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Lorsque Gabriel Matzneff sera mort

Dans le récit quasi-posthume que Gabriel Matzneff consacre à Vanessa Springora, dont on connait le récit Le consentement (Grasset, 2020), et les foudres médiatiques, populaires et même judiciaires qui s’en suivirent, l’écrivain aujourd’hui « maudit » écrit : « J’ai survécu au Coronavirus. Je ne survivrai pas au Vanessavirus ». Or, rien d’excessif ne transparaît de ses lignes, tant la foudre médiatique et judiciaire a été violente dans cette affaire, au point d’« effacer » sans une seule hésitation cinquante années d’une œuvre littéraire en quelques heures. Nous avons été aux premières loges de cette mise-à-mort médiatique et littéraire, lorsque l’ensemble de ses journaux intimes ont été retirés consécutivement des librairies, et sont devenus d’un seul coup, clandestins. Cette recension est parue dans le n°36 de la revue Livr'arbitres. Elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

matzneff.jpegNous sommes donc peu nombreux, peut-être une poignée en France, à avoir eu la chance d’ouvrir le dernier journal de Gabriel Matzneff, paru de son vivant[1]. Et, ce qu’il y relate, c’est son amour avec une jeune femme, étudiante, prénommée Virginie, « en souvenir de Virginie du Fantôme de Canterville, d’Oscar Wilde. » De mémoire, je n’avais jamais vu de toute mon existence un livre retiré sans aucune plainte déposée, ni l’intervention de la justice ; en ce qui concerne l’œuvre de Matzneff, ce fut l’ensemble de ses journaux qui furent en quelques jours, retiré de la vente par la seule décision de ses éditeurs, pour « calmer la foule » déchainée, certainement !

Nous sommes encore moins nombreux à avoir lu sa réponse, Vanessavirus[2], à Vanessa Springora[3], une petite centaine, triée sur le volet, à s’être procuré l’ouvrage, vendu par souscription, et dans lequel, il dit encore espérer sa « réhabilitation posthume », puisqu’aucun éditeur français n’a accepté de publiée cette réponse à Vanessa, écrite par Gabriel Matzneff, au lendemain de sa « mise à mort » littéraire et médiatique[4].

Si un éditeur italien a pourtant accepté de publier ce « droit de réponse à un homme et un artiste dont la vie et l'œuvre sont détruites », selon les mots de l’éditeur Michele Silenzi, c’est parce que « c'est aussi un beau livre. Un texte d'une grande valeur littéraire ». Un petit tour sur le site de la maison d’édition nous permet de lire encore ceci, à propos de cet opus de 108 pages (dans l'édition italienne) traduit par Giuliano Ferrara : « ceci est l'histoire d'une chasse à l'homme, l'histoire d'un assassinat. »

Bien sûr, chacun se fera sa propre opinion, sa propre idée de cette affaire. J’ai moi-même publié une tribune au lendemain de la sortie de l’ouvrage de Vanessa Springora[5]. Si j’y ai vu la révélation ultime de toutes les impasses du Pygmalion au XXIe siècle, siècle de la mort du Pygmalion, je n’ai jamais pris la défense de l’homme, ni de ses forfaits sur les trottoirs de Manille, ou d’ailleurs. Ce serait même pour moi impossible, tant la pédocriminalité me fait horreur. Mais là encore, ce que je dis là, ne représente pas grand-chose, si ce n’est moi-même, et quelques autres, puisque je suis un homme de ce siècle, et que je juge des actes rétroactivement.

Laissons d’ailleurs parler l’intéressé : « Juger les mœurs débridées de l’époque post-soixante-huitarde à l’aune du puritanisme amerloque qui s’est récemment impatronisé de la France, voire de la planète, est d’une imprudente malhonnêteté. Ou alors, s’il est normal que l’on jette au feu ceux de mes livres où je décris un passé amoureux peu orthodoxe, je demande qu’y soient jetés ceux d’Anacréon, de Théocrite, de Tibulle, de Pétrone, de Lucien de Samosate, de Djâmi, de Karyâm, de l’Arétin, de Ronsard, de La Fonrtaine, de Baffo, de Casanova, de Parny, de Sade, de Laclos, de Mirabeau, de Byron, de Baudelaire, d’Apollinaire, de Gide, de Colette, de Nabokov, sans oublier Hésate et ses chiens de Paul Morand. J’accepte d’aller en enfer (y compris celui des bibliothèques), mais pas tout seul. »

Alors, qu’est-ce qui nous parait le plus inquiétant dans la « censure » sans concession des carnets de noirs de Matzneff ? Est-ce le déchainement des foules, les appels au meurtre sur les réseaux, ou comme l’écrit Matzneff, ces « jeunes filles surexcitées [...] envahissant la rue parisienne » où il habite, afin d’y « placarder des affiches injurieuses » montrant que la justice populaire et le déchainement des passions aura maintenant raison de la littérature et de la justice républicaine ? Est-ce la couardise de ses éditeurs qui nous révolte, et ses journaux retirés non pour des actes de pédophilies décrits dans quelques pages, mais parce que, tel que Matzneff le dit, il a été « coupable d’avoir adoré la liberté, la beauté, l’amour, et, [...] d’avoir, avec une plume, de l’encre et du papier, permis à ces passions de s’incarner dans des ouvrages [...] » ?

 

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L'Amant de l'Arsenal (2019) et Vanessavirus (2021)

 

La réponse se trouve selon moi dans les propos de l’éditeur italien de Gabriel Matzneff. Pour Michele Silenzi, si le mouvement #MeToo « n'est pas un problème en soi », ce qui représente un problème alarmant aujourd’hui, « c'est que ce type de mouvements tend trop souvent à imposer une 'cancel culture' aux effets culturels dévastateurs. » Pour peu que l’on accepte le débat, ce qui est loin d’être gagné de nos jours, tant cette société convaincue de détenir la vérité et de défendre un Bien moral absolu et triomphant, devient l’ennemie du bien avec un b minuscule, selon la formule de Philipe Muray, interdit toute question, criminalisant l’esprit critique qui ne servirait leur cause, ayons toutefois en tête ces mots de Silenzi : « On ne peut plus réfléchir sur rien si un fait n'est pas historicisé et compris dans son contexte et dans son évolution historique ».

Pour finir, reprenons un passage des Passions schismatiques[6], voici ce que Matzneff écrit à propos des Moins de seize ans, paru trois ans plus tôt : « Je n’avais pas l’intention, en écrivant Les Moins de seize ans, de faire œuvre de militant, ni d’apôtre. Ce n’est pas du tout mon genre : j’ai trop le goût du petit nombre pour n’avoir pas horreur du prosélytisme. »[7]

Où donc est la vérité ?

Je ne prétends pas répondre à cette question ici. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai terminé le récit de Gabriel Matzneff, Vanessavirus, ce week-end. Sa réponse chic et élégante à sa Vanessa Springora, qu’il assure avoir aimée, et dont il garantit avoir été aimé en retour, a certainement déclenché des sentiments contradictoires en moi. Évidemment, après la question du consentement, que Vanessa Springora soulève avec son témoignage, et le jeune âge de l’intéressée au moment des faits, nous trotte dans la tête bien des questions que nous ne pouvons plus rejeter. Comme si ce siècle s’ouvrait sur des interrogations essentielles en matière de rapports sexuels entre les hommes et les femmes, tout comme cette frontière plus que juridique, désormais psychologique et anthropologique entre mineurs et adultes. Il est bien évident que ce récit sera un véritable tournant dans l’histoire du Pygmalion. Mais fallait-il en appeler en appeler au lynchage et au meurtre rétrospectifs à l’endroit de Matzneff ? Fallait-il brûler une œuvre, sur le bûcher des passions de la culture de l’effacement ? Tout ce que je saurais répondre c’est que seul le temps nous répondra. Quand Gabriel Matzneff sera mort, les esprits seront plus apaisés, ses livres reviendront certainement hanter les rayonnages des bibliothèques et des librairies, du moins c’est à souhaiter, pour la liberté de l’écriture, la liberté de la pensée, la liberté de la critique, et, si j’ai intitulé cet article de la sorte, je le confesse, c’est parce que ce titre m'a été soufflé par Gabriel Matzneff lui-même, à un déjeuner, en juillet dernier.

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Gabriel Matzneff, en 2017

 

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En ouverture  : Gabriel Matznef, le 25 mars 2009. © De Russe Axelle/ABACA

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[1] Gabriel Matzneff, L’Amante de l’Arsenal, Journal 2016-2018, Paris, Gallimard, 2019.

[2] Gabriel Matzneff, Vanessavirus, Paris, Aux dépens d’un amateur, 2021.

[3] Qui a publié, en janvier 2020, un récit dans lequel elle accuse Matzneff d’avoir été son amant lorsqu’elle n‘était encore que mineure, par une manipulation de son consentement, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.

[4] Pour mémoire, Vanessavirus est paru en Italie aux éditions Liberilibri, le 26 mai 2021, avec un premier tirage de 2000 exemplaires. Aux critiques, l'éditeur italien Michele Silenzi a répondu : « Les livres se lisent, ils ne se brûlent pas. »

[5] Tribune parue dans Instinct nomades, n°5, printemps-été 2020, pp. 248-260.

[6] Publié chez Stock en 1977.

[7] Cité dans Vanessavirus, op. cit., p. 39.

Commentaires

  • Très bon article. Ce qui se dessine derrière l’affaire Matzneff, c’est la déconsidération de la littérature française pour laisser place progressivement à une sous culture internationale, insipide de niaiseries, qui ne choquera personne mais laissera tomber la plupart des grands auteurs français. Pourtant, curieusement et paradoxalement, les abominations chantées par les rappeurs n’offusquent pas la nomenclature des médias français, puisque leurs chansons sont abondamment diffusées, comme si la mise au pilori d’un vieux mâle blanc pédophile donnait le change et servait d’alibi pour justifier l’ensauvagement de la société toute entière.

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