Nietzsche et la vertu. Note sur le Gai savoir
Deux questions se posent : quel est le sens de la valorisation des vertus ? Qu'est-ce qui fait que nous avons tendance à louer l'homme bon, et, plus précisément, quel intérêt trouvons-nous à le faire ? Dans un texte du Gai savoir, Nietzsche examine la question qui est, d'emblée, une question polémique, montrant, qu’a priori, on aurait tendance à exalter la vertu comme l'accomplissement d'une disposition morale inscrite dans le cœur de l'homme, puisque l'acte moral selon Kant, est l'acte qui exprime notre raison en tant que faculté proprement humaine de distinguer le bien du mal, et à agir de façon désintéressée. Mais est-ce vraiment notre raison qui s'exprime à travers nos vertus ? Voici une petite méditation, que je propose en accès libre dans l'Ouvroir.
Y a-t-il un but à la valorisation des vertus ? Il semble que oui, si l’on suit bien Nietzsche[1], puisque ce dernier établit la distinction entre les effets de sa vertu sur le vertueux, et les effets de sa vertu sur les autres, afin de nous montrer que, si nous valorisons les vertus, c'est que nous y avons intérêt.
Mais cela ne suffit pas, puisque, dans un deuxième temps, Nietzsche passe par l’examen les effets de la vertu sur le vertueux, montrant ainsi, que la valorisation de la vertu n’est bonne pour l'individu. En effet, si l’on définit la vertu, il faut la définir comme un instinct, dont la puissance se retourne contre l'individu qui le possède. Ainsi, si la vertu est bonne, ce n'est pas pour l'individu vertueux. Si donc, elle ne l’est pas pour l’homme vertueux, alors pour qui l'est-elle ? Et quels sont donc les intérêts qu’elle sert ? À cette question, Nietzsche nous répond, en développe un exemple d'homme dont la vertu desservirait les intérêts propres, faisant ainsi parler la morale sociale qui le loue, en met alors au jour ses intentions secrètes : si le discours social a intérêt à promouvoir la vertu, c'est qu'elle détourne les individus de leurs intérêts propres, pour les mettre au service de la société.
Si, donc, une action morale peut être dite bonne, nous explique Nietzsche en substance, ce n'est pas du point de vue de ses effets sur l'individu, mais plutôt du point de vue de ses effets sur les autres. Et le moindre « éloge de la vertu » qui ressemble à une la valorisation sociale de la vertu, n’est donc motivée que par un intérêt. Sûrement est-ce une pierre jetée dans le jardin de Kant, dont l'acte moral, par son désintéressement, ne peut être une vertu guidée par l'intérêt, puisque c'est là le sens de la distinction kantienne entre « agir par devoir » et « agir conformément au devoir ». Soyons alors étonnés que la morale elle-même serve nos intérêts. Paradoxalement, nous dit encore Nietzsche, c'est par intérêt que la société promeut une morale qui nous demande d'agir de façon désintéressée.
Si, donc, les vertus sont valorisées, elles ne sont en réalité qu'au service de la société dit Nietzsche, s’empressant de donner la parole à la société afin de justifier des propos aussi radicaux. Cette société porteuse de cette morale au nom de laquelle l'homme vertueux peut aller jusqu'à se détruire. Si la société respecte et « plaint » l'homme dont elle dit qu'il s'est « tué à la tâche » - on pourrait dire, pour reprendre les termes de Nietzsche, qu'il s'est détruit en s'adonnant à son instinct, elle donne surtout pour sacrifice vertueux ce qui pourrait aussi apparaître comme une faiblesse ou une erreur. Or, l’on voit que si un homme s'est bien sacrifié, il s'agit moins d'un sacrifice vertueux que d'un sacrifice utile à la société. Ce qui veut dire que, derrière le discours de compassion et de respect, se cache un calcul que livre Nietzsche : la société calcule et ne songe pas à l'intérêt de l'individu, mais à l'intérêt de l'« ensemble social ». Le souci du groupe l'emporte alors à ses yeux sur le souci de l'« unité » individuelle.
Pour la société, qu'un homme se détruise par l'exercice de sa vertu, ici par son application au travail, représente bien un sacrifice, mais un « petit » sacrifice, qui plus est, « nécessaire ». En effet, la société ne calcule pas seulement selon le chiffre, (d’ailleurs, elle préfère le groupe à un élément de ce groupe) mais aussi selon les effets de ce sacrifice. On dira que ce sacrifice est « nécessaire », car l'homme s’étant tué à la tâche a aussi montré à tout le groupe que « se conserver et [...] se développer » avait moins de valeur pour lui que « travailler au service de tous ».
On peut donc en conclure que le vertueux sacrificiel, c'est-à-dire celui qui a su mettre son intérêt égoïste de côté, n’a été que celui qui n'a pas su se soucier de lui-même, et s'est livré aveuglément à sa passion et aux exigences sociales.
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[1] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre 1er, § 21, "À ceux qui enseignent le désintéressement", 1882.
Commentaires
Est-ce l’idée stoïcienne antique de la vertu ? Les pensées pour lui-même de Marc Aurèle ne seraient qu’une orthopraxie pour agir convenablement dans la société et non un développement personnel. Le sujet antique est-il un sujet social ?
Que vaut-il mieux pour la santé physique et mentale, agir pour la société où se regarder le nombril en ne pensant qu’à soi (en caricaturant pour marquer le trait) ? Je fais peut-être un contre-sens ici ou une mauvaise compréhension de la portée du texte.