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Voyage au bout de l’histoire (Günther Anders)

Hiroshima. 06 août 1945. 2h45. Heure locale. Un champignon nucléaire, absolument impressionnant, s’élève au-dessus du monde. La guerre touche désormais à sa fin. La technique et ses prouesses viennent de mettre un terme à un conflit qui oppose deux peuples. Contre toute attente, cependant, cette prouesse technique, qui a hâté le cours des choses, cisèle soudainement l’humanité dans un destin universel et irréversible. Cet article est paru dans le Magazine des livres, numéro 7, de novembre 2007. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

« Pour nous qui sommes l’histoire, cela signifie que nous ne sommes pas en meilleure position que nos ancêtres après l’effondrement de leur fierté géocentrique. Nous sommes là comme des péquenauds cosmiques qui doivent admettre que cela fonctionne très bien sans eux[1]. » Voici donc une formule terrifiante. Formule posée par une pensée de la catastrophe qui pense l’irréversible. Pensée de l’irréversibilité de l’histoire. Une histoire désormais entre les mains de l’homme. Elle n’est pourtant pas neuve : Paul Valéry, au lendemain de la Première Guerre mondiale, écrivait : « Nous avons vu, de nos yeux vus, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses adaptés à d’épouvantables desseins […]. Tant d’horreurs n’auraient été possibles sans tant de vertus. Il a fallu sans doute beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps, mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects[2] ? » 1945 : les deux guerres mondiales, la Shoah, la menace nucléaire. Voilà que les accents soupçonneux du génie de Valéry se transforment soudain en une terrible certitude. Nous étions jusqu’ici habitués à ce que la vie, quel que soit l’accident de l’histoire, reprenne assurément son cours. Les hommes, certes, disparaissaient, mais l’homme demeurait. Telles les roses qui refleurissaient à chaque printemps. Voilà que l’avènement de la bombe venait subitement de briser ce cours trop tranquille des choses. Au lendemain d’Hiroshima, pendant que l’Occident se félicite d’avoir réussi une nouvelle prouesse technique avec le lancement de la première bombe atomique, curieusement surnommée « Little boy », quelques voix s’élèvent tout de même des deux côtés de l’Atlantique pour dénoncer cette terrifiante et effarante entrée dans une nouvelle ère : celle de l’humanicide. Ce fut le cas de Jean-Paul Sartre, et son article Réflexions sur Hiroshima[3]. Albert Camus qui écrira que « l’intellectuel, c’est celui qui sait résister à l’air du temps », ou Günther Anders qui reproche aux hommes d’être tout-puissant parce que justement impuissants.

 

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Hiroshima, août 1945, après la bombe



Hiroshima et Nagasaki. Ce ne sont pas seulement deux évènements majeurs sur la scène internationale en termes d’armes de destruction massive. L’anéantissement soudain d’une armée, celle d’un peule qui vient d’être irradié scellent le destin des bourreaux et des victimes comme un et un seul, avec pour corollaire un retournement métaphysique flagrant. L’événement est littéralement surdimensionné. Du genre des « mortels » l’homme glisse irréversiblement au genre de « mortel ». « Nous sommes […] autres. Nous sommes des êtres d’un nouveau genre. Des évènements de la taille d’Hiroshima n’attendent pas de savoir si nous voulons bien condescendre à les envisager et à nous mesurer à eux. Ce sont eux qui décident qui est transformé. D’où la question : qu’est-ce que l’événement Hiroshima a transformé en nous ? Notre statut métaphysique[4]. » Bienvenue dans une terrible et absurde révolution. Contre la dialectique hégélienne qui conférait à l’histoire universelle l’ultime possibilité de dépasser, de surmonter les antithèses, les contradictions et les conflits par l’histoire elle-même ; contre Hegel, le penseur de la totalité qui englobe et réconcilie, posant l’homme au sein d’un vaste système dont le centre de gravité n’est autre qu’une sorte de grand soir de l’histoire à partir duquel toutes les étapes trouvent soudain leur juste place, faisant de la sorte de l’histoire une grande cérémonie ordonnée par les cercles du système ; contre cette terrible allégation de Hegel dans un cours du 18 septembre 1806 à Iéna : « Nous sommes aux portes d’une époque importante, un temps de fermentation, quand l’esprit avance d’un bond, transcende sa forme précédente et en prend une nouvelle. L’ensemble des représentations, des concepts et des liens antérieurs qui relient notre monde se dissolvent et s’effondrent, comme un tableau rêvé. Une nouvelle phase spirituelle se prépare. La philosophie, spécialement, doit accueillir son apparition et la reconnaître, alors que les autres, qui s’y opposent de manière impuissante, s’accrochent au passé. » Nous vivons après l’effondrement de la certitude géocentrique pour nos ancêtres, l’effondrement de cette demi-certitude d’être le peuple élu d’un esprit universel se réalisant sur le théâtre de l’histoire pour nous dont l’existence d’éphémère est devenue « éphémère au carré[5] ». Terribles désillusions « pour nous qui sommes l’Histoire[6] », et dont il n’est même plus possible de surmonter « le choc de notre provincialisation en faisant appel à un ersatz d’absolu[7]. »


hiroshima,nagasaki,günther anders,paul valéry,hannah arendt,la fin de l'histoire,la bombe atomiqueLe fin de l’histoire, jusqu’ici analysée et comprise comme un but ultime et idéal, dans lequel l’homme trouve sa libération, plein affranchissement de la nature dont il était jusque là dépendant, se transforme en un étourdissant moment final dans lequel le non-être s’est substitué à l’être, la fin de l’aventure humaine venant ainsi parachever la fin du cheminement dialectique de l’esprit universel, et faisant par là mentir Hegel pour lequel le réel est rationnel et le rationnel réel, ce qui veut dire en d’autres termes que toutes les horreurs de l’histoire ne sont que réalités particulières relativisées par une réalité générale qui, grâce à une évidence rationnelle, finit par tout expliquer. « On ne rédige pas des testaments de façon posthume. Il faut recommander aux historiens et aux romanciers qui ne se contentent pas de voir les signes du temps, mais comprennent aussi qu’il faut les lire comme les signes d’une menaçante perte du temps, de commencer dès aujourd’hui leurs histoires par la formule : "Il aura été une fois une Histoire !"[8] » Point ultime de rencontre du kairos de l’ontologie. Nous sommes dès lors mis en présence, pour la première fois depuis le commencement de l’humanité, de cette possibilité rendue bien réelle d’une apocalypse certaine et définitive nous offrant la chance d’une première et véritable rencontre avec le non-être. Une équation métaphysique qui remet désormais la recherche de l’être de Heidegger au centre de la pensée philosophique.


Condamnés à vivre jusqu’ici comme les premiers des derniers hommes, la bombe fait définitivement de nous les derniers hommes d’un monde apocalyptique. Il s’agit toutefois de refuser l’expression de « suicide atomique ». Nous vivons dans ce que Günther Anders nomme « Le temps de la fin ». D’un côté, les coupables ; de l’autre, les victimes. Et une frontière étrangement floue. Car l’essence même de la puissance atomique nous pousse à dépasser la distinction. D’où l’adéquation « habere = adhibere », « avoir = utiliser. » La bombe fait irréductiblement de ceux qui la possèdent des maîtres-chanteurs. Car, qu’ils le veuillent ou non, ceux qui la possèdent pour l’utiliser, en la possédant l’utilisent. De fait, « aujourd’hui, il est parfaitement clair que la coupure passe entre ceux qui possèdent l’arme nucléaire et ceux qui ne la possèdent pas[9]. » Une coupure qui, paradoxalement, n’en est pas une. Qui prétendrait le contraire ? Il est avéré que la détention de la bombe ne garantit ni sauvetage ni sécurité pour ceux qui la possèdent. D’où l’adage populaire : « On crèvera tous ensemble[10]. » Idée d’une apocalypse aussi définitive qu’elle suscite dès lors l’indifférence dans la mesure où, se présentant telle qu’elle serait irréversible et destinée à tous les hommes, elle est de nature à convaincre la plus grande masse de mortels qu’elle peut continuer de vivre tranquillement sans renoncer à son cigare puisqu’il ne peut rien lui arriver. D’où cette réflexion de Günther Anders : « Si la menace porte déjà en elle le germe empoisonné de la minimisation, cela signifie en même temps que nous – et même nous, les semeurs de panique professionnels – nous avons toujours sous-estimé sa grandeur. Nous aurons à en tirer les conséquences[11]. »

 

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Hiroshima, août 1945, après la bombe



« La quantité de haine et de méchanceté requise pour la massacre d’un seul homme par ses prochains est négligeable pour les employés qui sont derrière un tableau de commandes. Un bouton est un bouton. […] Dans aucun (des) cas ne m’est demandé le moindre sentiment. Je suis absous du bien comme du mal[12]. » La sentence est sans appel. Nous sommes ainsi mis en présence de l’immensité de la menace. Par la bombe, les grandes valeurs régulatrices que furent le Bien et le Mal sont à présent obsolètes devant l’imminence de la catastrophe. Il n’y a désormais plus aucun rapport entre l’acte et ses effets. Nous pourrions à présent commettre les pires choses selon la loi de l’innocence. Hannah Arendt en son temps, à propos de Eichmann et de la solution finale, avait utilisé un concept terrifiant, celui de « banalité du mal[13] ». Au lendemain des camps de la mort,  l’Occident apprenait cette bien mauvaise nouvelle : nous pouvions à présent faire le mal sans le souhaiter. Une terrible évidence qui trouve un écho retentissant dans la détention de la bombe. Car, par celle-ci, plus grand sera le nombre de victimes, plus petit sera le nombre de coupables. Günther Anders appelle cette loi, la loi de l’oligarchie[14].


La dimension d’un tel risque n’est pas seulement philosophique. Elle est également morale et politique. L’auto-anéantissement de l’humanité supposé fait glisser le moment dans lequel nous vivons d’époque à délai. Le temps cesse alors d’être au sens kantien une « forme conditionnante » pour devenir temps de la fin. C’est-à-dire qu’elle se distingue des autres époques, étant à la fois proche de la fin et sans fin, mais surtout parce que sans vraie fin, celle-ci nous regardant désormais, le « temps » dépend à présent de notre propre volonté. Voilà ce qui fait certainement dire à François L’Yvonnet dans sa préface à l’ouvrage de Günther Anders : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter et transformer le monde. Désormais, il importe de le conserver[15]. »


Il s’agit certes de résister aux mouvements nihilistes de la crainte de l’anéantissement, aux réflexions quelque peu anxiogènes des déclinologues. Certes, nous avons semble-t-il quitté le délai chrétien. Ce véritable problème de l’avènement d’une catastrophe suite à un délai qui n’est pas encore écoulé puisque la catastrophe n’a pas encore eu lieu ; problème devenu celui d’un délai écoulé durant lequel nous avons été capables de vivre avec la catastrophe et de la maîtriser. Il s’avère que la dimension à la fois eschatologique et apocalyptique de cette période de la fin de laquelle nous sommes désormais prisonniers doit dès lors nous faire prendre conscience que nous n’avons plus le temps de reporter la tâche. Celle de nous survivre à nous-mêmes. « Il est certain que nous devons courir plus vite que les hommes des temps antérieurs, et même plus vite que le cours du temps lui-même ; nous l’aurons ainsi toujours déjà dépassé et aurons toujours assuré sa place dans le demain, avant qu’il ait lui-même atteint cette place[16] », conclut Günther Anders, soulignant ainsi que rien n’a jusqu’ ici été l’horizon indépassable de notre histoire si ce n’est la bombe elle-même.

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Hiroshima, août 1945, après la bombe



(Paru dans le Magazine des livres, n°7, novembre-décembre 2007)

En ouverture :
photographie d'archives, Hiroshima, le 6 août 1945, à 8h45.

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[1] Günther Anders, Le temps de la fin, Editions de l’Herne, 2007, p.17.

[2] Valéry, « La crise de l’esprit », in Variété I, Gallimard, Coll. Idées, 1978, p.15.
[3] Jean-Paul Sartre, in Les temps modernes, n°1, 1er octobre 1945.
[4] Günther Anders, op. cit., p.12.

[5] Günther Anders, op. cit., p.18
[6] Günther Anders, op. cit., p.17.
[7] Günther Anders, op. cit., p.17.
[8] Günther Anders, op. cit., p.22.
[9] Günther Anders, op. cit., p.38.
[10] Günther Anders, op. cit., p.40.
[11] Günther Anders, op. cit., p.51.
[12] Günther Anders, op. cit., p.52.
[13] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Folio-Essai.
[14] Günther Anders, op. cit., p.62.

[15] Préface, p.10.
[16] Günther Anders, op. cit., p.118.

Commentaires

  • Cet article est éminament intéressant, à la fois par l'ensemble de ses références et sa cohérence. Que nous soyons en eschatologie est une donnée. En soi Hiroshima, et même la shoah, par rapport à la grande guerre, ou la grande peste, ou même la révolution française, ne change pas grand chose à la qualification de l'époque. En revanche, ces événements nous renseignent davantage sur les nouvelles postures du mal. Ce mal qui tend à nous transformer en organes collaborateurs d'un système que nous engendrons, infatués, fiers de notre pêché originel et de notre capacité à créer des mondes. Dans le rouage de nos idéalogogies, plus qu'exécutant, nous sommes sous équipements de la machine. Effectivement, la bombe nucléaire n'est pas le suicide fantsamé au niveau de la masse, mais plus précisément, l'euthanasie. Il s'agit d'opérer à une mort clinique de la race humaine. Il s'agit d'être à la fois le médecin et le malade, le juif et le camp. Ca tombe bien puisque nous étions déjà le créateur de la machine et un morceau de cette machine. C'est en ayant fait rentrer le vide en nous, en ayant virtualisé nos âmes à coup de raisonnements en chaîne, de production continue de morale, que notre dissolution dans un trou noir est rendue possible. Si la disparition de l'homme est possible, c'est qu'il devenu ensemble vide contenant le vide. Seul un cadavre bien pesant, un verbe fait cadavre, peut le ramener à du concret, à l'objet. L'espérance serait de redevenir une créature, tabernacle de son créateur.

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