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Le moi est-il haïssable ? Note sur Pascal

On trouve une « maladie de l’âme » qui est le moi, selon la formule désormais consacrée « Le moi est haïssable » du philosophe et mathématicien Blaise Pascal, ce qui veut précisément dire que le moi est le symbole de l‘amour-propre. C’est donc l’égoïsme qui est là mis en cause. Cela signifie aussi que, c'est moins le moi en tant que personne que le moi en tant que narcisse qui doit être jugé et, pour comprendre, prenons l'exemple de cette mauvaise manie que l’on a par exemple à travers le selfie de regarder exclusivement son moi en l’aimant ou en voulant l’aimer. Aussi, en déclarant le moi « haïssable », dans le fragment 494 de ses Pensées, Pascal assume moins une forte position morale qu'il n'énonce une vérité d’expérience, ce qui nous conduit à interpréter la célèbre formule pascalienne « Le moi est haïssable » comme un appel à haïr le moi. Voici une petite méditation, que je propose en accès libre dans l'Ouvroir

 

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Commençons peut-être par montrer que la haine de soi est l’un des thèmes centraux des Pensées de Pascal. Cette haine y est d’ailleurs montrée comme un objectif, un devoir (« donc nous devons nous haïr nous-mêmes » - fragment 511) ou comme un fait (« Qui ne hait en soi son amour-propre […] est bien aveuglé » - fragment 510). Or, cela n’a rien de bien religieux que de focaliser sur le moi puisque, nous dit encore Pascal : « Nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent » - fragment 253. On voit alors que Pascal passe imperceptiblement d’une modalité à l’autre. Doit-on néanmoins établir que le philosophe parle bien de la haine de soi dans son fragment 494 ? Lorsqu’on pousse un peu plus loin l’analyse, on a tendance à répondre que non car, finalement, ce qui est en question dans ce dialogue est moins mon moi que celui de l’autre. « Vous êtes haïssable », dit l’apologiste à Miton : « votre moi est haïssable. » « Non ! » répond Miton (dans la transcription du manuscrit), à la fois pour lui, mais aussi pour ses amis : « On n’a plus sujet de nous haïr. »

 

De fait, notre moi n’est plus haïssable. Par le « nous » qui hait, ce que l’on doit entendre, c’est que le moi désigne le moi d’autrui et non le propre moi du locuteur. Pascal ne nous parle donc pas d’un déplaisir que nous nous causerions à nous-mêmes, mais nous dit plutôt que le moi d’autrui provoque en nous un déplaisir auquel nous répondons très normalement par un sentiment de haine. Et voilà donc pourquoi, il ne s’agit pas de traduire la formule « le moi est haïssable » autrement que par cette notion de haine (relativement ambiguë d’ailleurs), qui est celle de ce moi pleinement problématique, que l’on a un peu trop tendance à confondre avec une autre formule : « Il faut se haïr ».

 

blaise pascal

Le selfie est-il haïssable ?

 

Sous le terme de moi, Pascal n’entend pas du tout une réalité spécifique, comme par exemple Descartes et son ego cartésien (le fameux un ego cogitans). En vérité, le moi de Pascal serait plus proche d’un ego amans, que l’on pourrait traduire par « sujet aimant ». C’est alors que le fragment 494, que nous commentons ici, semble se fonder sur une connaissance préalable du moi, indiscutable et partagée par les interlocuteurs (le moi est de telle sorte), un peu comme si, dans ce jugement initial, tant le thème que le prédicat, relevaient d’un savoir commun. Mais si le « moi est haïssable », c’est aussi parce que le monde est peuplé de milliards de « moi » qui veulent chacun « se faire le centre de tout ». De fait, chacun devient l’ennemi de chacun en se faisant le tyran de tous les autres. Et si chacun cherche par des subterfuges à briller un peu plus que les autres en société, c’est surtout par paresse, nous dit Pascal, qui souligne là combien il est plus aisé de paraître que d’être et, combien c'est également moins coûteux d’être aveuglé que convaincu. C’est donc à la lumière de la critique pascalienne de l’imagination que l’on peut désormais mieux comprendre cette formule si célèbre.

 

C’est aussi parce que la quête du vrai nous rebute que nous nous satisfaisons si facilement du confort qu’offre le vraisemblable, et, ainsi, que l'on succombe aux sortilèges de l’imagination. Ça n’est pas moins que faire le choix de nous « crever les yeux agréablement ». Subvertis par l’imagination, nous voilà donc à déployer avec des trésors d’ingéniosité plus d’énergie à fantasmer notre vie qu’à la vivre. Ce qui est précisément mis en cause ici, c'est ce moi fictif qui est offert (aujourd’hui par le selfie et les réseaux sociaux) à la pleine et volontaire crédulité des autres. En paraissant, nous remédions au vide de notre propre existence ; on se laisse à vivre une vie rêvée dans l’esprit d’autrui : « la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter ». Voilà alors que l'existence se transforme en une vaine comédie, dans laquelle chacun joue un rôle de composition sans en maîtriser le texte.

 

C’est donc confondu par notre propre imposture que nous ne trouvons en l’hyperbole narcissique l’unique issue de secours. Que cherchons-nous d’autre dans cette vie sinon que s’ériger en absolu comme étant notre propre idole ? Nous désirons nous adorer sans limites. Or, quand parviendrons-nous enfin à devenir ce que nous recherchons depuis toujours à être : une sorte de Dieu rayonnant dans tout l’univers  ? Voilà en quoi « le moi est haïssable », pathétique au milieu d’un divertissement permanent, gros d’un amour-propre  qui nous éloigne de nous-mêmes, d’autrui et de Dieu, selon Pascal. Et, bien sûr, une fois que le spectacle est fini, la salle éteinte, je vous laisse deviner ce qui reste de ce moi, exposé des heures durant : il sort de scène, quitte le théâtre à présent vide ; il est nu, tragiquement nu, plongé au milieu de sa solitude existentielle, angoissé et malheureux.

 

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Commentaires

  • Un blog très original, présentant avec brio des auteurs et surtout des oeuvres (littéraires et philosophiques) que, par préjugé sans doute, on n'associerait pas "naturellement" ensemble: Sartre, Jankélévitch, Houellebecq, Modiano, etc. ; mais prises dans une réflexion globale sur le XXème siècle, ces recensions très personnelles et vivantes donnent envie de découvrir et de lire et relire ces écrivains, ces penseurs... Merci de ce partage!

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