Zulawski, le dieu manquant
On ne parle plus beaucoup de ce réalisateur polonais très controversé, Andrzej Zulawski, depuis sa disparition en 2016, ni de ses films révélant un univers cérébral, cruel et chaotique dans lequel les sentiments se rencontrent dans une splendide mise à nu de la matière humaine. Cherche-t-on désormais à brûler ce cinéma d’auteur à la fois singulier, exigeant, onirique, expressionniste, violent, en marge du politiquement correct ? Cette chronique est parue dans le numéro 35 de Livr'arbitres, en septembre 2021. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Possession est un film de 120 minutes qui mêle l’onirisme le plus barbare, et le symbolisme le plus spirituel. Ça débute sur le retour de Marc (Sam Neil), qui rentre d’un long voyage d’affaires. Il vient retrouver son fils Bob et sa femme Anna (Isabelle Adjani). Mais celle-ci se montre vite agressive et perturbée. Comme dans tous ses films, Andrzej Zulawski installe le mal au centre de la conjugalité. Mal métaphysique. Marc entreprend d’enquêter et découvre avec horreur que son épouse Anna a bien un amant. Celui-ci n’est d’ailleurs autre que ce bien étrange Heinrich, avec qui elle couche depuis quelque temps. Fait curieux, ce dernier se plaint également des absences d’Anna. Marc, se sentant bafoué, fait appel à un détective privé qui entreprend de suivre la jeune femme jusque dans un sombre appartement, immense et ténébreux, qu’il va fouiller. Dans une des chambres, il découvre un monstre tapi dans les ténèbres, suintant, gluant, hideux. L’horreur n’est pas seulement morbide, elle est surtout métaphysique.
La question au centre de tous les films de Zulawski est celle du Bien et du Mal. Marc se retrouve attiré par la maîtresse de son jeune fils Bob, le clone d’Anna, qu’il confond d’ailleurs avec sa femme. Mais elle est son alter ego inversé : douce, calme, attentionnée. Alors qu’Anna n’est qu’hystérie, fureur et désordre.
À voir aussi :
Andrzej Zulawski - Interview Possession [reupload] (FR)
L’important c’est d’aimer[1], Possession[2], L’amour braque[3], La fidélité[4] : on retrouve toujours ce même triangle amoureux. Célèbre dans l’amour en Occident[5]. Trinité céleste et trinité maudite à la fois. L’amour toujours contrarié. Entre conflits et violences. Leurs reflets emportent le monde occidental. La relation corps et âme. L’amour, l’érotisme ne trouvent leur expression ultime que dans la transgression de l’interdit, le conflit. L'univers à la fois obscène, provoquant et lyrique du film se mêle à des scènes de massacre très sanglantes et de passages sulfureux. Il y a cette obstination chez Zulawski de décrire un monde vidé de Dieu. Sûrement est-ce la métaphore de la société communiste, qu’il a quittée et qui s’est débarrassée de la religion. Mais n’est-ce pas également la société capitaliste, désintéressée de toute spiritualité, fondée sur le matérialisme, l’égalitarisme et le conformisme ?
Andrej Zulawski sur le tournage de Possession, avec Sam Neil et Isabelle Adjani, en 1981
Zulawski moins qu’un provocateur, est un polonais qui a fui un régime de dictature. Il a fui l’enfermement par les communistes, la censure, la tyrannie d’un pouvoir totalitaire. Il y a cette présence du mur de Berlin à proximité de l’appartement du couple. Un mur à la fois stupéfiant et inquiétant, symbolique parfois. On pense à la fresque éblouissante de Vassili Grossman, Vie et destin, à la fois pour ce combat métaphysique entre le Bien et le Mal, entre l’humain et l’inhumain, malgré une frontière politique de plus en plus invisible. Quelle différence trouve-t-on entre le communisme et le capitalisme chez Zulawski, comme entre le nazisme et le communisme chez Grossman ? À l’instar de l’écrivain russe qui s’interroge sur la terrifiante convergence des systèmes nazi et communiste alors même qu’ils s’affrontent sans merci, Zulawski s’interroge sur la convergence des deux modèles politiques, car, si à l’Est, il a découvert la bureaucratie, l’oppression communiste, ses surveillances policières, les arrestations des opposants, les petits commissaires du peuple, l’épuration politique, il découvre à l'Ouest l’Occident et sa norme marchande, la démocratie et ses méthodes de propagande, ainsi que ses fausses valeurs de liberté et d’égalité. D’un côté, la terreur d’État, de l’autre, l’autocensure à la fois hypocrite et effrayante d’une société matérialiste, faussement heureuse, dont les corps politiques sont régulés selon un contrôle assuré par le politiquement correct. Mais si Dieu n’existe plus à l’Est comme à l’Ouest, comment désormais ressusciter les corps, que peut encore le Christ, cet esprit qui s’est fait chair, à tout jamais égaré dans la folie des grandeurs, face à cette hubris politique et économique délirante ? Tout l’univers de Zulawski crie à l’imposture. Dans Possession, un pauvre homme est salement charcuté à coups de tesson de bouteille, Anna se mutile avec un couteau électrique, et est atteinte de sommets de délires mystiques, de brutalité quasi-christique dans un couloir de métro, - une scène de cinéma qui dure plusieurs minutes -, torturée, agitée, vomissant telle une possédée, comme si Dieu revenait de la plus mauvaise manière se révéler à ces personnages en errance. Doit-on y voir la métaphore des mondes communistes et capitalistes habités par le démon, ou plus simplement l’aveu cinglant que ces blocs politiques sont des jumeaux inversés, désertés de toute divinité, abandonnés de tout mysticisme, dénués de toute symbolique, orphelins de tout sens de la transcendance, et voués à une disparition tragique et inéluctable, suite à la mort de Dieu, assassiné de leur propre main, en imaginant qu’ils aient eu des mains ?
Isabelle Adjani et Andrzej Żuławski sur le tournage de POSSESSION, 1981
Article paru dans le n°35 de la revue Livr'arbitres, Septembre 2021.
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[1] 1974.
[2] 1980.
[3] 1985.
[4] 2000.
[5] Et inauguré avec le mythe de Tristan et Iseult. Cf. Ed. Béroult.