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Il ne lira jamais ces lignes. Adieu Roland Jaccard ! - On ne se remet jamais d'une enfance heureuse

Mardi 21 septembre 2021, à dix heures moins dix, j’apprends par l'entremise de l’écrivain et ami Jean-Michel Olivier, que Roland Jaccard s'est suicidé la veille. Je n’en crois pas mes oreilles. Le mercredi soir précédent, j’avais été invité à sa table, au Yushi, rue des ciseaux, à Paris, où il avait ses habitudes, et nous dinions ensemble, bavardant de littérature, de philosophie, de Gabriel Matzneff (qu’il disait sur la fin), d’André Comte-Sponville (dont il avait été longtemps l’éditeur), de Gilles Deleuze (que l’ordre moral avait forcé à se jeter de la fenêtre de sa cuisine sous l’emprise de douleurs insoutenables, disait-il), de la disparition récente de Clément Rosset (qui fut mon professeur et mon maître à l'Université de Nice, dans les années 90). Il me parut certes un peu déprimé, mais encore en bonne forme. Il me fit même la promesse de me revoir avec Ivan Rioufol, vers la fin du mois. Je lui avais demandé son dernier ouvrage, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse (éditions de l’Aire, 2021), qu’il me remit dédicacé, et que j’étais sur le point de chroniquer pour la revue Livr'arbitres. Voici donc mes quelques mots, dans la douleur et la peine, sous le choc de cette terrible disparition. C’est plus qu’un écrivain qui part avec la mort de Roland Jaccard, c’est un monde déjà bien englouti qui s’enfonce dans l'abime. Extinction des feux ! Adieu l'ami ! Adieu à cet homme qui a choisi de mourir comme il aura vécu : en toute liberté ! Né à Lausanne, l’auteur d'un essai qui m’avait enchanté lorsque j’étais étudiant en philosophie, La Tentation nihiliste, où il parlait si bien du suicide, s’est finalement donné la mort à son domicile parisien, le 20 septembre, à l’âge de 79 ans. Voici mon hommage à cet ami disparu dans l'Ouvroir.

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avant ses 80 ans

Il s’en sera donc allé à l’âge de 80 ans moins 48 heures. Il devait fêter son anniversaire le 22 septembre (c'est-à-dire le jour même de la publication de cette recension dans ce blog). Mais c'était sans compter cette promesse, qu'il avait formulée, celle de ne pas passer le cap des quatre-vingts étés, disant qu’il se suiciderait comme son père, et son grand-père avant ce dernier, et ce fut fait, quarante-huit heures avant de souffler ses quatre-vingts bougies.

 

Au moment où Roland Jaccard écrit ses trente-trois textes, réunis dans un livre de 176 pages, de format 10.7 x 1 x 17 cm, il dit avoir abandonné « une ville sinistrée », précisément Paris, livrée aux chiens et à la racaille du politiquement correct et de la transition écologique, ne supportant sûrement plus la disparition progressive d’un certain « art de vivre », remplacé tout de go par le chaos et les valeurs inversées. Presse moribonde, éditions sinistrées, et ses amis, Dominique Noguez, Clément Rosset, morts. Sans compter Matzneff, dont il pressentait la fin proche, ce qu’il me confia très récemment à cet ultime dîner. De retour donc chez lui, à Lausanne, en Suisse, il confie :

 

« Ce qui m’attristait le plus, c’est que tout esprit de révolte avait disparu. Avec les masques, on était parvenu à museler un peuple. Une nouvelle religion, le covidisme, s’imposait au nom de l’hygiène sans rencontrer la moindre résistance. Elle était même plébiscitée. »

 

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Aimable dédicace de l'auteur

 

cet homme affranchi

Convaincu donc, que Dostoïevski avait raison lorsqu’il disait que les hommes préfèrent la servitude à la liberté, le voici revenant sur sa terre natale, à Lausanne, dans cette ville « idéale quand on est très jeune ou très vieux ». N’ayant pas encore décidé s’il s'installait pour de bon, coincé dans cet entre-deux entre Lausanne et Paris, il décide de s’installer dans un Palace.

 

C'est alors, qu'il se trouve dans la situation d'un homme aux limites de sa vie, revisitant son existence, et les gens qu’il a bien connus, et aimés.

 

Woody Allen, Benjamin Constant, Louise Brooks, Max Pécas, Emil Cioran, Gabriel Matzneff à la piscine Deligny forcément, et avec lequel il a vécu quelques rivalités, Donald Trump (le « Citizen Kane du vingt et unième siècle », selon lui), Guido Ceronetti, Carl Gustav Jung et Sigmund Freud, mais aussi Alexandre Vinet, Stefan Zweig et Paul Nizon (qu’il alla visiter, dans la rue Campagne-Première, où « Belmondo, trahi, est abattu à la fin d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard »), tous ont droit à leur moment d'éloges et de vanités. 

 

la nostalgie d'un homme qui a vécu

Ce sont de petits cheminements par-ci par-là que propose Jaccard, dans ces petits textes rafraîchissants et nostalgiques. Au chapitre 19, il nous entretient du suicide, ce qui me rappelle inévitablement son ouvrage La Tentation nihiliste, qui me le fit connaître, à la seconde moitié des années 90, alors que j’étais inscrit à la faculté de philosophie de Nice, et que j’étais l’élève de son ami Clément Rosset. Ses mots résonnent depuis le 20 septembre dernier, comme un chant sourd, lui qui parle du suicide après l’été :

 

« Ils sont nombreux ceux qui pensent que je suis déjà mort. Je me garderai bien de leur donner tort. Ils se demandent pourquoi je ne me suis pas suicidé, moi l’apologiste de la mort volontaire. Je me pose la même question. La vieillesse me fait horreur : elle est réservée aux lâches. Il se trouve que j’en suis un, moi qui n’ai cessé de rabâcher que nul n’est tenu de subir les affronts de l’âge. »

 

Lâche ? Pas tant que ça ! Il se sera supprimé au bord de l’automne, à la veille de cette saison morne, proche de la fin, où les feuilles jaunies et sans vie, tombent inexorablement.

 

dernière pirouette

Et puis, comme un pied-de-nez, dernière pirouette, Roland Jaccard achève son livre sur ce dernier texte qui traite de l’Ecclésiaste. Ce Qohélet qui s’adresse à la foule, et qui lui dit que tout est vain, que tout est vanité, qu'il n’y a aucune de différence entre le bonheur et le malheur, que la sainteté vaut bien la crapulerie. Et ce à quoi, Jaccard rajoute, finement, joueur, que « ce nihilisme absolu serait la seule voie qui mène au salut. »

 

Tâchons d’y croire, et souhaitons à Roland Jaccard, père d’une œuvre de plus de cinquante ouvrages, et d’une vie de liberté, mêlée de moments de grandes déprimes, que son nihilisme ait été la voie royale pour le conduire à la vie bienheureuse, lui qui fut, sa vie entière, un grand sceptique.

 

Pour paraphraser Cioran, on dira qu’il pensait que mieux valait le néant que l’existence.

 

dernière entrevue

Mercredi dernier, lorsque nous nous sommes quittés à l’arrêt de bus du 96, rue du four, dans le 6e arrondissement, nous nous sommes salués, puis je l’ai vu repartir, d’un pas fragile, titubant, mais serein. Il s’est encore arrêté un instant, a consulté son téléphone, puis s’est remis en chemin, définitivement cette fois, disparaissant dans la nuit. J’ignorais à cet instant, que ça avait été notre dernière entrevue...

 

Au revoir là-haut !

 

jaccard.jpeg

Roland Jaccard (1941-2021) à Yushi,
où il avait ses habitudes, et sa chaise nommée Jaccardo.

 

Roland Jaccard, On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, Vevey, Éditions de l’Aire, août 2021.

En ouverture : Roland Jaccard à la fin de sa vie. 

Commentaires

  • Je le comprends, son monde, notre monde part en déliquescence et nous commençons à ne plus y avoir notre place

  • I est mort comme son père. Il a au moins tenu parole, même tardivement, puisqu'il appelait au suicide, comme le seul acte raisonnable dans l'existence.

  • La dernière phrase de l'ultime publication qu'il a faite sur son blog, c'était le 16, annonce ce que nous avons appris hier. Une sortie sans retour à la hauteur du personnage...

  • Une manière tellement bourgeoise de disparaître...

  • "Vouloir survivre sans une prière à marmonner, sans un crime à caresser, sans un délire où se calfeutrer, autant se faire sauter la cervelle. Nous ne nous soutenons que des rêves qui nous traversent."

  • Comme son père et son grand-père une dynastie de Nihilistes...un destin tracé...une dernière liberté revendiquée

  • Quel choc , vraiment ! Je compatis pleinement à cette disparition brutale , violente !

  • À tous ceux qui qui s'étonnaient de le voir encore en vie "on peut se suicider sans mourir". Et lundi 21 septembre au matin, il a envoyé un message à son ami Frédéric Schiffter peu de temps avant de suicider "Je m'en vais ! Prends le relais !
    Un entretien fort intéressant pour les cinéphiles dans un cadre merveilleux. https://youtu.be/3SzK_9moXKc

  • Je le comprends, son monde, notre monde part en déliquescence et nous commençons à ne plus y avoir notre place

  • Ne l’avait-Il pas depuis toujours annoncé, qu’il partirait de sa propre décision et au moment choisi ? Je ne vois guère de nihilisme là-dedans. Et peut-on assimiler un destin à la destination ? Celle que s’était choisie Jaccard ne résume pas sa destinée.
    Cela dit, il semble avoir renoncé à Vancouver.

  • C’est sa cantine quotidienne! Bon appétit

  • Le monde qui vient rendra moins douloureuse notre disparition…. qui sera peut-être le seul moyen de lui échapper !

  • Bonjour et un grand merci pour cette communication.

    Le nom de Roland Jacquard m'est devenu précieux depuis que nous avons fait figurer en bonne place (sur un de nos petits marque-pages que nous diffusons avec l'envoi de nos titres) une de ses citations - et par le jeu des circonstances elle parle de l'enfance !... - qui touche en plein mille du paradoxe de nos destinées humaines.

    « Ce que Freud a appris, c’est non seulement que les situations humaines sont inéluctablement conflictuelles, mais que l’homme est fondamentalement la proie de son enfance. »
    Roland Jaccard


    Bien cordialement à vous

    armand caspar

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