Le Don Juan de Molière ou le rêve féminin
Incompris d’abord de son propre père – dois-je rappeler cette tirade de Don Louis dans la pièce de Molière : « Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne le penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître », incompris de son valet Sganarelle – qui cherche systématiquement à lui faire la leçon. Cette chronique est parue dans le numéro 38 de Livr'arbitres, en juin 2022. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
« Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah ! » Molière, Don Juan, Acte V, Scène 6.
Incompris d’abord de son propre père – dois-je rappeler cette tirade de Don Louis dans la pièce de Molière : « Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne le penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître », incompris de son valet Sganarelle – qui cherche systématiquement à lui faire la leçon. Incompris de la plupart des lecteurs, c’est pour cela que l’on peut parler de héros tragique. Don Juan peine à se mettre à jour. Don Juan peine à naître. Don Juan n’est pas né. Don Juan erre, à l’abandon, cherchant un refuge et des yeux pour le voir. Don Juan a perdu le sens. Et le lieu. Tout est là un problème de topos. Son existence n’a ni direction ni but. À quoi pourrait-il raccrocher le sens de sa vie ? Il ne cesse de courir. Ou plutôt de fuir. De se fuir ! Sa morale c’est la fuite. Il fuit les femmes qu’il a séduites et délaissées. Il fuit les hommes qui sont engagés pour lui faire la peau. Il fuit les siens lorsqu’ils veulent le ramener à la saine raison. Il fuit Dieu.
Son supposé athéisme : il faut en finir avec cette niaiserie qui se dit partout. Don Juan croit en Dieu. C’est clair ! Il s’agite trop, le défie trop, le bafoue trop pour que ça en soit autrement. Mais voilà ! il n’assume pas cette croyance. Ou plutôt, il a perdu Dieu. Il ne peut plus à le voir – peut-être parce qu’il ne veut pas le voir. Il y a cette volonté tragique chez Don Juan de détourner le regard, de ne pas assumer sa condition.
Secundo, Don Juan est un homme du savoir-faire avec le corps, et un homme de la raison. Il traite les corps comme des objets, en artisan ou en technicien, pour ne pas avoir à faire face à la condition humaine, – car dans la relation de sujet à objet on perd nécessairement le sens de l’humain ; on déshumanise l’autre ; on occulte ce qui est le propre de son essence : on masque son infinie fragilité. Autrement dit, l’inconnu en lui et en nous. Don Juan évite soigneusement d’avoir à faire face à sa condition de mortel ; il évite d’affronter sa condition d’être fini, d’homme vivant une vie sans rime ni raison, contée par un fou. En se réfugiant dans la pensée rationnelle, cartésien par excellence, (« Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre font huit »), la rationalité chère aux philosophes et aux scientifiques devient son nouveau sacré. Tout sera désormais explicable, connaissable par les seules vues de la raison. La vie ne sera bientôt plus un problème, et la mort non plus. Dieu est enfin ramené à la connaissance de l’entendement, et les flammes de l’enfer seront bientôt éteintes par la force de l’arithmétique.
Don Juan est donc le héros tragique d’un monde sans commencement ni fin, et dont la transcendance est devenue difficile. Il est l’homme absurde par excellence. Enfermé dans un rapport au monde purement matérialiste… J’entends surtout matériel. Le monde sensible renferme désormais tous ses secrets. Rien au-delà ! (Le vrai matérialiste, accroché à l’utilité et au sens des choses utiles, c’est Sganarelle, pleurant ses gages à la fin de la pièce de Molière, – mais là, c’est un autre problème !) Le matérialisme de Don Juan est un matérialisme de circonstance. Un refuge et un guet-apens à la fois. Il est un héros tragique pétri du désir tragique (si cher au philosophe Clément Rosset). Toute sa vie est fondée sur le désir sans fin, sans finalité, sans intelligibilité. Il désire, et il met toutes ses forces, tout son talent, tout son courage à réaliser tous ses désirs ; mais il ne sait pas exactement ce qu’il désire. En réalité, si nous suivons attentivement son désir, nous parvenons à comprendre : il désire Dieu.
Parce qu’il les mystifie toutes, il est ce simulacre d’homme universel, de tout homme, de sur-mâle. Il est le rêve féminin. Il les fait jouir ; il les passionne ; il les attache amoureusement au mythe qu’il incarne. Il n’est pas autre chose. Là-dessus, on refuse de voir l’essentiel. Il incarne le rêve féminin, car si les rapports sexuels n’existent pas, lui, le seul qui échappe à la castration, qui parait désirer et jouir de toutes les femmes, devient soudain le symbole d’un semblant de rapports sexuels possibles ; il les mystifie toutes parce qu’il désire et jouit de toutes les femmes, semble-t-il ; il inspire une illusion de taille aux yeux de toutes les femmes : celle qu’elles trouveront enfin, par Don Juan, l’identité du sexe féminin. Elles croient qu’il porte en lui le secret si bien gardé. Introuvable pour l’ensemble des femmes. Parce que, dans l’inconscient, au-delà de l’image de la mère, la femme n’existe que comme béance, comme manque de représentation, elles recherchent en Don Juan l’absence de manque. Don Juan n’étant pas castré, puisqu’il peut jouir de toutes les femmes, devient celui à qui rien ne manque. Une illusion de plus. Là-dessus, nous ne voulons rien en savoir. Car Don Juan lui-même est castré. Sinon, il ne serait pas assuré de sa position masculine. De la même manière qu’il n’existe aucune « sur-femme », il n’existe pas plus de « sur-mâle ». Don Juan est donc ce simulacre d’homme total, alors que lui-même recherche à travers les femmes, topos obligatoire, la figure de Dieu, dont il voudrait la jouissance complète pour échapper à la loi qu’il subit, rebelle à ses heures. Son désir se heurte à une impasse : la femme n’existe pas. Ce qui veut simplement dire qu’aucune femme ne peut constituer un cercle fermé. Si on trouve aisément la bande d’hommes, le signifiant « femme » n’unifie nullement la femme, Don Juan ne peut donc les conquérir qu’une par une, la quête devenant infinie, son désir de faire jouir Dieu impossible. Derrière le voile de la vérité, il n’y a donc rien.
Don Juan est ainsi ce héros tragique, aux prises du désir de Dieu sans Dieu. Car Dieu lui est totalement inaccessible, ainsi que les femmes, forcément.
Paru dans le n°38 de Livr'arbitres, Juin 2022.