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Affaire Depardieu : que la bête meure !

L'affaire Depardieu a nourri tellement de controverses que je me suis senti obligé de prendre la plume. Cette tribune a paru dans le site du mensuel Entreprendre et dans Journal de France, n°98, février 2024.

Les passions qui se déchainent depuis déjà quelques semaines autour de l’icône déchue du cinéma français, de sa mise en examen, et de propos jugés « graveleux », tenus dans une émission de télévision, ou plus précisément dans les chutes d’un film qui n’étaient pas destinées à être diffusées, suffisent à s’interroger, au-delà de l’affaire nationale, à cette nouvelle forme de justice menée par les médias et les réseaux, et à ce lynchage collectif totalement incompréhensible, – outre les griefs qu’on impute à Gérard Depardieu, ou des viols dont on l’accuse et qui n’ont encore été jugés par la justice. On vit quelque chose aujourd’hui entre violence et sacré, pour reprendre un titre de René Girard, qui nous guidera dans la fin de notre analyse de cette nouvelle forme d’hystérie collective.

Comment expliquer qu’une semaine après avoir signé à l’unisson une tribune demandant qu’on juge l’acteur par voie de justice mais qu’on le laisse tourner des films, parmi la soixantaine de personnalités du monde de la culture ayant signé ce texte de soutien, un nombre de plus en plus important d’entre elles ont apporté un bémol ? N’avaient-elles pas lu avant le texte ? Ne s’étaient-elles pas renseignées sur l’auteur du texte ? N’avaient-elles pas en tête le risque qu’elles courraient dans cette société nouvelle ? Parmi celles-ci, on trouve notamment Charles, Berling, Carole Bouquet, Josée Dayan, Gérard Darmon, Pierre Richard, Jacques Weber, Nadine Trintignant, Yvan Attal, Patrice Lecomte, toutes ces personnalités, qui, je cite « ne représentent pas l’art », selon Mahaut Drama[1] (mais peut-on m’expliquer qui est Mahaut Drama ?). Comment encore expliquer qu’en réponse à cette tribune une contre-tribune a été signée par 8000 artistes, dont un grand nombre d’inconnus. Pourquoi 8000 ? Pourquoi pas 80 000 ! Ou mieux : 800 000 signatures. Cela aurait été plus impressionnant encore, plus magistral dans le style d’une réponse cinglante de la bergère au berger. Serait-ce le nombre de signataires qui fait foi ? Lorsqu’on est très nombreux à signer, est-ce la garantie que l’on affirme une vérité inattaquable ? Peut-être pourrait-on rappeler la phrase de Frédéric Dard : « Ce sont toujours les cons qui l’emportent. Question de surnombre ! » Mais sûrement, aura-t-on le droit, nous aussi, aux foudres du tribunal de la rue… quelques commentaires disgracieux et insultants dans les réponses à cette tribune !

Venons-en aux faits, ou plutôt aux mots : « Chatte », « Moule », « Clito », « J’ai une poutre dans le caleçon ! », « Petite chatte poilue », et surtout, « Fifille ». Voilà peut-être le mot de trop : « fifille ». Il fallait oser à propos d’une fillette de dix ans. Je les entends déjà mes lecteurs : « Et si l’on avait dit ça à propos de ta propre fille, hein ? Hein, mon gros, tu dis plus rien, là, hein ! » Mais non, j’ai déjà ma réponse : « Ah, mais Monsieur, je lui aurais pété les reins à cette enflure… Brisé en deux, le gaillard. Je lui aurais fait avaler ses tripes jusqu’à ce qu’il agonise ! Non mais dites voir ! » La violence devient le maître-mot à tous les mots. Et Depardieu devenant Depardiable (p’tit clin d’œil à Yves Charnet et son joli jeu de mots), incarne désormais le démon absolu : on a l’impression d’entendre Dostoïevski : « Ces démons qui sortent d’un malade et entrent dans des porcs, ce sont toutes les plaies, tous les miasmes, toute l’impureté, tous ces grands et petits démons, qui se sont accumulés, pendant des siècles et des siècles, dans notre grande et chère malade, dans notre Russie » (Les Possédés). Supprimez Russie et remplacez par France, et cela fera l’affaire ! Depardieu a prononcé des mots inaudibles aujourd’hui, il doit donc être extrait de l’humanité, crient les nouveaux hommes. Là, encore, on croirait entendre Dostoïevski : « Plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus » (Les frères Karamazov).
Si Calliclès était là, il nous répéterait jusqu’à plus soif, qu’il y a deux justices, une justice selon la loi instituée et une justice selon la nature. La foule lyncheuse a remplacé Calliclès, et elle martèle aujourd’hui, au nom d’une justice française rendant une justice différente selon que vous soyez faible ou fort, qu’il n’y a plus qu’une justice, celle de la rue. Les bâtons et les gourdins ! Ces gens sont les nouveaux « justes » et les « bons ». Les autres sont les mauvais, les intrigants, les injustes. Ça rappelle inévitablement Desproges : « L’ennemi est con, il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui. »
Mais à croire que la justice est forcément une pseudo-justice, une sorte d’enveloppe vertueuse sous laquelle se dissimulent les pires turpitudes, on finit par rendre justice soi-même, et cela ne s’appelle plus la justice. Cela s’appelle la vengeance et les sentiments réactifs. Ça s’appelle le lynchage (désolé pour les oreilles chastes qui passeraient par ici !). Cela ne s’appelle pas la justice des faibles contre les forts, celles des justes et des bons, mais celle émanant du nihilisme du dernier homme, celui qui ne croit plus en rien, qui n’est pas par-delà bien et mal, au contraire, puisqu’il s’abandonne à ses petits plaisirs, s’indigne de ses maux et des offenses qui lui ont été faites, plein de son « bonheur de mouches », si je peux me permettre de reprendre la formule de Nietzsche, qui, d’ailleurs, considérait que la justice n’était jamais de l’ordre de la revendication. Précisément, Nietzsche aurait été du côté de Depardieu, s’il vivait aujourd’hui, lui qui pensait que la vraie vertu, c’était « la vertu qui donne »,que ce soit dans l’expansion, et la pure dépense jusqu’à l’excès (Ainsi parlait Zarathoustra).

Au commencement de ce siècle, il faudra donc se souvenir que nous avons hérité de petits marquis, de procureurs, de moralisateurs aux mains propres qui ne jugent plus les actes mais des mots, qui ne prennent plus en compte les faits mais de simples intentions. Si Depardieu a dit « fifille », c’est qu’il voulait la violer ! On est là face à des foules éprises de justice et qui veulent rééquilibrer les forces entre les faibles et les forts : « L’art n’est pas un totem d’impunité », crie la contre-tribune signée par 8000 protestataires. Soif d’amour et d’équité ? Ce n’est plus la liberté dont on veut, c’est de l’égalité. Au détriment de la liberté, soit, mais égalité pour tous et liberté pour personne cela fera très bien l’affaire ! La liberté de ton de Depardieu, l’héritage de Mai 68, au feu ! Ce qu’il a dit suffit pour qu’on le pende. Et au diable l’idée qu’il ne puisse faire de mal à une mouche ! L’intention comme le consentement, deux notions très subjectives, seront amplement suffisantes pour condamner et châtier On est là face à une volonté de puissance affrontant une autre volonté de puissance. Nietzsche encore : on sait combien il a montré que les forts dominent grâce à la prodigalité, grâce à la surabondance et par la donation, grâce à l’excès de force. Les forts, disait-il, sont « des hommes en qui agit une puissante force de gaspillage » (Gai savoir). Les faibles, au contraire, et comme on le sait aussi, dominent plutôt par l’esprit, que ce soit par la ruse et la prudence, ou par la rétention et la maîtrise de soi (Crépuscule des idoles, « Divagations d’un Inactuel », § 14.)

Mais on a mieux dans cette affaire : le Bien des hommes qui combat le Mal des idoles. Si Depardieu est ainsi traité, c’est parce qu’il est, ou plutôt, il a été une idole. Rappelons-nous Freud, qui écrit à propos de la passion adolescente pour les idoles : « Que l’on pense à la troupe exaltée de femmes et de jeunes filles amoureuses qui se pressent autour du chanteur ou du pianiste qui vient de se produire. Sans doute, en faudrait-il peu à chacune d’entre elles pour être jalouse de l’autre, mais devant leur nombre et l’impossibilité qui y est liée d’atteindre le but de leur sentiment amoureux, elles y renoncent, et au lieu de se prendre aux cheveux les unes les autres, elles agissent comme une foule unie, elles rendent hommage à l’idole dans des actions communes et seraient heureuses, par exemple, de se partager ses boucles de cheveux. » Il y a quelque chose de religieux dans l’adoration d’une idole, un peu comme une image vue dans un miroir, le stade du miroir, ce stade fondamentalement religieux du Moi.

Or, il y a aussi comme de la « surestimation », de « l’idéalisation » et de la « soumission humble », de « l’absence de critique » dans cette exaltation amoureuse, cet amour « céleste » chez l’adolescent, cette hypnose comme la nomme Freud. De la passion amoureuse qui a un air religieux, là encore. De totem, hier, Depardieu est devenu tabou aujourd’hui, et toute personne qui ose prendre sa défense sera immédiatement lynchée en public ; on lui demandera des comptes, puis des excuses. Ce qui s’est précisément passé pour les 60 signataires de la tribune de défense de l’acteur.

Dès lors, il devient presque impossible de sauver l’homme qui s’est commis par des mots. Mais pas plus l’artiste, l’œuvre. Voilà une tentative devenue caduque dans un monde défroqué qui confond tout et aime à tout confondre pour se trouver des boucs émissaires. Mais alors, la question soudain se pose : comment tenter d’esquisser un modeste éclairage au milieu de la chienlit ? D’autres questions se pressent : comment en est-on arrivé là au nom du nouveau Monde ? Comment est-il encore possible de tenir un débat sans s’insulter ? Le petit florilège de réponses haineuses à ma tribune sur Depardieu dans ce site (« Depardieu, un corps rabelaisien au pays des Woke ») montre à lui tout seul l’aspect hémiplégique des échanges dans la société française d’aujourd’hui, où l’on est ravi d’être de l’avis de celui qui nous donne raison, tout en ne souffrant plus l’avis contraire. Outre les outrances de Depardieu (encore acceptées il y a de cela douze mois à peine), outre ses propos « graveleux », outre les questions sociétales et progressistes qui demandent à être entendues et approuvées, c’est à une violence sacrificielle que la société française se laisse aller, bien décidée à ériger le sacrifice en une institution purement symbolique, afin de résoudre certainement une crise antérieure.

Un peu comme les quatre minutes de haine chez Orwell, les boucs émissaires se succèdent depuis plusieurs années, soumis aux crachats et aux quolibets d’une foule en délire, puis aussitôt oubliés, jetés dans les poubelles de l’histoire, comme si l’on devait supprimer ces malheureux, leur personne comme leur œuvre, au nom du combat du Bien contre le Mal. On sait, pourtant, combien Spinoza a parfaitement montré que ces concepts ne sont pas absolus mais plutôt relatifs à notre connaissance et nos affects. Or, n’en déplaise à quelques lecteurs acharnés, qui auront eu le courage tout de même de lire jusqu’ici cette tribune, dans aucune société, même la plus puritaine, il n’y a d’autre problème fondamental que les groupes humains doivent assumer sinon celui de la violence.

Or, c’est précisément le problème de la gestion de la violence qui est ici soulevé. Et précisément aussi, la dimension religieuse et sacrificielle de la violence que l’on se doit de souligner dans cet acharnement à détruire un monstre sacré du cinéma, un acteur idolâtré durant cinquante ans. Sera-t-on excessif en écrivant que le déplacement de la violence ici comme forme d’institutionnalisation anthropologique n’est rien d’autre que le sacrifice d’une idole afin de pacifier le groupe pour ne pas le mettre en danger ? Y a-t-il trop de mots dans cette phrase ? Que retiendra-t-on de toutes ces cabales, ces chasses aux sorcières, ces mises à mort publiques dans quelques décennies ? N’aura-t-on pas honte d’un tel acharnement, un peu comme l’on peut se sentir misérable après une colère dévastatrice, une fois celle-ci passée ? Aujourd’hui que la haine est encore très active dans les cœurs, on ne peut même plus prononcer les noms des précédents boucs émissaires qui ont été lynchés, et le sont encore, par la foule et les médias. On se contentera de terminer cette tribune en précisant les trois points dégagés par René Girard pour asseoir sa théorie du bouc-émissaire : 1) celui-ci doit être en marge de la société, car 2) étant objectivement le plus faible, il n’aura aucun moyen de se défendre contre les plus puissants, parce que majoritaires. Enfin, 3) le bouc émissaire permettant à la société de décharger toute sa violence sur celui-ci, son bénéfice est double : mettre fin efficacement à la violence et ne risquer aucune riposte.

Or, si la riposte a bien eu lieu, par l’entremise d’une tribune dans Le Figaro, les 60 signataires se sont vite ravisés, faisant amende honorable, et abandonnant l’ogre, seul au milieu de la foule, isolé et en proie à la vindicte générale.

Que la bête meure !


gérard depardieuParu dans Journal de France, n°98, février 2024.

 

 

 

 

 

 

 


[1] Voir : https://www.20minutes.fr/societe/4068763-20240103-tribune-soutien-depardieu-personnalites-representent-art-assure-mahaut-drama#:~:text=Carole%20Bouquet%2C%20Yvan%20Attal%20mais,plusieurs%20signataires%20font%20machine%20arri%C3%A8re

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