Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Entretien avec Gabriel Matzneff. Son Journal intime

Lorsque j’ai contacté Gabriel Matzneff pour réaliser un entretien, il m’a gentiment répondu par mail : « En principe j’attends que le procureur de la République ait classé sans suite l’enquête qu’il a ouverte sur moi en janvier 2020 pour m’exprimer dans la presse. La société française m’a assassiné, je suis mort, on n’interviewe pas les morts, cher ami ! » Puis nous avons déjeuné ensemble quelques jours plus tard, et je suis arrivé à le convaincre, car je ne souhaitais pas le faire parler de l’affaire qui l’opposait à Vanessa Springora, mais plutôt revenir à la littérature, et précisément à ses Journaux intimes. Cet entretien est probablement l’un des derniers, si ce n’est son ultime entretien. Il est paru dans le n°36 de Livr'arbitres. Le voici désormais en exclusivité dans l’Ouvroir.

Marc Alpozzo : Cher Gabriel Matzneff, je sais qu’en principe vous attendez que le dossier judiciaire vous concernant, ouvert en janvier 2020, soit refermé pour vous exprimer dans la presse. Mais je voudrais parler de littérature, car vous êtes un écrivain avant tout, et ce serait bien que l’on cesse de mêler droit, action judiciaire et littérature. Je voudrais vous questionner sur vos journaux intimes, si vous acceptez d’y répondre. Vous aviez seize ans lorsque vous avez commencé à tenir votre journal intime dont le premier volume, Cette camisole de flammes, paraîtra en 1976 aux Éditions de La Table Ronde. Vous aviez déjà publié deux romans, deux récits et un recueil de textes polémiques. Pour quelles raisons avez-vous alors décidé de faire paraître votre journal intime de votre vivant ?

 

Gabriel Matzneff : J’ai en effet seize ans, bientôt dix-sept, aux premières pages de Cette camisole de flammes qui recouvre les années 1953-1962, c’est-à-dire la l’adolescence, le service militaire, l’entrée dans la vie active. La publication ? Mon premier souci était de dactylographier le manuscrit, car mon écriture étant peu lisible, je craignais, si je mourais subitement, que mes exécuteurs testamentaires n’eussent du mal à la déchiffrer.

Ce fut à l’automne 1975, à Villasimius, à la pointe Sud de la Sardaigne où je séjournais avec mon ami l’éditeur Alfred Eibel, que je tapai à la machine mes premiers carnets noirs. De retour à Paris, je fis lire ces pages à Roland Laudenbach. Il fut enthousiasmé et me proposa de les publier illico. J’acceptai avec joie, et en 1976 Cette camisole de flammes parut à La Table Ronde. Il sera réédité quelques années plus tard dans la collection de poche Folio (n°2021). Pour l’anecdote, je vous dirai que la première édition était farcie d’incroyables coquilles d’étourderie dont Hergé, qui avait l’oeil typographique, me dressera, avec des commentaires amusés, l’impressionnante liste !

 

Marc Alpozzo : Pourquoi avez-vous décidé de nommer vos journaux intimes Carnets noirs, outre le fait que vous preniez des notes dans des carnets noirs Moleskine ?

 

Gabriel Matzneff : Il n’y a pas d’autre raison. À seize ans, j’ai commencé à tenir mon journal sur des carnets 10/16, à la couverture noire et brillante, fermés par un élastique. Étant demeuré fidèle à ces carnets, je désire que lorsque mon journal intime sera publié d’un seul tenant il porte ce titre unique : Carnets noirs. Il faudra néanmoins conserver, tels des titres de chapitres, ceux des tomes parus au fur et à mesure, car ils me plaisent ; j’y suis fort affectionné.

 

Matzneff.jpeg

Gabriel Matzneff  en 2020. 

 

Marc Alpozzo : Que notez-vous dans vos journaux intimes ? Ceux qui ont été publiés, depuis le premier, Cette camisole de flammes, en 1976, à La Table Ronde, jusqu’au dernier, L’Amante de l’Arsenal, en 2019, chez Gallimard ; et aussi, bien sûr, ceux qui à ce jour demeurent inédits ?

 

Gabriel Matzneff : Comme son nom l’indique, mon journal intime est consacré à ma vie intime, c’est-à-dire amoureuse et amicale. Ce n’est pas un journal d’intello, d’homme de lettres ; c’est le journal d’un vagabond amoureux. Certes, la religion, la littérature, la politique y sont présents, mais c’est principalement dans mes essais et mes recueils de chroniques que je développe mes idées religieuses, esthétiques et civiques. J’ajouterai : et dans mes romans où, par le truchement de  personnages  divers, les passions, les contradictions s’incarnent avec une totale liberté. Mon journal, c’est l’instant fugitif fixé sur le papier, le papillon épinglé au mur, la vérité à bout portant.

 

Marc Alpozzo : Tenons-nous en donc à votre journal intime. Qu’est-ce qui distingue les onze premiers volumes qui recouvrent les années 1953-1988 des quatre derniers qui, eux, recouvrent les années 2007-2018 ?

 

Gabriel Matzneff : Eh bien, cher ami, ce sont précisément les dix-huit années qui entre eux se sont écoulées : 1989-2006.

En 1988, j’ai cinquante-deux ans. Je suis un homme d’âge mûr, en excellente santé, je pète le feu. En 2007,  j’en ai soixante-et-onze, je suis un vieil homme qui n’a plus l’énergie vitale de naguère. Oh ! Je ne suis ni blasé, ni bronzé (« Il faut que le cœur se brise ou se bronze », écrit Chamfort, moi mon cœur ne se bronze pas, hélas, il est toujours à vif), ma vie est peu ou prou la même,  je voyage, je tombe amoureux, j’écris, j’ai un bon coup de fourchette et le gosier en pente, je vais à l’église, parfois je fais une retraite dans un monastère. Cependant, pour reprendre le titre d’un beau roman de Michel Butor, s’est opérée une modification. Ma vie est en apparence la même, soit, mais c’est son rythme qui a changé. Celle qui, elle aussi, a changé, c’est la société française chaque jour davantage submergée par le nouvel ordre moral qui nous arrive des États-Unis ; submergée aussi par la vulgarité des voix, des visages, des vêtements, des pensées, des comportements. Pour répondre très précisément à votre question, je dirai que ce que j’ai perdu en vieillissant, et il est inévitable que cela s’exprime dans mon journal intime, c’est l’insouciance. Mon existence est plus que jamais bohème, incertaine, je vis au jour le jour, mais jadis j’avais foi en ma bonne étoile, j’étais gai comme un pinson. Aujourd’hui, je ne le suis plus. Un des derniers volumes de mon journal intime, paru en 2015 chez Gallimard, s’intitule : Mais la musique soudain s’est tue.

gabriel matzneff,matzneff,alfred eibel,roland laudenbach,chamfort,michel butor

Avec Gabriel Matzneff, en novembre 2022

 

gabriel matzneff,matzneff,alfred eibel,roland laudenbach,chamfort,michel butorParu dans le n°36 de Livr'arbitres, Décembre 2021.

 

 

 

 

 

 

 

En ouverture : L'écrivain français Gabriel Matzneff en 2015. PHOTO : PARIS MATCH VIA GETTY IMAGES / FOUQUE PATRICK

Commentaires

  • Merci Marc Alpozzo

    Je ne m'exprimerai pas sur l'affaire judiciaire en cours, pas plus que je ne l'aurais fait si celle-ci avait été jugée car je ne commente pas les décisions de justice.
    Cet entretien assez déprimant, il faut bien le dire, oscille entre fatalisme, nostalgie complaisante d'un passé révolu, désenchantement quant à un présent peu satisfaisant, peu glorieux, et un vieux fond d'autosatisfaction (on ne se refait pas) qui semble lui tenir lieu de bâton de vieillesse.

Les commentaires sont fermés.