Eléments pour une première lecture : Heidegger (1925-1930)
La rédaction des Carnets de la philosophie, m'avait demandé d’esquisser, si j'ose dire, une compréhension partielle de la pensée de Heidegger à partir du socle fondamental de son œuvre avant le tournant (Kehre): l’ontologie. C'est ce que je crois avoir fait, même si ce travail demandera de la part du lecteur, une grande attention et un grand soin, pour avancer pas à pas dans cette oeuvre foisonnante. C'est bien sûr une lecture personnelle et partiale, et nul commentaire, aussi brillant qu'il soit ne dispensera personne de se reporter au texte même. Mais c'est un début qui peut être instructif pour le lecteur curieux. Cette longue étude est parue dans le numéro 10 de la revue, en octobre 2009, on pourra s'y reporter. La voici désormais accessible dans l'Ouvroir.
§ 1. – La question fondamentale de Heidegger
Nous nous proposons d’esquisser ici une compréhension partielle de la pensée de Heidegger à partir du socle fondamental de son œuvre avant le tournant (Kehre): l’ontologie. Tâchons, avant même de commencer, de formuler ce petit rappel : l’œuvre majeure et inachevée de Heidegger Sein und Zeit (= SZ) est parue en 1927. En 1929, sa conférence Was ist Metaphysik ? - Qu’est-ce que la métaphysique ? (= WM), succédant à SZ, représentait de son côté, tel que le précise Jean Greisch, plus « de ce point de vue le départ d’une interrogation nouvelle ». Nous ne travaillons donc que sur la première période de la philosophie de Heidegger, précisément sur cette période « prémétaphysique » qui se « confond » en très grande partie avec « l’ontologie fondamentale[1] » de Heidegger. Il nous faudra alors centrer toute notre analyse sur le Dasein et la recherche de l’existence de l’homme, certainement parce que c’est en majeure partie le débat qui conduit SZ. Aussi, nous en tiendrons-nous naturellement, par fidélité au texte, à cette phase de Heidegger, ce qui disons-le, est déjà en soi, tout un programme.
Mais l’erreur, ce serait de considérer la pensée de Heidegger comme une anthropologie philosophique. Que vise Heidegger avec SZ ? Posant la question de l’être, c’est-à-dire celle du sens de son concept fondamental, à l’ensemble de la tradition occidentale, il entend poser la question « à neuf ». C’est-à-dire interroger le « sens de l’être » en distinguant le plan ontique de l’étant et le plan ontologique de l’être.
En exergue à son texte majeur, SZ, Heidegger cite un aveu formulé par l’Étranger d’Élée à l’attention de Théétète (Platon, Sophiste, 244a) à propos de l’expression « étant », qu’il dit avoir fait tomber dans l’embarras, alors qu’il pensait autrefois la comprendre. Et commentant cette citation, Heidegger pose comme problème philosophique, que nous, hommes ou philosophes contemporains, ne disposons toujours pas de réponse à la question fondamentale de l’« étant ». Il nous faut donc nous atteler à une double tâche : d’abord « poser la question du sens de l’être », ensuite comprendre le sens de la question, ce qui est d’ailleurs là selon Heidegger, une tâche préalable.
Mais ce qui est d’autant plus novateur dans cette recherche ontologique « concrète », c’est que cette question de l’être est arrimée à celle du temps. Pour Heidegger en effet, il n’est possible de poser la question de l’être qu’à partir du temps, c’est-à-dire qu’il n’est possible d’élucider cette question qu’à partir d’un étant déterminé, qui peut se penser sous l’horizon du temps et mis en rapport avec un mode déterminé de celui-ci, le présent. Qui plus est, cette question ne peut être élucidée que par un étant qui comprend l’être, c’est-à-dire le seul pour qui « il y a » de l’être, et cet étant est l’homme.
Mais alors pourquoi ressusciter la question de l’être ? Quel séisme polémique cela va-t-il déclencher au sein de l’ontologie fondamentale ? Et pourquoi repenser l’être de l’homme à partir de la mort, de l’angoisse et des appels de la conscience ?
§ 2. Quand la philosophie découvre l’existence
Ce qui guide les travaux du premier Heidegger, c’est l’être. Et précisément, son escamotage. En fait, c’est parce que la « question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli[2] » qu’il s’agit, selon Heidegger, d’en penser le sens. Mais cette question fondamentale en philosophie, nous dit-il, ne saurait aller sans l’existence elle-même. Voici donc la principale nouveauté. Et cette existence est celle de l’homme. C’est-à-dire celui qui se définit par un certain sens de l’être. Or, désormais, la question de l’être, posée par l’homme, trouve son origine dans l’existence, ce qui représente une fracture avec la tradition philosophique qui, depuis Descartes, se posait cette question à partir d’un sujet centré sur lui-même.
C’est la raison pour laquelle il nous faut choisir de faire débuter ce texte sur la distinction « sujet-objet » que la problématique heideggérienne tente de faire éclater. Jusqu’à Heidegger, la pensée philosophique avait pour habitude de faire référence aux notions traditionnelles de « sujet » et de « conscience » pour définir l’homme, le seul à pouvoir penser l’être. Or, Heidegger appelle l’homme du nom intraduisible en langue française de Dasein, ou, si nous tentions littéralement : (Da) « là » (Sein) « être » : être-là. Ce terme, qui doit se prendre dans son sens littéral, comme se tenir hors de, se dresser, apparaître, sert désormais à nommer l’essence de cet étant qui, parce qu’il comprend l’être, ne peut être défini autrement que sur le mode de l’existence. Il ne s’agit pourtant pas de comprendre le Dasein, donc l’homme, comme le centre même de la recherche de l’être. En réalité, l’existence est le lieu (Da, là) de sa manifestation. Il convient plutôt de distinguer l’être (Sein) de l’étant ou étantité (Seiendheit) de l’Être en tant que tel (Seyn) et de voir dans l’être la question centrale de la recherche de Heidegger.
Mais il convient également de comprendre le rôle du temps dans la philosophie de Heidegger. C’est dans l’actualité du cogito que le rapport sujet-objet s’accomplit, et par là, s’insère dans cette trame. Retenons d’emblée un premier point pour comprendre : la copule « et » dans le titre de l’ouvrage Être et temps ne souligne pas l’addition, mais la mise en relation intime de l’être et du temps. Or, précisément, qu’est-ce que le temps pour Heidegger ? Ça n’est pas le temps des horloges, c’est-à-dire le temps vulgaire, divulgué, qui n’est qu’une succession de « maintenant » et qui appartient à la préoccupation quotidienne. C’est à partir de l’action présente, passée ou à venir, donc d’un maintenant ponctuel, que l’on doit comprendre le temps et les autres dimensions temporelles. Le sujet n’est pas un « événement temporel » mais s’insère dans le temps qui est une modalité de son être. Heidegger rend cela possible grâce à ce qu’il appelle l’anticipation de la mort (Vorlaufen), c’est-à-dire littéralement le fait d’aller au-devant d’elle. Aussi, en abandonnant la détermination traditionnelle de l’étant comme étantité et le temps comme suite de « maintenant » ponctuels, lui substituant plutôt une pensée plus originelle de l’être et du temps, nous comprenons alors cette « coappartenance intime ». Il s’agit donc de ramener le temps dans la problématique du sujet et dans son rapport à l’être, contre l’idéalisme et sa tentative de « destruction du temps ». Cette innovation fondamentale dans notre manière de penser le temps et le sujet, amène Heidegger à mener une critique radicale du sujet, au § 25 de SZ.
C’est précisément parce que la pensée a créé une dichotomie dans le rapport entre le sujet et la chose que ce problème se pose à Heidegger, rejoignant l’identité fondamentale du sujet, qu’il se propose de clarifier dans son rapport à l’être. Depuis Descartes, la conscience (cogito) a été habituellement conçue comme un regard, c’est-à-dire un pur « voir » tenu à distance des choses qu’il recueille comme s’il en restait libre. Aussi, nous touchons désormais, à la structure la plus élémentaire de la subjectivité, et à sa question fondamentale, qui n’est plus « Qu’est-ce que l’homme ? » mais « Qui est l’homme ? ». Le sujet, ou devrait-on dire plutôt, le Dasein, est l’étant pour lequel il y a des choses qui sont, le seul qui puisse à la fois se rapporter à ce qui est, et éventuellement en parler, et le seul qui puisse dire le mot « être ». Désormais, l’essence de l’homme tient dans sa subjectivité. Ce qui veut dire, qu’au-delà de la mythologie logico-métaphysique du sujet, encore trop présente chez Kant, il s’agit de revenir à la question fondamentale, qui serait la base même de la connaissance du sujet : que veut dire être soi ? C’est le problème même de la première partie de SZ : l’ipséité.
Voici la première difficulté du texte : comment penser la relation de connaissance de l’homme à la connaissance de l’être ? Le Dasein est à la fois originellement un « au-dedans » mais également un « au-dehors », et ce recouvrement de l’intériorité et de l’extériorité ne saurait être pris au niveau de la conscience. Or, l’idéalisme reconnaît l’être et la réalité comme n’existant pas en dehors de la conscience. L’exigence idéaliste réduit le monde à une représentation du sujet. Aussi, pour satisfaire cette exigence idéaliste, il faudrait fonder la conscience comme sujet, et l’étant comme objet. C’est-à-dire précisément, la relation sujet-objet qui serait « la forme originelle de la transcendance de l’âme[3]. » Mais l’ontologie ne serait-elle pas noyée dans la théorie de la connaissance, tout comme la connaissance le serait avec l’existence ? Le Dasein, à la fois dedans et dehors, centre et ek-stase, se détermine sous la forme d’un horizon du monde, puis comme Dimension de l’Être. Il nous faut encore voir comment nous sera révélé l’être-dans-le-monde comme Vérité de l’Être, en tant que sont imbriqués l’un dans l’autre, le « dedans » comme lieu d’éclairement du monde et le « dehors » comme la lumière elle-même de l’être.
Sein & Zunt, le grand oeuvre de Martin Heidegger, publié en 1927,
le chef d'oeuvre de la philosophie moderne
§ 3. – Le rôle de l’homme dans la philosophie de Heidegger
La question centrale de la pensée de Heidegger ne concerne pas la connaissance de l’homme, mais de l’être. Le problème ontologique que la philosophie de Heidegger cherche à résoudre se situe dans l’élucidation temporale de l’être. En effet, le sens de l’être ne pourra être déterminé qu’à partir du temps, c’est-à-dire que le temps est la condition de possibilité de compréhension de l’être. Il ne s’agit donc, de poser la question « qui est l’homme ? » que pour parvenir à la question « qu’est-ce qu’être ? ».
Cette question de l’être chez Heidegger repose sur la distinction entre le plan ontique de l’étant, ce qui recouvre tout, les objets et les personnes, voire Dieu lui-même, et le plan ontologique de l’être qui est « le fait que tous ces objets et toutes ces personnes sont », précise Levinas. Or, s’il y a eu un oubli de l’être – ce qui signifie donc que l’être n’a pas toujours été oublié – c’est parce que dans la philosophie jusqu’à Heidegger, la question de l’être a systématiquement glissé vers les étants. Il s’agit donc à présent de répéter la question. Mais comment faire ? Car ça n’est pas aux sciences elles-mêmes qu’il incombe de procéder à cette clarification ontologique. C’est à la philosophie qu’il revient, dans son ambitieuse primauté ontologique et scientifique, d’élaborer les ontologies spécifiques sur lesquelles reposent les sciences de l’étant. « L’être de l’étant est l’« objet » de l’ontologie[4] », nous précise Levinas. C’est donc un problème d’ordre métaphysique. Sauf que dans sa « dérive » ontologique, la métaphysique s’est au cours de son histoire, limitée à être une pensée de l’étant en tant qu’étant sans jamais remonter jusqu’à l’être. Aussi, il s’agit à présent selon Heidegger, de procéder à une « destruction de l’histoire de l’ontologie[5] ». Voilà précisément la tâche à accomplir. Aussi, c’est parce que le Dasein est défini par rapport à l‘être qu’il a, dans la question même du sens de l’être, une primauté par rapport à tous les autres étants. Il faut donc en passer par lui pour élaborer la question. « La compréhension de l’être est la caractéristique et le fait fondamental de l’existence humaine[6]. » Qu’est-ce à dire ? Dans l’existence, nous sommes embarqués. Aussi, dans cette aventure, nous avons à être. Cela constitue d’ailleurs notre être même. C’est-à-dire que nous avons à être pour l’être qui, à travers nous, est, et auquel notre existence permet la manifestation. Nous l’avons montré plus haut, c’est la raison pour laquelle Heidegger nomme l’homme Dasein, ce qui dans l’allemand philosophique désigne littéralement existence. Le Dasein étant moins l’homme que le lieu en lequel cet étant qu’est l’homme est ouvert à la révélation du sens de l’être. Dans cette compréhension de l’être, qui est « l’événement fondamental », la destinée entière du Dasein est engagée. C’est même le « drame le l’existence », dit Levinas avec finesse.
Car le Dasein a à être. Il doit répondre de son être, et donc choisir son existence entre diverses façons d’exister. Telle est la « question de l’existence ». En réalité, le Dasein n’a que deux possibilités fondamentales d’exister. Ces possibilités ont été traduites en français par les termes d’authenticité et d’inauthenticité (eigentlichkeit/uneigentlichkeit). Mais il appartiendrait de traduire plutôt par les termes du propre et de l’impropre[7]. Qu’est-ce à dire ? Le Dasein a le pouvoir de se fuir lui-même, de se méconnaître et de se mécomprendre. C’est même l’une des possibilités de cet être qui s’ouvre à lui en tout premier lieu. Précisons ici en quel sens : le Dasein peut avoir un rapport inauthentique à soi-même, aux autres, au monde, à l’espace, au temps et à la mort. Mais il peut autant avoir face à tout cela un rapport authentique.
Cependant, s’il dispose des moyens de se méconnaître et de se mécomprendre, il dispose d’autant de moyens de se comprendre lui-même, et de comprendre son être. Ce qui, par la même occasion, lui donne l’entier pouvoir de comprendre en général, et notamment l’être des autres étants, c’est-à-dire l’être des étants qu’il n’est pas lui-même. La subjectivité doit donc être avant tout interprétée à partir de l’horizon de l’existentialité. Le plus souvent, ce je comme substrat de mes actes n’est qu’une dégradation, due au fait que le Dasein s’est perdu le plus souvent dans l’existence inauthentique du souci quotidien et qu’il s’est interprété à la manière des étants intra-mondains auprès desquels il s’affaire. De plus, la caractéristique de l’homme, c’est de comprendre l’être implicitement, c’est-à-dire selon l’expression heideggerienne de manière pré-ontologique, à savoir ce qui est au fondement de toute ontologie ultérieure et qui n’est pas encore expressément ontologique au sens d’une thèmatisation, ou explicitement, c’est-à-dire d’une manière ontologique. Or, voilà l’un des points clés de notre problème : « C’est parce que l’homme comprend l’être qu’il intéresse l’ontologie[8]. » Cela nous fait désormais comprendre le rôle de l’homme dans la recherche du sens de l’être chez Heidegger.
§ 4. – Les rapports intimes de l’être et du temps
Venons-en maintenant au temps. Il s’agit de le formuler afin de mieux comprendre ici l’enjeu du temps dans la philosophie de Heidegger. Il s’agit de marquer la différence entre deux temporalités : la temporalité de l’étant, définissant le sens ontologique du souci comme être en avant de soi, et qui sera nommé Zeitlichkeit ; la temporalité de l’être telle qu’elle est pensée par Heidegger, et qui définit le sens foncièrement temporel de l’Être en tant que tel, et qui peut être élucidé à partir de la temporalité (Zeitlichkeit) et qui sera nommé Temporalität.
Or, quel est le rôle du temps ici ? Nous avons déjà abordé le sujet un peu plus haut, et nous avons vu que pour penser la vérité de l’être, Heidegger disait qu’il fallait penser l’être dans sa vérité, à savoir dans sa dimension temporelle. Nous avons également vu qu’un seul étant pouvait penser l’être et le comprendre, et que cet étant était l’homme. Cet homme qui est un étant ontologique ou pré-ontologique, qui n’est ni une conscience, ni un sujet clos sur lui-même, mais Dasein. Aussi, n’étant pas, un étant comme les autres, il devient la question fondamentale pour une pensée qui s’interroge sur le fondement de la possibilité de la compréhension de l’être. Il est évident que l’homme « existe » dans un monde, qu’il se meut dans l’espace et qu’il est situé dans le temps. Aussi, le temps, en tant qu’il est un tel fondement, est donc à la fois ce qui rend possible ce qui est questionné (l’être), et ce qui questionne (l’homme). Car c’est bien le temps, qui est l’horizon de toute compréhension de l’être (comme nous l’avons montré plus haut). C’est ce que dit Levinas, par cette heureuse formule : « Le temps s’y trouvera d’une manière inattendue et dans sa forme authentique et originelle, comme des articulations mêmes de cette compréhension[9]. » Cela implique, que toute ontologie se meut, sans le savoir, dans l’horizon du temps, alors même qu’elle oppose, comme le fait l’ontologie classique, l’être et le devenir. La question de l’essence de l’homme devient, par ailleurs, incontournable, car toujours comprise dans l’être, nous amenant à comprendre, le sens de cette mise en relation intime de l’être et du temps (ce que nous avons déjà vu). De plus, l’être de l’étant est déterminée par les Grecs, comme ousia ou parousia, ce qui signifie originairement présence. Cette présence, implicitement comprise à partir d’un mode temporel déterminé, le présent, montre, que dès l’ontologie grecque, l’être est bien pensé à partir du temps.
§ 5. – La compréhension de l’être
La compréhension de l’être co-constitue l’être du Da. En tant que le Dasein existe comme être-dans, il existe sous forme d’un monde. Ouvert et transparent à lui-même. Aussi, la compréhension désigne cette structure du Dasein qui renvoie fondamentalement à lui-même comme être-dans-le-monde. C’est donc un retour à l’oubli de l’être. Cette compréhension, ni les Grecs, ni leurs successeurs, ne l’ont saisie comme telle. Aussi, la question du sens de l’être ne s’élaborera clairement, qu’à condition de considérer l’étant comme il se donne, selon ses modes de donation. Retourner à la chose même pour Heidegger, c’est se tourner vers la donation de l’étant, afin d’expliciter son être. Pour paraphraser le philosophe allemand, l’ontologie n’est donc possible que comme phénoménologie. La méthode phénoménologique est d’autant plus possible que l’homme prend conscience de son existence. Cette prise de conscience se fait sur le mode de l’intuition. C’est le rôle même de l’intentionalité dans la méthode phénoménologique dont on attribue la découverte à Husserl. Heidegger ne conteste pas cette découverte philosophique. Mais il lui attribue un nouveau visage, qu’il confond avec un phénomène temporel précis, le souci.
« Comprendre, c’est prendre souci[10] » écrit Levinas. Or, qu’est-ce que le souci ? Sorge en allemand, il exprime le point de départ de l’élucidation de la finitude et de la temporalité du Dasein. Sans vouloir ni caractériser l’inquiétude de l’homme dans ses rapports avec le « monde », ni la préoccupation quotidienne du Dasein d’assurer sa propre subsistance par l’asservissement d’un monde extérieur à ses besoins. Pour paraphraser Jean Greich, nous dirons que le Dasein est, à tout instant, en état d’auto-devancement ou d’auto-dépassement, et c’est en ce sens, que cet « être-en-avant-de-soi » réalise le sens le plus profond de l’intentionalité[11]. L’essence du Dasein étant l’existence comme projet, le concept de réalité doit être repensé à partir du phénomène du souci. Or, « toute apparition d’une chose particulière suppose le monde[12]. » Le Dasein comme pouvoir-être originel s’anticipe sous la forme du monde qui est là (Da) comme se qui est à projeter. Mais toujours en « retrait » sur ses possibilités, il est le pouvoir-être d’un étant qui se trouve au milieu du monde comme être-déchu. La compréhension doit être entendue comme le pouvoir de maîtriser quelque chose, en tant qu’il se trouve devant nous. Car on ne comprend une chose, que si l’on peut la maîtriser. La compréhension désigne cette structure du Dasein, qui renvoie fondamentalement à lui-même, comme être-dans-le-monde. C’est pourquoi elle est indivisiblement liée au monde, et que sa compréhension prend le caractère de projet.
§ 6. – La chute du Dasein
Si donc, le Dasein détient le pouvoir de comprendre le monde, il est d’abord, et d’habitude, auprès du monde qui le préoccupe, en perdant de vue ses possibilités d’existence authentique. Dans sa déchéance (Verfallen), qui est le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde, il vit auprès du « on », où a lieu le bavardage, la curiosité et l’ambiguïté. Aussi, on doit se pencher sur le rôle des ustensiles dans le « monde ambiant » (Umwelt). L’ustensile, c’est l’étant tel qu’il se rencontre dans la préoccupation quotidienne, l’usage. Rien n’est donc plus familier que les ustensiles, les outils, faisant sens à l’intérieur du réseau de renvois dans lequel ils s’inscrivent. Dans le mode d’être des ustensiles, le monde s’annonce, nous dit Jean Greich. Écoutons-le : « Ce n’est que quand l’ustensile devient partiellement ou totalement inutilisable, quand il doit passer au rebut – quand par exemple une voiture passe à la casse – […]. Je découvre alors – souvent à mes dépens – qu’une chose qui perd son caractère de chose « à-portée-de-main » […] ne cesse pas d’exister, elle ne disparaît pas purement et simplement, mais elle se rappelle à moi de façon souvent désagréable – elle m’encombre, elle m’impose sa présence, alors que jusque-là, je ne l’avais pas « remarquée » en tant que telle, tout en l’utilisant[13]. »
Aussi, il est possible pour le Dasein de comprendre la totalité de l’étant, transcendantalement. « Le dévoilement de l’être n’est rien d’autre que l’accomplissement du phénomène même du Da ; la révélation de l’être c’est la condition humaine elle-même[14]. » C’est-à-dire qu’il suffit que le Dasein existe, pour qu’un monde émerge, que ce soit celui de la préoccupation quotidienne, ou celui de la science ou de l’art.
§ 7. – La compréhension authentique de soi-même
Mais c’est l’angoisse, qui est le plus susceptible de nous révéler l’étant en totalité, à la fois comme pouvoir-être du Dasein, et comme le tout autre de l’étant. Certes, immergé dans le monde de la préoccupation, s’identifiant au « on », le Dasein déchu fuit devant lui-même, mais ne rencontre que lui-même. Contrairement à la peur, qui est toujours peur de quelque chose, c’est-à-dire peur d’un étant intramondain, l’angoisse n’a jamais affaire à un tel étant, et ne sait de quoi elle s’angoisse. Le devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde comme tel, de sorte que, le menaçant ne se trouvant nulle part, « On » peut dire que ce n’est rien. « L’objet de l’angoisse reste entièrement indéterminé[15]. » Mais voilà ! Dans l’angoisse, l’homme sent vaciller tout étant sur lui-même et disparaître dans une sorte de brouillard qui lui enlève son aspect rassurant, et sa signification. Le Dasein n’ayant plus rien à quoi se rapporter, fait connaissance avec le Rien, ou le néant[16]. Dans le glissement de l’existant, il ne reste que ce « rien ». C’est-à-dire que le vide l’assaille.
Pourtant, « l’angoisse est compréhension[17] », dit Levinas. L’angoisse est un phénomène plus originaire que la peur. « En singularisant à l’extrême le Dasein, l’angoisse manifeste l’authenticité et l’inauthenticité comme possibilité de l’être du Dasein[18]. » Non seulement, donc, quand il est angoissé, le souci est compréhension, mais il est ce moment où le Dasein, qui est souvent un soi sur le mode de la dispersion, se retrouve. C’est-à-dire qu’en même temps qu’a lieu la révélation du Dasein comme souci du monde et comme relation particulière à un étant quelconque, est aussi éprouvée la contingence de l’étant lui-même. Sauvant l’existence de la dispersion, et la ramenant à elle-même, l’angoisse est ce moment de compréhension, d’existence authentique que l’angoisse révèle.
Cette compréhension de l’existence dans laquelle l’être est compris à partir du temps, et par l’homme qui, prenant conscience de son existence, permet le surgissement de l’être, Levinas a écrit un texte propédeutique, clair et honnête, qui nous conduit à comprendre que, loin d’être une pensée qui chercherait à humilier l’homme, en le substituant dans sa problématique à l’être, redonne toute sa place à ce dernier, montrant qu’il peut, dans une compréhension explicite de l’être, parvenir à une existence profondément authentique.
Martin Heidegger avant Sein und Zeit
(Cet article a été publié pour la première fois dans Les Carnets de la philosophie, n°10, Oct-Nov-Déc. 2009.)
[1] Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation de Sein und Zeit, Paris, coll. « Epiméthée », P.U.F., 1994, 2003, p. 3.
[2] Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, trad. F. Vezin, p. 25.
[3] Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 80.
[4] Idem, p. 82.
[5] Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., § 6.
[6] Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 83.
[7] Voir à ce propos la précision très significative que Jean Greich formule dans son Ontologie et temporalité. Op. cit., p. 114.
[8] Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 83.
[9] Idem.
[10] Idem, p. 88.
[11] Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Op. cit., p. 236.
[12] Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 90
[13] Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Op. cit., pp. 134-135.
[14] Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 90
[15] Idem, p. 106.
[16] Voir comment Heidegger fera évoluer sa conception du Néant et du Rien dans sa conférence de 1929, WM.
[17] Idem, p. 107.
[18] Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Op. cit., p. 235.