Autopsie de la machine, Greg Egan
Greg Egan n'est pas l'un des auteurs de science-fiction les plus connus du grand public. Né en 1961 au pays des kangourous, informaticien de métier, il s'est imposé dans le paysage de la SF, en une bonne dizaine d'années, par une quarantaine de nouvelles et environ cinq romans explosifs dont le cultissime La cité des permutants. Cet article est paru dans la revue Carbone, numéro 1, d'automne 2006. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
À l'instar de Philip K. Dick, George Orwell, Aldous Huxley, Greg Egan est probablement l'un des écrivains les plus visionnaires de son époque. Vers quel avenir se dirige le genre humain ? Clonage, immortalité[1], modifications génétiques des embryons humains[2], la technologie et la science inaugurent l'ère de l'incertitude : l’oeuvre de Greg Egan a justement le mérite de revoir toutes ces questions en interrogeant la responsabilité de l’homme face à de tels problèmes.
Prenons la question de l'immortalité : c’est une question récurrente dans la littérature de science-fiction. Elle en a même débordé le cadre récemment, avec le nouveau roman de Michel Houellebecq, La possibilité d'une île[3], interrogeant les aspects et les conséquences de l'immortalité. Parmi les ouvrages de Greg Egan, l’un des plus célèbres, La cités des permutants (Permutation city), interroge la mort, et l'angoisse qui accompagne habituellement ce thème : imaginez seulement un futur proche, dans lequel, une ville offrira à tous ses habitants, la vie éternelle. Paul Durham, un informaticien zélé, met au point un projet complètement démesuré. Offrir à quelques milliardaires vieillissants l'immortalité. Ce projet fou, c'est « Permutation city ». Une ville dont les habitants sont des clones : quelques milliardaires qui sont des simulations intelligentes et douées de conscience, ayant acheté leur immortalité en se faisant projeter à l'état de copie dans un monde nouveau où tout est possible. Ville capable de survivre à l'extinction de la planète, car elle est la trame même de l'univers, et ne repose pas sur des ordinateurs physiques.
Ce roman trouve la même résonance dans sa nouvelle En apprenant à être moi, où l’on y voit une immortalité rendue possible grâce à l'implantation d'un cristal permettant de dupliquer à l'identique toutes les fonctions du cerveau avant de le remplacer. Et, à l’instar du roman La cité des permutants, qui commence par décrire les affres et angoisses des personnes qui vont être fabriquées sans beaucoup y croire, le héros de la nouvelle aura des difficultés incontrôlables à se saisir comme une seule et même personne. Difficulté de la réalité artificielle. Le réel peut-il être multiple ? L'homme peut-il être décuplé ? Quel avenir a l'immortalité synthétique ?
Dans la machine, la seule réalité est celle de l'ordinateur, qui perdure au-delà de la fin du monde. Fin du monde réel… fin de la réalité ?
Certes, Greg Egan se pose dans la ligne des visions « Transhumanistes[4] » par bien des côtés, mais il n'omet pas toutefois, d'interroger la folie de cette perspective. L'homme peut-il dépasser l'humain sans conséquences irréversibles ?
Greg Egan est un écrivain fasciné par les sciences. Proche de la physique, des mathématiques et de l'informatique, il fait également un détour (plus que nécessaire) par les sciences de la vie. Cela en fait, également, un auteur de Hard Science que l’on dit des plus « stimulants » aujourd’hui. Dans Réservistes, le personnage Daniel Gray a constitué un réservoir de clones aux capacités intellectuelles réduites qui lui sert de banque d'organes. Mais le jour où il greffe son cerveau sur l'un de ces corps plus jeunes, il s'aperçoit alors qu'il vient de commettre une erreur irréversible. Que l'immortalité soit décrite comme une copie informatique de l'esprit, ou comme une copie physique de l'original, Greg Egan dépasse le cadre du simple récit de SF pour toucher à des questions éminemment philosophiques : Platon dans l'antiquité grecque dévalorisait la copie au profit de l'original. Qu'en est-il aujourd'hui ? Sont-elles identiques ? Quels effets sur le plan éthique ?
Et Greg Egan n'est bien évidemment pas dupe. Il interroge à partir de la question de l'immortalité, le délicat problème du clonage. On connaît naturellement l'ouvrage de Aldous Huxley sur la question, Le meilleur des mondes, rattrapé en 1995 par l'actualité, et la mise au monde de la première brebis clonée, Dolly, depuis euthanasiée pour des raisons de dysfonctionnements génétiques.
Que ce soit dans Térénanésie[5] où l'on y rencontre des espèces nouvelles d'oiseaux, d'insectes et même de plantes apparues dans des îles de l'archipel indonésien, et ayant semble-t-il échappées aux règles de l'évolution de Darwin, ou dans son roman L'énigme de l'univers[6], Greg Egan aborde avec toujours autant de perspicacité les thèmes des manipulations génétiques, de l'écologie, et de l'organisation politique de la société : une île artificielle répondant au nom de Anarchia, au large de l'Australie, se voit le théâtre d'un grand colloque qui accueille entre autre, le plus jeune prix Nobel jamais élu, qui a pour ambition de définir une théorie du Tout, afin de parvenir à l'aboutissement final de toute science et de constituer une compréhension complète de notre univers. Mais c'est sans compter sur un certain Andrew Worth qui est un journaliste dont une caméra a été greffée sur le cerveau. Ce dernier veut réaliser un documentaire de ce jeune prix Nobel, Violet Mosala. Le colloque qui sera envahi de sectes, agents doubles, et mutants, tournera vite à l'affrontement. Se repose alors la question de l'avenir de la race humaine. Quand Andrew Worth est victime du bacille du choléra destiné a contaminer Violet Mosala, il se prête à rêver d'une désincarnation qui lui donnerait la possibilité de quitter son corps malade. Un rêve qu'il trouve très vite idiot.
Immortalité, clonage, biogénétique, écologie : Greg Egan explore tous ces domaines de réflexion : politique, métaphysique, scientifique pour interroger toutes les formes d'utopie auxquelles l'homme se prête, bousculant le mur jusqu'ici infranchissable des certitudes génétiques et naturelles.
L'homme remplace Dieu. Piétine certaines valeurs fondamentales, qu'elles soient éthiques, religieuses ou sociales. Dans sa nouvelle The hundred light year of diarie[7], Greg Egan raconte l’histoire d’une planète où chaque habitant est tenu de tenir son journal afin de se l’expédier dans le passé à l’heure de sa naissance. Mais Martin Page, un des marginaux qui refusent ce genre de manœuvre, se rend compte qu’il est d’une part très facile de se mentir à soi-même, dans cette vie si balisée, et que d’autre part, le gouvernement utilise ces journaux pour réguler les comportements et manœuvrer les citoyens. L’utopie d’une vie maîtrisée devient d’un coup une utopie totalitaire de très grande ampleur.
Chaque nouvelle ou roman offert par Greg Egan, est une sortie de plus hors de l’ère des certitudes. Une prise de conscience de la complexité du cerveau humain, interrogeant les progrès des neurosciences[8], des nanotechnologies[9], investissant avec une acuité sans failles, la délicate question des progrès potentiels de l'ingénierie neurobiologique et de l'intelligence artificielle qui posent le problème philosophique de la nature de l'esprit humain.
Toutes ces questions sont naturellement celles que se pose notre civilisation occidentale, incapable de parfaitement comprendre les bouleversements profonds qu’elle vit, de maîtriser parfaitement les effets pervers de la science et la technique. C’est également l’œuvre d’un écrivain qui colle avec son époque. Époque qui fait suite à la mort de Dieu. Mort symbolique certes. Mais qui fait dire à Greg Egan qui ne croit pas en son existence, que par définition, si Dieu n’existe pas, alors l’univers est compréhensible. Faisant suite à la pensée d'Albert Einstein qui disait : « Je ne peux pas croire que Dieu joue aux dés avec le cosmos », Greg Egan est la caisse de résonance de la si célèbre formule du physicien de génie : « La chose la plus incompréhensible du monde est qu’il est compréhensible. »
De fait, parce que l’homme est orphelin de Dieu, il est désormais face à ses responsabilités. Voilà bien tout le problème. Et c’est bien celui que pose l’œuvre complète de cet auteur de science-fiction à la fois original et pénétrant : Greg Egan.
(Article paru dans la revue Carbone n°1, automne 2006.)
[1] La cité des permutants, Ed. Robert Laffont, 1997.
[2] Cf. Axiomatique, DLM, 1995, Luminous. Non traduits en français.
[3] Fayard, 2005.
[4] « Le transhumanisme est une classe de philosophies qui tentent de nous guider vers une condition post-humaine. Le transhumanisme partage de nombreux éléments avec l'humanisme, ce qui inclut du respect pour la raison et la science, un attachement au progrès, et une valorisation de l'existence humaine (ou transhumaine)... Le transhumanisme diffère de l'humanisme en reconnaissant et en anticipant les altérations radicales de la nature et les possibilités de nos vies qui résultent de diverses sciences et technologies [...] », Max More (Voir : http://www.maxmore.com/transhum.htm).
[5] Ed. Robert Laffont, 2000.
[6] Ed. Robert Laffont, 1997.
[7] In Axiomatique, DLM, 1995.
[8] Comme par exemple sa nouvelle Orbites instables dans la sphère de l’illusion, qui narre l’histoire d’un monde où un changement d’état psychique a soumis l’entière population de l’humanité à subir l’influence souvent néfaste de divers attracteurs capables de convertir n’importe qui à une idéologie qu’il défendent. Ainsi, par exemple, tel individu pris dans le piège de tel attracteur sera convaincu du dogme catholique.
[9] Isolation, Denoël, Lune d’encre, 1992.