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Patrick Modiano, l’obscure mémoire de l’oubli

La parution d’un nouveau roman de Patrick Modiano est toujours un bonheur. Son Encre Sympathique se passe dans un Paris disparu, entre blancs de la mémoire et errances métaphysique, sur fond, comme d’habitude, d’un roman à énigme. Les personnages se déconstruisent au fur et à mesure du récit, et les souvenirs se rappellent à la mémoire du narrateur sous forme de blancs douloureux. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum ; elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir

 

 

Patrick ModianoDisons-le immédiatement, si Modiano cessait d’écrire sur la mémoire, il pourrait aussitôt casser sa plume. Cette mémoire douloureuse qui ne cesse de nous envoyer des souvenirs disparates apparaissant et disparaissant sans cesse. Un peu comme si cette mémoire était écrite à l’encre sympathique.

 

« Il y a des blancs dans une vie, mais parfois ce qu’on appelle un refrain. Pendant des périodes plus ou moins longues, vous ne l’entendez pas et l’on croirait que vous avez oublié ce refrain. Et puis, un jour, il revient à l’improviste quand vous êtes seul et que rien autour de vous ne peut vous distraire. Il revient, comme les paroles d’une chanson enfantine qui exerce encore son magnétisme. »

 

Portée disparue

Le narrateur, d’à peine 20 ans, tient à la fois un journal et un récit d’une quête et d’une enquête assez mystérieuse. Il se lance à la recherche « d’une certaine Noëlle Lefebvre ». Jean Eyben, employé par Hutte, déjà croisé dans l’inoubliable Rue des boutiques obscures, se voir confier un maigre dossier. « Pourquoi ce « dossier » plutôt qu’un autre ? » Les questions s’imposent. Les réponses se défilent. Ou peut-être une piste : « les blancs ». « À cause des blancs sans doute ». Ce dossier ouvert au nom de Noëlle Lefebvre, que Hutte, sur le point de fermer son agence, confie au narrateur, engagé simplement « à l’essai » et qui doit se débrouiller avec seulement une carte et la photo au nom de la jeune femme, et avec laquelle il peut retirer du courrier en poste restante. Puis, sans trop comprendre pourquoi cette recherche devient une obsession, au point que, démis du dossier, il continue d’être habité par ce dernier, ainsi que par l’étrange pressentiment Noëlle Lefebvre ne s’est pas volatilisée comme il le croyait, mais, que, peut-être, elle porte un autre nom et qu’il a un lien noué vers Annecy, d’où la mystérieuse Noëlle Lefebvre était originaire, et où il était dans une pension. Les souvenirs reviennent ou semblent revenir, tout en se défilant, comme si l’encre avec laquelle ils étaient fixés dans le papier était noircie au fur et à mesure que l'on avançait dans l'enquête.

 

« À mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique. Quel est dans le dictionnaire sa définition ? "Encre qui, incolore quand on l’emploie, noircit à l’action d’une substance déterminée." »

 

patrick modiano

Mon Duetto sur Patrick Modiano (2018)

Un roman déconstruit

Le récit est-il écrit à l’avance ? Est-il l’œuvre de l’homme ou d’un Dieu caché ? Comment se construit-il et comment se déconstruit-il ? Serait-ce dans les marges, les écarts, les espaces, les blancs de la construction du souvenir que le travail de mémoire est seulement possible, mettant à jour, sous la forme de l’enquête ou du journal, la toute-puissance du récit qui ne s’écrit pas mais se déduit ? L’effort de remémoration se met alors en marche, douloureux, difficile, mettant à mal l’illusion du récit linéaire. Le roman doit se lire de manière a-chronologique, décalé, le souvenir surgissant au hasard de l’événement, inscrivant une vie, à trous, bariolée de mystères parfois indéchiffrable, faisant un pied de nez à la mort. Cela me fait penser à Livret de famille, Dora Bruder. Nous sommes là dans un moment de rupture avec la disparition. Comme si, par le souvenir, la disparition n’était plus possible.

 

« Vous avez beau scruter à la loupe des détails de ce qu’a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. Et cela me semblait le contraire de la mort. »

 

Le fantôme d’elle

Puis, Noëlle Lefebvre disparait. Et réapparait, sous la forme de la troisième personne du singulier. Elle. Le personnage fantomatique, inspirant une enquête quasi-métaphysique, prend soudain une forme, devient une femme de chair et de sang. Elle devient aussi vive que Paris elle-même. Paris, cette ville fantomatique. Ce Paris disparu dans lequel le narrateur-Modiano nous entraîne à la suite de sa propre quête. Probablement même que Paris c’est Modiano, comme Lisbonne c’est Pessoa, ou New York c’est Auster. Le Paris de Modiano est un Paris fascinant, au point qu’il en devient une sorte de plaisir douloureux. Chaque fois que l’on lit Modiano, on ressent le désir insoutenable de sortir de chez soi, et de partir sur les traces de Modiano, dans chaque arrondissement, chaque rue, chaque coin qu’il cite.

 

« Jamais Paris ne m'avait semblé aussi doux et aussi amical, jamais je n'étais allé si loin dans le cœur de l'été, cette saison qu'un philosophe dont j'ai oublié le nom qualifiait de saison métaphysique. »

 

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Patrick Modiano (duetto) (2018) : Marc Alpozzo

 

La question de la mémoire

Les livres de Modiano sont tous superbes. À chacun de ses romans, on retrouve systématiquement la même obsession, creusant le même sillon de roman en roman depuis déjà 50 ans. Mais en même temps, le génie de cet auteur n’est-ce pas d’avoir exploré avec autant de patience, de perspicacité et d’insistance la question de la mémoire, ce langage supposé perdu afin de lui donner une signification, offrant ainsi ce regard porté par l’écrivain qui consiste à s’ouvrir à une quête de soi, par le medium de du souvenir dormant, en exprimant une insoumission de l’homme vis-à-vis de la mort et de l’oubli, recevant ainsi une nappe d’informations qui lui donne une œuvre et un style éternels.

 

C’est ainsi que cette aventure destinée à troubler nous sauve de la mort et nous inscrit dans le sens même de la quête que nous menons avec Modiano lui-même.

Patrick Modiano

Patrick Modiano (2017) © Francesca Mantovani

 

Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, septembre 2019.

Commentaires

  • Moi aussi ça m'a fait penser à Dora Bruder et moi aussi, en le lisant, j'ai une envie presque douloureuse de parcourir les rues de Paris.
    Il est le seul à me donner à ce point envie de retrouver ma ville natale.
    Le lire est une quête pour moi, lancinante, et pleine de mélancolie.
    Je conseille à tous cette Encre Sympathique, on ne s'en lasse pas !

  • I am an English reader of Modiano, and a great admirer. I read him in both languages, but first of all in French. He is a master of the mysterious, the spectral, the trace. To me his books are narratives of haunted streets, houses, squares. The geographies of his texts, fluid, enigmatic, are extraordinary.

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