Nietzsche déconstructeur
Les mauvais lecteurs de Nietzsche disent qu'il est un destructeur. Si l'on veut adopter un point de vue plus sincère et plus juste on dira de lui qu'il est un déconstructeur. Déconstructeur comme celui qui défait une à une les pièces d'un problème pour les osculter au microscope. Voyons cela de plus près. J'essaye d'en esquisser les grandes lignes pour vous dans l'Ouvroir.
La première s’étend jusqu’aux quatre intempestives, et inclut La naissance de la tragédie, ouvrage dans lequel on retrouve cette ligne directrice très novatrice pour l'époque (1871) qui pose comme principe que les forces originaires de la Grèce, l’apollinien (dieu de la tempérance) et le dionysiaque (dieu du délire et de l’ivresse) ont fusionné et trouvé une synthèse harmonieuse dans la tragédie antique. Mais l’idée forte que nous retrouvons dans ce texte est celle de la mort de la tragédie grecque (ce lieu où par la catharsis de la représentation, la vie est acceptée dans son entière absurdité) au moment où s’amorce la naissance de la philosophie grecque rationnelle, incarnée avant tout par la figure historique qu’est Socrate, le père de la rationalité et de la dialectique, l’homme par qui, selon Nietzsche, la recherche du sens, sens de la vie par exemple, devient pour toute l’humanité un devoir absolu. Il accuse Socrate de condamner la vie au nom de valeurs supérieures.
La deuxième période est considérée par Nietzsche lui-même comme son évolution philosophique est nommée selon sa propre formule comme sa « philosophie du matin ». On y trouve quatre ouvrages : Humain, trop humain (I & II), Aurore et Le gai savoir. Cette évolution philosophique dont il parle se caractérise essentiellement par le style choisi, c'est-à-dire l’aphorisme. Et la troisième et dernière jusqu’à son grave accident qui le rendra incapable de recouvrer la santé et de continuer son œuvre. Nietzsche va très vite intégrer à la philosophie deux moyens majeurs d’expression : l’aphorisme et la poésie. Cette nouvelle manière de penser marque le renversement de la méthode traditionnelle. En effet, à l’idéal de la connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche veut substituer l’interprétation et l’évaluation. Précisément, l’aphorisme est à la fois l’art d’interpréter et la chose à interpréter, le poème, l’art d’évaluer et la chose à évaluer.
Sur le fond, l’unité entre les quatre textes est le combat contre la décadence, la morale et la religion.
Cette période se caractérise également par sa tendance à vouloir revenir aux valeurs vraies, et donc à préconiser un renversement des valeurs. Adoptant une position de rationalité sceptique, en déconstructeur, Nietzsche affiche une volonté passionnée de véracité. Cette démarche est une vraie remise en question des valeurs de son temps, admises dogmatiquement par l’homme religieux et le philosophe traditionnel. Mais il s’agit pour Nietzsche de réfuter toute vérité posée comme telle.
Portrait de Nietzsche, Edvard Munch
Il va donc s’attaquer à la signification du langage qu’il accuse de masquer à l’homme l’essence des choses, le contenant dans l’apparence, et le conduisant à construire, c'est-à-dire à inventer un deuxième monde à côté du premier.
Il va également s’attaquer à la relativité de la morale, accusant les jugements moraux de n’être pas absolus et intemporels tels qu’on voudrait nous le faire croire, en commençant par les prêtres qui sont à l’origine de la mascarade morale, mais plutôt relatifs à l’histoire et à la société. Nietzsche va même développer la thèse selon laquelle les vertus seraient nées du long exercice de préjugés conventionnels.
Il s’agit donc pour Nietzsche de révéler et briser les masques dont s’affuble l’homme vertueux et/ou religieux. Mais il s’attaque également à cette prétention détestable que serait le fondement objectif des valeurs. Les valeurs auxquelles l’homme prétendument vertueux, et religieux croit n’ont rien d’objectif en soi. Ces valeurs sont construites par des théologiens qui ont en tête, par les concepts de libre-arbitre et de responsabilité qui en découle, d’asservir l’humanité en l’obligeant à respecter des valeurs (essentiellement morales) qu’elle n’aurait pas la liberté de refuser, et qui l’obligerait à obéir par crainte du châtiment.
Manuscrit d’Also sprach Zarathustra
Ainsi on n’aura aucune peine à le noter en s’attaquant la morale, Nietzsche s’attaque par ce biais au christianisme auquel il reproche de jouer un rôle essentiel dans l’amollissement de l’homme. Il estime que le christianisme consiste en des reliques dogmatiques et non crédibles d’un monde de représentations antique et paradoxal, qui plus est d’offrir un au-delà inexistant, auquel nul ne croit plus, et surtout pas Nietzsche qui réfute tout arrière monde, y compris celui qu’il crut lire dans l’œuvre de Platon. Le réquisitoire culmine avec la représentation du fou qui cherche Dieu (cf. Le gai savoir, Ainsi parlait Zarathoustra). Et par là, voilà qu’il peint la vision d’un monde qui, sans horizon, sans haut ni bas, commence à chavirer pour une raison encore ignorée de tous, une raison grave et irréversible : celle de la mort de Dieu.
Cette vision d’un monde sans horizon, sans espoir, sans haut ni bas, et qui progressivement, commence à chavirer, quoi de plus en phase avec notre époque contemporaine, dans laquelle désacralisation et désenchantement sont les maîtres-mot, dans laquelle, les effets pervers de la démocratie ont réduit toutes les têtes à se placer sur le même plan, sans en laisser aucune dépasser, dans laquelle, tout vaut tout, et par ricochet, rien ne vaut plus rien, dans laquelle, l’horizon qui autrefois portait l’espoir pour l’humanité entière de viser une grandeur humaine grâce à l’art, la philosophie, et la religion, laisse place au désespoir car, ne rêvons pas, il n’existe aujourd’hui plus aucune grandeur possible.
Nietzsche avec Paul Rée et Lou-Andréa Salomé
Commentaires
Je ne vais pas m'étendre - au risque de me planter -, mais votre démarche m'est précieuse. Continuez et merci.
Interprétation sérieux et intéressant.