« Rien où poser sa tête », la lettre d’une inconnue juive en 1945
Découvert miraculeusement par Gallimard à Nice dans un déballage des compagnons d’Emmaüs, Rien où poser sa tête est le roman d’une fuite française, celle de Françoise Frenkel. D’elle, on ne sait que peu de choses, si ce n’est qu’elle publia ce témoignage en 1945, et qu’elle est morte en 1975, à Nice. Témoignage bouleversant, rare d’une réfugiée juive en France, créatrice d’une librairie française à Berlin. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
La première énigme de Rien où poser sa tête est l’auteur lui-même. Qui est Françoise Frenkel ? L’éditeur reconnaît qu’il ne sait pas grand-chose d’elle, si ce n’est ce qu’elle a consigné dans son texte, c’est-à-dire qu’elle a étudié la littérature à la Sorbonne, avant de partir s’installer à Berlin, dans le but d’y fonder la première librairie française, aujourd’hui disparue. Puis, après la publication de ce livre en Suisse, très détaillée dans un dossier placé à la fin de l’ouvrage, on a littéralement perdu sa trace. Excepté l’attestation de sa mort en janvier 1975 à Nice, on ne retrouve rien.
Dans la préface qui lui a été confiée, Patrick Modiano, l’écrivain du souvenir, le romancier des enquêtes tournées vers le passé, des souvenirs perdus et de la mémoire égarée, raconte avoir recherché Françoise Frenkel, mais en vain, non sans, finalement, s’en réjouir quelque peu :
«À notre époque, l’écrivain se montre sur les écrans de télévision et dans les foires du livre, il s’interpose sans cesse entre ses œuvres et ses lecteurs et devient un voyageur de commerce. On regrette le temps de notre enfance où on lisait Le Trésor de la Sierra Madre signé sous un faux nom : B. Traven, par un homme dont ses éditeurs eux-mêmes ignoraient l’identité. »
Il est vrai que le prix Nobel français a toujours aimé les identités floues, les mystères sur la personne.
Le mystère demeure entier, et l’on entre dans le texte, non sans une certaine curiosité, une envie d’en savoir plus, de cette « lettre d’une inconnue qui vous était peut-être destinée », comme l’écrit Modiano. Son histoire commence en 1921, lorsqu’elle fonde la première librairie française de Berlin. Les plus grands auteurs français viendront y dédicacer leurs livres. Pourtant, contrainte de fuir l’Allemagne en 1939, c’est à Paris, puis surtout à Nice qu’elle vit sa vie de fugitive juive. Son vœu : passer clandestinement la frontière suisse. Ce qu’elle fera en 1943, non sans avoir été dénoncée, secourue, incarcérée, libérée. Une vie très mouvementée, pour une jeune femme qui ne rêve que de liberté, et, surtout, d’échapper à l’ignoble, aux rafles, aux dénonciations, à la barbarie de Vichy, aux exécutants, au mal ordinaire, à cette banalité du mal, rampante, ignorante d’elle-même, qui faisait le quotidien des Français durant l’occupation.
« Agents et gendarmes faisaient la chasse avec une adresse infatigable. Ils exécutaient les ordonnances de Vichy fermement, inexorablement. Chez ces hommes asservis, la colère amassée par suite de la défaite était violente et ils paraissaient vouloir la dépenser contre de plus malheureux et de plus faibles qu’eux. Ces représentants de l’autorité n’avaient rien d’héroïque, ni dans leur tâche ni dans leur attitude. »
Rien, donc, où poser sa tête. Il faut ruser pour tout, si on veut se loger, si on veut se nourrir. Et combien de fois faut-il essayer de fuir ! Les soucis s’accumulent, sans compter les queues interminables pour obtenir un visa, ou un sauf-conduit. Et puis, évidemment, il y a deux types d’hommes durant la guerre, car c’est binaire la guerre. Il y a ces hommes dont il faut se méfier, qui ne comprendront la gravité de leurs actes peut-être qu’après-guerre :
« Tant d’ignorance frisait l’inconscience. Je ne tentai même pas de leur exposer les faits. C’eût été d’ailleurs peine perdue. Ainsi, ces hommes continueront à appréhender des centaines de fugitifs, songeais-je, sans jamais comprendre à quelle œuvre ils se prêtent, à moins qu’ils ne veuillent se donner à eux-mêmes un alibi moral en tranquillisant leur conscience. »
Et puis, il y a une autre catégorie d’hommes, qui vous redonnent foi en l’humanité. La jeune fille qui serre Françoise dans ses bras, lorsque celle-ci se tient sur le départ, parce qu’elle a une honte terrible du comportement de sa mère ; il y a Monsieur Marius et sa femme, les coiffeurs, ces gens généreux, qui furent là pour elle, sans faille, sans jamais manquer à leur devoir ; et il y a aussi ce soldat italien, à la fin du livre, qui l’arrête à la frontière, mais désobéit aux ordres, en la reconduisant au car et en la laissant libre…
Voilà donc Françoise Frankel, qui vient rejoindre une longue liste d’écrivains, témoins d’une guerre ignoble et inhumaine, apportant, chacun, leur lumière, et rapportant ce qu’il y a de pire, mais aussi de meilleur en l’homme, en temps de détresse. Elle rejoint donc cette déjà longue liste d’auteurs, comme Anne Frank, Ethy Hillesum, Hélène Berr, ou encore Victor Klemperer. Un témoignage qui conserve, encore tout à fait intacte, une voix du passé, pour que le passé, ce passé-là, ne passe jamais…
Défilé à Nice, le 8 mai 1945
Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête, préface de Patrick Modiano, Gallimard, « Folio », janvier 2018.