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De la poésie - Entretien avec Marc Alpozzo

Le Cercle François Villon, exclusivement consacré à la poésie, partage un poème par jour sur sa page Facebook, organise quelques événements (dont une séance de déclamation de Baudelaire dans les catacombes...) et propose des séries d'entretiens sur la poésie. J'ai accepté de répondre à quelques-unes de leurs questions. L'entretien est désormais disponible dans l'Ouvroir.


Francis Venciton : Existe-t-il une incompatibilité complète entre la poésie et la philosophie ?

Marc Alpozzo : Si l’on prend Heidegger par exemple, on voit qu’après la Kehre, le tournant, il marque clairement une rupture avec l'ontologie fondamentale de 1927, et dans ce dépassement de la métaphysique, il soutient que l’œuvre d’art est la mise en œuvre de la vérité. Or, l’œuvre d’art, ce sera surtout la poésie et non le roman. Il fera de la vérité et la mise en œuvre par le poème un horizon qui tranche avec la description d’un objet en termes de vérification. On sait qu’il voyait la vérité comme ouverture, au sens d’ouverture originaire de l’ouverture. Une éclaircie. Une éclosion. On connait d’ailleurs bien la proximité de Heidegger et de Hölderlin, à laquelle, mon maître, le regretté Jean-François Mattei, avait consacré un livre, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, paru chez PUF. Or, quand Heidegger soutient que l’œuvre d’art est la mise en œuvre de la vérité, et une ouverture au monde, que fait-il sinon renouer finalement avec le bon vieux discours issu de la tradition esthétique. Alors oui, il y eut une vaste contestation, on a dit qu’il détruisait la pensée par la poésie. J’ai même lu qu’il introduisait le nazisme en philosophie par le biais de la poésie. Enfin tout un tas de sottises. À la lecture du Zarathoustra de Nietzsche, on est troublé, parce qu’on ne sait jamais s’il s’agit d’un poème qui exprime des idées philosophiques ou s’il s’agit d’un ouvrage philosophique qui trouve son expression dans une forme poétique. La polémique est allée bon train à son sujet, et, certains, lui dénièrent le statut de philosophe. Je trouve cela navrant. C’est un parti-pris esthétique qui cherche à dépasser les distinctions d’ordre théorique et philosophique trop rigides. Je vois mal Nietzsche écrire dans le style froid et rigoriste d’un Kant. Ça me parait impensable ! Vous avez également le long poème de Lucrèce, ou celui de Parménide auquel Jean Beaufret a consacré un très beau livre chez PUF. Donc, vous voyez, personnellement je ne crois pas à une incompatibilité de la poésie et de la philosophie, cette idée ne me paraît pas tenable, mais je sais que dans les rangs de la philosophie on entend souvent le contraire.

 F.V. : Est-ce que la poésie ouvre à un mode de connaissance spécifique ?

M.A. : On ne compte plus les poètes qui ont tendu vers la philosophie. Je vous en cite quelques-uns, conscient d’en oublier un grand nombre : Parménide et Lucrèce, que j’ai cités plus haut, ont donné des modèles de poésie philosophique. Mais il y a également Dante, Milton, Hölderlin, Gœthe, Rilke, Vigny, Mallarmé, Paul Valéry, Yves Bonnefoy, etc. La question est surtout à quoi sert la poésie ? N’étant pas poète moi-même, il va m’être peut-être difficile de répondre à votre question sans entrer dans des considérations générales. Je me demande si ces poètes ne recherchaient pas quelques affinités avec les philosophes, probablement parce qu’ils étaient fascinés par un certain modèle de vérité, et inversement. Les philosophes ressentirent des proximités avec la poésie et avec ses modes d’expression, parce que, peut-être, comme Marcel Conche, ils ressentaient que, dans beaucoup d’ouvrages trop conceptuels et théoriques, la vie y était absente. Cette connivence dans l’affinité est merveilleusement exprimée par Conche dans ses réponses à Conte-Sponville. Je le cite : « Si nombre d’ouvrages de philosophie distillent l’ennui, c’est que la vie en est absente... Le simple jeu des concepts n’apporte pas la vie... Il y a différentes façons de faire vivre un ouvrage. La poésie en est une. » Alors, bien sûr, si une proximité, une connivence est possible entre poésie et philosophie, et, je ne pense pas que l’on puisse y voir d’impossibilité ou d’incompatibilité, on doit toujours avoir en tête que la vérité de la poésie n’est pas celle de la philosophie. En réalité, chacune nous donne des perspectives différentes sur l’homme et sur le monde, mais lorsque la philosophie peine à exprimer les vicissitudes de la réalité humaine, la poésie peut lui porter secours. Platon par exemple, chasse les poètes de la Cité, mais il a régulièrement recours à des mythes dans ses dialogues. Or, le mythe est relatif à la naissance de la poésie. J’ai cité également Heidegger plus haut, qui recherchait par la poésie l’éclaircie, or, comment la définir sinon par la plénitude de l’être. Je reste intimement convaincu, comme Marcel Conche d’ailleurs, que les choses cachées s’ouvrent d’elles-mêmes à la lumière de la vérité dans la poésie, alors que la philosophie peine à parvenir à ce résultat. Et puis ne soyons pas naïf, il y a peut-être aussi quelque chose dans la poésie qui nous fait dire qu’il n’y a rien à comprendre, qu’il ne faut même rien comprendre. Car, peut-être que la poésie est plus du côté de l’émotion que de la compréhension.

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Cet entretien, dans la revue du Cercle François Villon

 

F.V. : S'il y en a un, est-ce que celui-ci relève d'une intention de l'auteur ou d'une sorte de méprise ?

M.A. : Pour vous répondre, il suffit de se questionner. Qu’est-ce que la philosophie ? C’est l’amour de la sagesse. Et la poésie ? L’intuition et la contemplation. Je ne pense pas qu’il y ait de méprise. Vous souvenez-vous de Heidegger et de « l’oubli de l’être » ou, mieux, « l’oubli de la question de l’être ». Or, nous savons bien, nous philosophes, que s’étonner de l’être est le début de l’acte de philosopher. C’est le début. Mais quelle est la fin ? Peut-être est-ce l’instant poétique. Que dit Marcel Conche à ce sujet. Parce qu’il faut lire son Essai sur Homère paru aux PUF. Il dit la chose suivante : « Le Poème, en dévoilant les êtres en leur être, le monde en son être-là... instaure l’éclaircie qui est aussi le lien que la pensée habite. Car, la lumière de l’éclaircie, où les choses se montrent elles-mêmes, est la lumière de la vérité, celle dont nul, selon Héraclite, ne peut se cacher. » Il ne faut pas oublier non plus que la poésie est une démarche intérieure.

 F.V. : Existe-t-il une communicabilité de l'expérience poétique ?

M.A: Je ne sais pas. Mais s’il devait en exister une, je pense qu’elle ne pourrait être que mystique. Georges Bataille a tenté des expériences intérieures en faisant appel à ce qu’il appelait la « communication », et qui désignait des actes non médiatisés par le langage. Il ne faut pas l’entendre au sens trivial du terme, dans sa fonction sociale. Cela sortait du processus cumulatif et spéculatif du discours, pour être une sorte de perte de conscience. C’était comme des expériences, mais des expériences non-médiatisés par le langage, ou plutôt par le discours. Cela passait plutôt par le rire, l’extase, ou la supplication. C’était probablement une forme de communicabilité de l’expérience poétique. Et puis il y avait aussi Rimbaud, qui voulait que la poésie soit capable de changer la vie. Il parlait, je crois, d’une « poésie objective », qui lui permettrait de comprendre le monde et d'agir sur le réel. Interpréter un poème de Rimbaud demande que l’on décode, afin de déceler les allusions à l'expérience vécue. À sa sœur Isabelle, il répond : « J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ! », ce qui signifie bien qu’il y a dans l’expérience poétique une vérité à trouver, une vérité multiple, complexe, et peut-être même fuyante. Probablement est-ce là une expérience partageable. C’est fort possible. Il y a également l’oscillation entre le silence et la parole. « J’écrivais des silences » Aller au-delà d’une limite de la parole. On voit que la question de la communicabilité n’est pas simple.

F.V. : La poésie est-elle nécessaire à toute société humaine ?

M.A.: Vous connaissez cette question de Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » Il s’adresse aux abandonnés de Dieu. On pourrait aujourd’hui se reposer cette question en ces temps troublés. Est-ce que les poètes peuvent encore quelque chose pour nous ? La poésie disons-le, ça remue la cervelle. Il est vrai que Théodore Adorno pensait qu'on ne saurait écrire de poésie après Auschwitz. Mais je crois qu’il a tort. Où irait une société sans poésie ? Où irions-nous sans la poésie ? À notre perte. Inévitablement. Nul n’ignore que Hugo considérait que le poète était éclairé par Dieu, qu’il devait profiter de ce privilège afin d'œuvrer pour le bien de l'humanité, qu’il était tenu d’agir, d’assurer la création d’un monde meilleur. Le poète jouait alors un grand rôle. Bref, le poète tenu d’agir. C’est ça qui m’intéresse. Mais je me demande si le plus important dans la poésie n’est pas la contemplation. Nous amener à nous transformer en contemplatifs. La société s’agite beaucoup, c’est beaucoup de bruit et de fureur. Or, peut-être que la poésie nous invite à un saisissement. Se saisir de quelque chose. Et c’est sûrement dans ce saisissement que la poésie nous sauve de tout. Car elle nous amène à nous saisir de l’être. Mais ce saisissement n’est possible que dans un retrait. Si l’on reprend Rimbaud, on voit qu’il cherche le nouveau. Ce qui n’a pas encore été vu. Je pense à cette tentative de déconstruire les formes anciennes pour créer de nouvelles formes, et recherche une lumière nouvelle. Donc, le poète, si je m’en tiens à Rimbaud, cherche la lumière dans une modernité qui a été frappée du sceau des ténèbres. On voit bien que, sans les poètes, cette tentative n’est pas possible. J’aurais plutôt le sentiment que la mystique peut véritablement sauver la société humaine, mais, le propre de la poésie, c’est tout de même de dire les choses, alors que la mystique requiert le silence. Eh bien, c’est probablement dans ces oscillations que tout se joue. Toujours rechercher à aller au-delà d’une limite de la parole, je l’ai déjà dit. Enfin, surtout, c’est à noter, je pense, la poésie est une traversée de la douleur qui donne du sens. Qui peut-être même fait émerger le sens. Voilà sûrement pourquoi nous ne pourrions pas nous passer de la poésie, en plus qu’elle est une forme d’exploration de tous les possibles. Parce qu’elle peut faire appel aux symboles, aux métaphores, parce qu’elle peut dire l’indicible, dire ce qu’on ne peut dire. Cela lui donne les moyens de lever des mystères. Je vous avoue, je ne suis pas sûr que la philosophie puisse sauver la société ou le monde, mais je pense que la poésie le peut. Tout le monde connait l’affirmation du prince Mychkine : « La beauté sauvera le monde. » Or, votre question me fait soudainement penser à Armel Guerne : « [...] jamais depuis l’origine du monde, [...] la poésie n’a été aussi nécessaire – quel que puisse être le nombre de ceux qui ne le savent pas – ni réclamé dans une urgence aussi abrupte et absolue l’indispensable chant secret de cette pauvresse splendide, fille sauvage de la Providence et seule héritière directe des hautes évidences premières, qui fait la honte du monde dit « civilisé » – et singulièrement de la France où elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que partout ailleurs. Parce qu’elle est l’enfant surnaturel du verbe et naturellement l’avocate de l’âme insurgée, [...] la poésie est par essence le seul langage encore assez vivant, encore assez armé, encore assez puissant et entier, assez près du mystère aussi de la parole, pour emporter d’assaut les forteresses de l’inertie et crever le béton des citadelles du mensonge, portant en elle un grain de vérité humaine qui peut germer encore, une semence de beauté qui fleurira dans la hideur, de saints pollens de l’immortelle simplicité et même, pour certains, l’amande du noyau du fruit intemporel qui fait lever dans l’âme, puissamment, un arbre superbe avec le bruissement vivant de son feuillage, le creusement très doux du bleu des ombres et la visite claire des oiseaux qui le feront sourire. » J’extrais ce passage de L’âme insurgée. Je crois que tout est dit.

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