non. Mais c’est la somme de cette relation à soi, et de cette déprise de soi. De ce que nous appellerons le passage à l’Autre du même.

 

Cet appel en soi est Gewissen et non Bewusstein. Ce qui veut précisément dire qu’il n’est pas moral. Mais ontologique. Dans son ouverture, la conscience donne à comprendre. De plus, si l’appel est ainsi possible, c’est parce que le Dasein a d’abord été foudroyé par une secousse, un ébranlement. Celui de l’angoisse. De plus, le Dasein doit encore choisir de se tourner vers l’appel, donc de se questionner sur cet appel. Par l’appel, le Dasein est amené au plus près de tous ses possibles. Il est un appel au Dasein d’être soi-même. Il ne faut pas entendre comme une injonction d’être ceci ou cela. En réalité, l’appel de la conscience dit clairement au Dasein d’être, en toutes circonstances dans sa vie, au plus proche de lui-même.

 

Soit. Mais un problème toutefois résiste : dans cet appel qui parle ? De quelle profondeur nous vient-il ? Heidegger ne l’ignore pas, et nous répond : « Le Soi-même ad-voqué demeure indéterminé et vide en son « quid ». Comme quoi le Dasein se comprend-il de prime abord le plus souvent dans son explicitation à partir de ce dont il se préoccupe, cela, l’appel le passe. »[3]

 

Que devons-nous alors comprendre ? En fait, si l’appel est tourné en direction du Dasein, c’est-à-dire que l’appel lui commande d’être lui-même, il lui faut entendre l’appel en dehors, à savoir hors de l’être-explicité-public. Car on ne peut jamais se comprendre soi-même dans la sphère publique. Comprenez : on ne pourra se saisir soi-même tant que nous nous laisserons cernés par le « On », le bavardage et la redite. D’ailleurs, Heidegger le précise ainsi : « Dans la conscience, le Dasein s’appelle lui-même. »[4] L’appel vient donc du plus profond de son être. De fait, il ne saurait être compris de l’extérieur. Il n’est pas un appel d’aller en tel ou tel sens. Il n’est pas non plus commandé par soi. Nous n’avons pas le pouvoir de le contrôler ni de l’activer. C’est en réalité, un appel contre soi-même. Car si l’appel vient bien de moi, en fait il me dépasse, en ce sens qu’il est une vraie voix étrangère. Certains vont même jusqu'à lui attribuer un « possesseur » : le Surmoi, un individu, Dieu en personne, etc. Pour sa part, Heidegger fixe cet appel dans l’Unheimlichkeit. Nous avons déjà montré en quoi l’angoisse nous amène à cet état d’inquiétante étrang(èr)eté. Il nous faut à présent comprendre en quel sens, cette voix demande au Dasein de ne surtout pas céder, au moment de cet appel, à la facilité de la liberté du « On », et lui intime l’ordre d’affronter l’étrang(èr)eté. Il se doit d’accepter d’être placer devant le Rien du monde. D’abord, parce que l’appel de la conscience se situe hors du langage public, et en ce sens il fait taire les palabres quotidiennes ; ensuite, il porte sur la tonalité affective de l’angoisse, et ainsi neutralise le « On », et esseule le Dasein ; enfin il « se manifeste comme appel du souci » (SZ, 277, Trad. Martineau), c’est-à-dire que l’appel de la conscience n’est autre, selon Heidegger, que la voix du souci lui-même. On voit désormais qu’aucune puissance étrangère n’appelle le Dasein. C’est juste là, si l’on ose dire, en lui. Ça n’est pas plus une voix universelle. Disons-le ainsi : c’est un contre-appel à l’appel de fuite qu’est l’appel du « On ». C’est un appel en l’étant qui se rappelle à lui-même, car dans l’appel, l’étant est appelé à lui-même. Que devons-nous ainsi retenir ? Le Dasein était jusqu’ici, immergé dans le « On », il était donc absent à lui-même ; le voilà, par l’appel, bientôt présent.

 

De plus, cet appel est purement ontologique. Rien de théologique ne doit être vu en celui-ci. C’est même à la plus extrême déthéologisation de la conscience[5] que Heidegger se livre. Cet appel ne concerne que le Dasein, et n’est nulle part hors de lui-même. Il faut ainsi comprendre cela, si l’on entend saisir le sens existential de la « dette » que l’appel donne à comprendre. Aussi, pour saisir ce point, il nous faut désormais aborder cette notion et ainsi avancer dans notre problème.

  

2. L’être-en-dette et la résolution

Qu’est-ce que la dette (Schuld) ? En quoi intéresse-t-elle notre problématique ? Dans la philosophie de Heidegger, on a l’appel de la conscience qui habite le Dasein. Aussi, celui-ci ne peut le contrôler, et entend même l’amener à son être authentique. Entendons-le ainsi : c’est une dette que le Dasein a envers lui-même. Il ne faut bien sûr pas entendre cette notion de « dette » au sens d’une signification vulgaire, c’est-à-dire « avoir des dettes auprès de… » ou « être responsable de… » Ça n’est donc pas une dette au sens d’un débit ou d’une entorse aux codes juridiques. En réalité, parce que le Dasein va être appelé à lui-même, au sens où il a à être le fondement de lui-même en ne l’étant pas, « il y a dans l’idée du « en-dette » le caractère du ne-pas »[6]. Le Dasein demeurant toujours en-deçà de ses possibilités, n’est ainsi pas son propre fondement, ce qui signifie qu’il n’est absolument jamais en possession de son être le plus propre. Le Dasein a donc une dette envers lui-même. Il a la charge de correspondre à ce fondement. Il n’est donc pas en dette au sens d’un bien ou un mal « moral ». L’être-en-dette est, chez Heidegger, un phénomène inapparent.

 

Écoutons sur ce point le philosophe allemand : « L’appel est appel du souci. L’être-en-dette constitue l’Être que nous appelons souci. Dans l’étrang(èr)eté, le Dasein se rassemble originairement avec lui-même. Elle transporte cet étant devant sa nullité non-dissimulée, laquelle appartient à la possibilité de son pouvoir-être le plus propre. »[7] Or, que voudrait-il dire d’autre, si ce n’est que je ne peux plus là me réfugier dans le « On » pour dissimuler ma propre négativité. Mais plus encore, que je suis, par l’appel, tiré hors du « On » et de son non-choix. Qu’à présent, je me retrouve face à moi-même et  placé devant la responsabilité d’avoir à assumer le choix dans toute sa nécessité, le choix donc de me choisir, jusque dans sa plus pure négativité. Dans cet appel, en forme de rappel, je me dois de m’assumer dans mon existence en tant qu’être-jeté. 

 

Nous laisserons de côté toute la problématique inhérente à la dette autour de la bonne ou mauvaise conscience que le § 59 tente d’expliciter. Tâchons simplement de dire, que l’appel de la conscience est une « con-vocation pro-votante à l’être-en-dette » (SZ, § 60, 295, trad. Martineau). En d’autres termes, on pourrait exprimer l’idée que le Dasein a vocation à entendre l’appel, car dans l’écoute, il est pleinement ouvert à lui-même. Cette ouverture, en tant que compréhension, est sous-tendue par l’affection de l’angoisse, et le langage du parler. C’est-à-dire, « le parler de la conscience qui ne vient jamais à l’ébruitement » (SZ, 296, trad. E. Martineau). Que faut-il comprendre ? Que c’est dans ce profond silence qui m’isole et m’extrait du « On » que le propre de l’autre m’est à présent accessible. Désormais, je me trouve, je suis présent à moi-même, et je sais enfin où j’en suis. Parce que j’ai rompu avec le bavardage, le bruit du « On », j’ai transfiguré l’existence. Je me suis ouvert, dans la résolution, à l’existence propre. La résolution (Entschlossenheit) est le mode d’ouverture du Dasein à lui-même qui s’oppose à l’ir-résolution (Unentschlossenheit) du « On ». Dans la résolution, le Dasein part à la conquête de la vérité originaire, il devient transparent à lui-même : il est dans « sa translucidité authentique » (SZ, 299, trad. Martineau).

 

Aussi, comme il appartient au Dasein de choisir entre la vérité et la non-vérité, dans la résolution, le Dasein est transporté au-devant d’une situation. Certes, le « On » connait également la situation, mais celle-ci est générale, elle est « essentiellement fermée » (SZ, 300). Le « On » réduit la situation à un fait occasionnel. Dans la résolution au contraire, le Dasein est constamment ouvert à sa dette. « En tant que résolu, le Dasein agit déjà. »[8] Soulignons qu’il se trouve là une difficulté dans le discours de Heidegger qu’il nous faut éclairer. Comment devons-nous interpréter ce verbe agir dans ce texte ? Est-ce l’action qui s’oppose à la réflexion ? Est-ce le mode actif qui s’oppose au mode passif ? Ou est-ce seulement la praxis qui s’oppose à la theoria ? En réalité, le phénoménologue allemand tente de réconcilier le contresens ontologico-existential du pouvoir pratique opposé au pouvoir théorique en montrant que la résolution n’est pas un « comportement particulier » ; en fait, elle entend le devancement du Dasein en tant que totalité conscience et mortalité soudées ensemble dans le souci. « La résolution est seulement l’authenticité, prise en souci dans le souci et possible comme souci, du souci lui-même. »[9] Le Dasein se tient donc là dans son ouverture originaire, et il est appelé à découvrir la vérité, à la fois dans sa propriété et son originarité.

 

2. La temporalité de l’angoisse, une singularisation du Dasein

1. Le phénomène de la temporalité

Partons à présent d’une considération méthodologique. Nous avons vu que le Dasein détenait un « pouvoir-être-authentique » (SZ, § 61, 302, trad. Martineau). Aussi, pour cela, il nous a fallu penser la mort, avec Heidegger, c’est-à-dire la compréhension de l’imminence de cette possibilité, qui est la seule posture authentique du Dasein, à savoir la façon authentique d’être-pour-la-mort. Mais penser la mort, c’est penser le temps. Car Heidegger pense le temps à partir de la mort. C’est ce que nous allons tenter de comprendre ici.

 

Il ne s’agit pas de considérer le concept du temps au sens de « l’expérience vulgaire du temps », c’est-à-dire le temps des horloges, mais de se préfigurer le temps sur le mode du devancement et de la résolution en « les pens(ant) jusqu’au bout » (SZ, 303, trad. Vezin). « Par là, nous dit Heidegger, l’élaboration de la résolution devançante comme pouvoir-être authentique existentiellement possible perd le caractère d’une construction arbitraire. Elle devient la libération interprétative du Dasein pour sa possibilité extrême d’existence. »[10]

 

Il nous faut repartir du phénomène de l’angoisse. C’est à partir de l’angoisse que le Dasein se comprend et ainsi est libre. Parce que le Dasein est ouvert à lui-même ; il comprend son être, dans ce qu’il y a de silencieusement possible. Aussi, cette résolution devançante est rendue possible par la temporalité. Or, si la résolution est le souci pour l’existence propre en sa finitude existentielle, résolution signifie pour le Dasein : « se-laisser-pro-voquer à l’être-en-dette le plus propre » (SZ, § 62, 303, trad. Martineau). Considérons que le Dasein ne peut se défaire de l’être-en-dette, et qu’il n’y a ni intermittence ni degré à rechercher dans l’être-en-dette. Le Dasein s’y tient authentiquement ou inauthentiquement.

 

Devons-nous y voir là le pêché qui s’opposerait au salut ? Heidegger répond à cette question pour une importante note de bas de page, concluant que « l’analyse existentiale de l’être-en-dette ne prouve rien, ni pour, ni contre la possibilité du pêché. » (SZ, 306, n1, trad. Martineau).

 

En réalité, le Dasein entend l’appel de la conscience. Aussi, y trouve-t-il l’esseulement. Car il est appelé à être authentique. C’est-à-dire à vivre authentiquement. Cependant, nous le savons à présent, le Dasein ne peut vivre authentiquement et être intégralement « translucide » que s’il accepte d’être un « être compréhensif pour la mort ». L’identité du même trouvant là son fondement dans cette certitude cartésienne[11] de la mort.

 

Or, cela ne nous dit toujours pas comment il nous faut penser la mort ? Parce que Heidegger la pense à partir du temps, devons-nous la penser comme partie liée à l’écoulement des choses ? Devons-nous concevoir la mort comme ce qui sera inéluctable et c’est avec quoi il nous faudra apprendre à vivre ? Car « l’indétermination de la mort s’ouvre originairement dans l’angoisse »[12]. Dans l’angoisse nous sommes ainsi nus devant la mort. Il n’en demeure pas moins qu’il nous faudra choisir. Devant le néant de la mort, Heidegger n’hésite pas à nous dire qu’il nous faudra, chacun, affronter la menace, seul. Dans cette existence authentique, nous n’avons aucun lien direct avec autrui. Ou tout du moins, autrui ne peut rien pour nous, au moment de l’appel. Devrions-nous le reprocher à Heidegger, comme Lévinas l’a fait, en pensant la mort comme ouverture au visage d’autrui ? A le lire de très près pourtant, il semble que Heidegger veuille transformer le Dasein qui affronte son « être-pour-la-mort » en une sorte de sage antique. Écoutons d’ailleurs le phénoménologue : « Avec l’angoisse dégrisée qui transporte devant le pouvoir-être isolé, s’accorde la joie vigoureuse de cette possibilité. En elle, le Dasein devient libre des « contingences » de cette assistance que la curiosité affairée demande avant tout aux événements du monde de lui procurer. Néanmoins, l’analyse de ces tonalités fondamentales excède les limites que son but fondamental-ontologique trace à la présente interprétation »[13]. Le Dasein, dans l’existence authentique qu’une angoisse dégrisée assure, peut enfin de soustraire à la contingence de la curiosité absurde et chimérique qui occupe la préoccupation. Dans cette possibilité nue de son existence, livrée à elle-même, le Dasein n’est plus astreint aux bavardages incessants, à l’affairement inutile, aux bruits du monde qui l’égarent et le distrait temporairement de l’idée de la mort qu’il redoute. Il s’est enfin défait de l’inquiétude du temps, et peut à présent se consacrer à lui-même.

 

2. La compréhension existentielle de l’avenir

Cela établi, une difficulté demeure cependant : comme le Dasein peut-il comprendre son être ? Qu’est-ce qui en rend possible le sens ? Dans sa « résolution devançante », le Dasein parvient à comprendre l’essentiel de l’existence, c’est-à-dire à être enfin à soi-même, ce qui lui donne la possibilité d’exister. Cela est possible grâce à la connexion entre ipséité et souci. Or, le souci n’est possible que comme être-pour-la-mort, car le souci est l’être du Dasein. Aussi, parce que le temps devient une structure interne du Dasein, considérons que le souci est déterminé par le temps.

 

Cela nous amène à la question centrale de notre problème : comment le Dasein parvient-il à l’authenticité ? Et à sa question subsidiaire : est-il, dans sa vie authentique, définitivement coupé du monde et d’autrui ? Pour cela, il nous faut d’abord comprendre l’ekstase temporelle de l’avenir. Car cette venue à soi n’est possible qu’à partir de l’avenir. Qu’est-ce à dire ? Ne traduisons pas l’avenir comme ce qui n’est pas encore arrivé, mais au contraire, comme la mise en relation avec la possibilité. L’A-venir (Zu-kunft) n’est pas ce que je projette pour mon futur, par exemple mes désirs, mes ambitions ou mes rêves, mais il est la modalité de la possibilité que je puisse m’accomplir moi-même. Le passé n’est donc pas ce que j’ai été, et l’avenir ce que j’ai à être, mais il implique le passé lui-même. C’est un avenir qui regarde en arrière. « L’Être-été, d’une certaine manière, jaillit de l’avenir »[14], écrit clairement Heidegger. Or, il y a ici une difficulté philosophique : c’est précisément, ce phénomène unitaire qui rassemble passé-présent-avenir que Heidegger appelle la « temporalité » qui est effectivement le problème à résoudre. Ce champ lexical n’est-il pas qu’un simple artifice, ou révèle-t-il un état achevé du Dasein ? Les trois concepts (passé-présent-avenir) ont d’abord été compris de manière inauthentique par la suggestion d’un temps vulgaire. Il faut en réalité sortir de cette fausse conception du temps. C’est-à-dire une conception du temps qui oppose catégoriquement le passé, le présent et l’avenir. Pour éviter ce piège, tâchons de prendre en compte le sens ontologique du souci. Car Heidegger précise bien que « La temporalité se dévoile comme le sens du souci authentique. »[15] Aussi, cela signifie qu’il nous est donné de pouvoir sortir de cette conception fausse du temps, en considérant le temps originel, rendu possible grâce au souci dont il est le sens et à partir duquel on peut le comprendre et le saisir. Il s’agit donc d’en finir avec la compréhension vulgaire de la temporalité qui nivelle les ekstases en une suite indéfinie de maintenant, et désormais considérer le temps comme un champ flexible d’expression du Dasein. Il ne s’agit donc plus de considérer le présent, mais pour Heidegger, de considérer l’être-authentique comme se projetant dans l’avenir. C’est-à-dire que le Dasein ad-vient à lui-même à partir d’un certain rapport avec les ekstases temporelles. Car l’avenir pour Heidegger est un « ad-venir vers soi » (Auf-sich-zukommen). L’avenir étant le sens primaire de l’existentialité (SZ, 327).

 

Le temps n’est donc pas un étant ; il n’est pas, mais se temporalise. Soit. Essayons d’avancer. « Le souci est être pour la mort » (SZ, 329, trad. Martineau). Ce qui nous amène à déduire que le propre de l’existence authentique de l’être-pour-la-mort est précisément de se temporaliser. Or, que nous apprend là l’être-pour-la-mort ? Il nous apprend que « le temps originaire est fini » (SZ, 331, trad. Martineau).

 

Considérons alors que l’analyse heideggérienne a ceci d’original qu’elle se déprend de la conception vulgaire de la finitude du temps qu’elle traduit par fin, interruption, suspension. Avec Heidegger, nous ne nous situons pas dans le temps des horloges, où le finit s’exprime sur le mode négatif de l’in-fini. Le phénoménologue allemand y apporte un sens nouveau. Et la finitude acquiert désormais une dimension positive.

 

Disons-le : Heidegger ne pense plus le temps sur le mode d’une présence à soi, mais dans la perspective d’une existence authentique comme compréhension d’être-en-vue-de-la-mort. Aussi, en nous inscrivant dans l’être, il nous inscrit dans le néant. C’est-à-dire que, n’étant nullement maître de notre propre existence, nous avons toutefois la possibilité, par la finitude, d’accéder à notre transcendance. Quelle est-elle ? C’est celle d’un être toujours en avant de lui-même. Il a pensé le problème d’une vérité qui, englobant l’autre, réside au sein du même. N’étant plus absorbé par la préoccupation et son pur-rendre présent qui répond aux nécessités de la préoccupation, le Dasein est toujours dans le monde, mais celui-ci est désormais déterminé comme l’horizon de la temporalité entière. C’est dans cet espace que le Dasein peut enfin renoncer à une vie inauthentique, pour découvrir dans l’être-pour-la-mort, c’est-à-dire le néant dans lequel il repose, son soi authentique, cet Autre au sein du même, à savoir un monde qui ne l’absorbe plus, ni ne lui fait plus peur.

 

heidegger, emmanuel martineau, françois vezin, Claude Dubois,

Le grand oeuvre de Heidegger, publié en 1927

_______________________________________________

[1] SZ, § 54, (268), trad. E. Martineau.

[2] Ibid, § 55, (271), trad. E. Martineau.

[3] Ibid, § 57, (274), trad. E. Martineau.

[4] Ibid, (275), trad. E. Martineau. Vezin, traduit improprement par conscience morale. Nous avons montré plus haut en quoi celle-ci n’avait rien à voir avec la conscience morale.

[5] C. Dubois, Heidegger. Introduction à une lecture, Paris, Point-Seuil, 2000, p. 78.

[6] SZ, § 58, (283), trad. E. Martineau.

[7] Ibid, (287), trad. E. Martineau.

[8] Ibid, 301, trad. E. Martineau.

[9] Idem.

[10] SZ, § 61, (303), trad. E. Martineau.

[11] J. Greisch, op. cit., p. 309.

[12] SZ, 308, trad. E. Martineau.

[13] Ibid.

[14] SZ, § 65, (326), trad. E. Martineau.

[15] Ibid, (327), trad. E. Martineau.

Les commentaires sont fermés.