Faire de sa vie une oeuvre d'art. Note sur Sartre
On aura beau chercher à se débarrasser de Sartre, l'entreprise semble impossible tant sa philosophie est porteuse de quelque chose d’universel. Cette liberté radicale, qui nous incombe comme un fardeau, et dont l’homme tire toute sa responsabilité, est sûrement ce qu’il y a de plus pénible à reconnaître. C'est pénible, car cela nous frappe de frayeur. Et pourtant, il y a quelque chose d’indéniable dans la philosophie de Sartre : il a su redéfinir l’homme à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, et cela, de manière presque définitive. Ce qu’il a montré, et qui peut déranger la pensée moderne qui n’est peut-être pas encore prête, c’est que l’homme n’est pas définissable à l'avance. J'ai déjà beaucoup écrit sur la philosophie de Sartre. Je profite de ce billet pour faire un point essentiel sur sa doctrine. En accès libre dans l'Ouvroir.
Cette prise de position très affirmée de la part de Sartre, concerne précisément l'idée qu'il existerait une nature humaine, c'est-à-dire une essence de l'homme, une définition éternelle de l'homme dont ce dernier ne pourrait pas sortir et qui le contraindrait à vivre d'une seule façon possible. Or, on trouve une opposition ferme de la part de Sartre dans sa philosophie à cette idée. Et il le démontre, en partant du principe qu'« il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, ». Certes, s’il ne remet pas pour autant en cause l'idée qu'il puisse y avoir une universalité humaine, il faut toutefois noter cette nuance qui prête à penser que cette universalité réside dans la condition de l'homme et non dans sa nature. Aussi, l'universalité de l'humanité ne réside pas dans une nature humaine qui serait composée de caractères invariables, communs à tous les hommes, dont ils ne pourraient sortir et qui limiteraient leur liberté, mais dans une condition qui se définit comme le cadre général à l'intérieur duquel peut s'exercer la liberté de l'homme.
Aussi, par condition de l'homme, il nous faut entendre : « l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. ». Mais qu’est-ce que cela signifie ? Précisément, que la liberté de l'homme est limitée, mais que cette condition définit le contexte dans lequel cette liberté va pouvoir s'exercer. Si par exemple « les situations historiques varient », on notera toutefois que la manière dont le sujet va se comporter dans un contexte donné ne sera pas déterminée par celui-ci, mais dépendra de son seul choix. Ainsi, on ne choisit certes pas de « naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. », mais néanmoins, on est responsable de la manière dont on va vivre sa condition historique et sociale. D’où cette lourde insistance de la part de Sartre sur ce qui fait l'universalité de l'humanité, et qui ne sont jamais des caractéristiques innées que tous les hommes posséderaient par nature, mais le fait qu'ils soient tous plongés dans un monde dans lequel ils doivent accomplir leur existence comme projet.
5 juin 1989, boulevard de Tiananmen square, Chine
De fait, ce que je suis n'est pas défini à l'avance par une nature quelconque ; cela résulte en réalité, de la manière dont on choisit d'affronter le monde ; les limites inhérentes à ma condition ne sont pas infranchissables ; ma liberté me permet de « franchir ces limites », de « les reculer ou [...] les nier » ou de m'« en accommoder ». C’est donc la notion de condition de l'homme que l’on doit creuser pour comprendre comment Sartre a choisi de traiter de la question de l'universalité humaine, puisqu’en désignant le cadre dans lequel l'homme conduit son existence et la construit comme projet, elle ne l'enferme pas dans des limites qu'il ne devrait pas dépasser. La critique sartrienne de la notion de nature, ne permet alors plus aucun alibi pour imposer une norme et limiter la liberté de l'homme. C'est aussi au nom de cette soi-disant nature de l'homme que l'on a pu juger et condamner certains comportements hors-normes comme contre-nature, que l'on a pu imposer un certain conformisme social et intellectuel.
C’est ainsi que la notion de condition de l'homme nous permet de penser qu'il n'y a pas une seule façon d'être homme et que chaque être humain peut choisir ce qu'il fera de son existence, rien en lui n'est défini à l'avance, il n'est que ce qu'il devient, ce qu'il choisit de devenir dans certaines conditions données. Sartre prétend même que nous sommes totalement libres du fait même que nous sommes conscients d'exister ; que cette conscience fait de chacun de nous un être qui sans cesse se crée et construit son existence comme projet. Et, par la conscience, nous nous distancions de nous-mêmes et du monde, nous n'adhérons plus parfaitement à ces réalités, et de ce fait nous nous dégageons de la nature et de ses déterminismes pour nous réaliser comme liberté.
On peut donc difficilement affirmer qu'il existe une nature de l'homme, et qu'il n'est pas fondamentalement libre ; c'est plutôt parce qu'il est fondamentalement libre qu'il n'y a pas à proprement parler de nature de l'homme, il y a une condition de l'homme conscient de son existence dans le monde parmi d'autres consciences.
À voir aussi :
Jean-Paul SARTRE : l'écrivain, l'intellectuel
et le politique (Interview à Radio-Canada)
Pour mémoire dans l'Ouvroir :
L’angoisse de l’homme libre ou l’absence de Dieu dans la philosophie de Sartre
Le fardeau de la liberté, note sur Sartre
Sartre ou la liberté angoissante
En ouverture :
« Sartre, Beauvoir et les Vian au bistro » photo D. R.
Commentaires
(Le moins homme de TOUS LES TEMPS, selon moi !... à peine un chien... tout à jeter dans les poubelles de l’Histoire, et vite ! (Comme les Khmers rouges, en fait...))
Mme Vian ressemble beaucoup à Anne Wiazemsky... non ?
Et donc, aujourd’hui, l’« homme » covidiste ?...
L’opposition traditionnelle des universalistes avec les « extrêmes » et de Maistre « Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. »
Sartre ? Il y aurait beaucoup à dire, et pas que du bon !
La Liberté ne fonde pas l'homme si elle ne s'associe pas à la Vérité et à la Grâce. Vous l'aurez noté, je ne suis pas sartrien mais post-chrétien
Il n'y a pas de Liberté sans Vérité, car le mensonge enferme dans une fiction . Il n'y a pas de Vérité sans Liberté, car la contrainte d'adhérer à une parole en détruit la valeur.
..."FAIRE DE SA VIE,UNE OEUVRE D'ART"...
Simone de Beauvoir a adopté l'idée de libre arbitre de Sartre pour la femme, qui, selon elle, est victime de conditionnement culturel. Il n'y a pas de sexe pour elle, rien que des êtres pensants.
J’aime cette vision de la condition de l’homme qui « autorise » le projet de liberté et son universalité qui ne se définit nullement dans une conception commune mais dans la diversité ; quelle beauté que cette ouverture qui rend à l’autre sa crédibilité indépendante de ma conception et reconnaît enfin ainsi qu’il puisse être différent dans sa vérité. L’universalité n’est pas l’unité d’une seule pensée mais la reconnaissance qu’elle est nécessairement plurielle.
Je lui préfère Camus, les non initiés tel que moi le comprennent un peu .. À défaut de critiques Il a toujours des lecteurs disait il .. Ce qui n'enlève rien à Sartre... Peut être un jour pourrais accéder à ses pensées.. Merci pour votre partage, j'essaie encore...
Faire de sa vie une oeuvre d'art et "s'amuser " jouer des limites qu'elle instaure : le cadre offre le lieu d'une autre conscience d'être, et plus le cadre se modifie (les limites) plus l'aventure renouvelle ses possibles. Le jeu sérieux de vivre passe -passe par ces cases ! Et rencontre la liberté chaque fois d'être autre ou autrement. Se rendre responsable de soi c'est être libre de se créer à volonté ?
Sartre est à relire oui.
Oui, cher Marc, il y a une authentique philosophie de la liberté chez Sartre. Mais vous le dites vous-même : c'est une philosophie qui postule une liberté radicale de l'homme. Et les éléments de cette philosophie en font un grand paradoxe puisque Sartre érige la liberté en impératif catégorique et recourt en quelque sorte à la morale pour juger ceux qui ne s'y plient pas (les fameux "salauds" qui sont coupables de mauvaise foi). Que voilà une bien curieuse philosophie de la liberté... Ce qui ne doit pas empêcher le bon philosophe de rappeler aux hommes la part de libre arbitre qui est la leur et qui fait leur misère aussi bien que leur grandeur, pour parler comme Pascal, et finalement la définition même de l'humanité : "L'homme est ce qu'il fait" (Malraux, Les Noyers de l'Altenburg).
Merci pour ce billet qui touche la vérité.