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La comédie de soi. Note sur Montaigne

Les Essais de Montaigne forment un livre bien singulier, notamment parce qu’on y trouve une vérité philosophique qui n’est autre qu’une tentative bien affirmée de dresser le portrait d'un moi particulier, celui de son auteur lui-même. C’est d’ailleurs cette curieuse ambition du portraitiste qui rend précisément palpable le caractère évanescent et passager de son moi. Pensées vagabondes, pensées fuyantes sont la matière même de ce livre, dans lequel Montaigne ne recule jamais à exposer ses humeurs, ses opinions les plus vaines, ses états d’âme. Pourquoi ? Parce que le but de son entreprise est de se montrer à nous, tel qu'il est. C’est donc son squelette (II, 6,359) qu’il nous expose, en voulant nous faire connaître son auteur dans son plus simple appareil, autrement dit au naturel. Peut-on alors dire dans ce cas-là, que parler de soi, s’analyser sous forme écrite est une perte de temps ? Voici une petite méditation, que je propose en accès libre dans l'Ouvroir

 

montaigneL’œuvre de Montaigne peut paraître d’abord curieuse pour un non-averti. Par exemple, cette volonté de se dénuder, qui justifient un nombre important de pages dans lesquelles on trouve une quantité de renseignements sur les habitudes, les particularités, les traits de la complexion de Montaigne. Nous apprenons ainsi qu'il s'habillait de noir ou de blanc comme son père ; qu'il préférait le goût du poisson à celui de la viande ; qu'il n'aimait pas particulièrement les salades et les fruits, exception faite des melons ; que son appétit s'accommodait de tout, sauf de la bière ; que la délicatesse de son estomac ne lui permettait pas de se livrer aux excès ; qu'il haïssait et fuyait le jeu d'échecs, du fait qu'il n'est pas assez jeu ; qu'il favorisait le cheval sur tous les autres moyens de transport ; qu'il ne démontait d'ailleurs pas facilement de son cheval. Nul détail ne nous sera donc épargné, pas même sur ses fonctions corporelles les plus intimes. On apprend à quelle heure il se réveille le matin et qu’il ne se réveillait pas facilement ; on découvre qu'il dormait, même âgé, de huit à neuf heures, d'une seule traite ; que son sommeil n'était pas souvent troublé par des rêves, et que ses rêves étaient plus joyeux que tristes ; etc. C’est ainsi que l’on peut dire que Montaigne ne se dérobe jamais à cette promesse qui est de se livrer à nu, dans son entière vérité.

 

Précisons que cet exercice, consistant à faire de soi l'objet principal d'un livre, était à l'époque d'une grande nouveauté. Et, si Montaigne a bien un prédécesseur, en la qualité de Saint Augustin, puisque c’est précisément ce père de l’église qui fut peut-être l'initiateur du genre autobiographique, on notera que les intentions n’étaient pas tout à fait les mêmes. Alors que les Confessions ressemblent plus au récit du parcours d'une âme, qui d'abord se perd, parce que livrée à ses seules forces, et qui ensuite se retrouve, parce que saisie par la grâce divine, on ne peut toutefois dire que la question de la connaissance de soi est véritablement atteinte dans cet ouvrage, si ce n’est peut-être lorsque cette âme est enfin éclairée, voire guidée par la lumière de la révélation divine. Il serait alors bien inutile d’aller chercher de telles descriptions dans les Essais de Montaigne, dont la connaissance de soi vise une autre forme de salut et de conversion, car l'intention est avant tout païenne, et à cet égard le jugement de Pascal dans ses Pensées est éclairant : « [Montaigne] inspire une nonchalance du salut sans crainte et sans repentir. Son livre n'étant pas fait pour porter à la piété, il n'y était pas obligé : mais on est toujours obligé de n'en point détourner » (Pensées, Première partie, 77 [425]).

 

montaigne

Blaise Pascal (1623-1662)

 

On peut alors comprendre que Montaigne ne cherche pas, par la description de son âme, à susciter le repentir et la crainte de Dieu ; il se pose plutôt dans une démarche, que Pascal décrit de cette façon : « Le sot projet de se peindre ! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par dessein premier et principal » (Pensées, Première partie, 76 [206]). Quelle curieuse vanité donc que de vouloir se peindre ainsi, d’autant que cette peinture du moi n'incite pas l'âme à se tourner vers Dieu, mais la fait se reposer mollement en elle-même. N’oublions pas que le Père Malebranche fut l’auteur d’attaques bien plus dures à l’endroit du projet de Montaigne, y voyant avant tout le signe de la vanité de l'auteur : Montaigne, plein de lui-même, nous gratifie d’un gros livre en s'imaginant que tous seraient intéressés par ses humeurs. Mais ce qui semble bien plus compromettant pour son honneur, c’est qu’il embrasse l’ambition de se faire adorer comme seul Dieu est en droit d'être adoré, car seul Dieu est digne de notre admiration et de notre amour, pour le contempteur de Montaigne, dans son ouvrage De la recherche de la vérité, II, IIIe partie, chap. V.

 

Pourtant, Montaigne savait parfaitement combien cette manière de se peindre était nouvelle. Il suffit, pour le comprendre, de se référer à plusieurs endroits des Essais où il se défend de cette accusation. Son livre, dit-il, est de caractère privé : s’il a écrit les Essais, c’était avant tout pour sa propre instruction, car ils peuvent être, par accident bien sûr, source d'instruction pour autrui. Or, il n’y a pas de critique possible contre ce caractère strictement privé ; et c'est d’autant moins contestable que Montaigne indique que son livre est avant tout destiné à ses parents et amis et qu’il sera pour eux comme une sorte d'album de souvenirs (au lecteur). J'y vois toutefois une autre intention : celle de dialoguer et d'attirer à soi non pas Dieu, comme le voulait Saint-Augustin, mais un ami perdu, en la qualité d'Etienne de la Boétie d'abord, en la figure du lecteur qui le lira ensuite.  Ses Essais n'ont alors d'autre dessein que celle de l’amitié, celle qui est partagée par deux âmes, capables alors de se reconnaître, et peut-être peuvent-elles se reconnaître ; on peut voir à ce propos comment le philosophe Clément Rosset s’est abondamment nourri des Essais de Montaigne. Et si la recherche de l'ami véritable paraît limitée au temps présent, c’est toutefois dans cette perspective, que les Essais s'adressent par-delà les siècles à un futur lecteur capable de reconnaître dans l'âme de Montaigne une âme digne d'amitié.

 

On peut alors dire que le livre de Montaigne est une invitation à l'amitié, grâce à la peinture de soi ; que la peinture de soi est aussi la peinture de l’autre, qui parvient à s’y reconnaître, à se comprendre, et peut-être à s’aimer malgré ses défauts. D’ailleurs, comme le dirait Rimbaud, « quelle âme est sans défaut » ? C’est donc au-delà du paradoxe de la peinture de soi, d’apparence seulement monologique, que la forme du dialogue intérieur n’est pas une perte de temps, mais bien la meilleure manière de peindre l’humanité entière et de faire œuvre de sa propre humanité.

 

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Les Essais, de Montaigne, paru en 2020

Commentaires

  • Excellente chronique. On perçoit bien la différence entre un salut religieux et un salut plus intellectuel, plus philosophique, et donc plus terrestre. La théologie lutte contre le péché. la philosophie lutte contre la bêtise, ce qui forme deux problématiques assez différentes, et rarement superposables. Le côté néopaïen de ce catholique raisonnable qu'était Montaigne fait que, même à 'heure actuelle, il est souvent détesté ou ignoré par les cathos intégristes.

  • Ma citation préférée :
    Je préfère les approuver plutôt que de les écouter …

  • Montaigne un vrai sage au courage immense dans la France de l'Inquisition. Un des rares auteurs français qui n'a pas copié, comme Molière par exemple.

  • Le courage tranquille sans duels a l'epee ni effets de cape.

  • Selon moi avec Montaigne vient l ' apaisement ..Pendant que les passions politiques et religieuses déchiraient la France ,cet homme jouissait par avance en esprit de la paix future et offrait à ses concitoyens, trop forcenés pour y prendre garde ,l ' image de l ' État moral où la force des choses devait finir par les amener eux - mêmes.

  • Je pourrais parler durant des heures de Montaigne..Ce que j ' aime beaucoup chez lui c est qu ' il désirait une langue populaire ,naturelle où l ' usage règne en souverain .En fait de style, il n ' estimait la beauté des mots que par la vérité des choses qu ' ils exprimaient .Et selon moi ,c ' est déjà le grand principe de l ' esthétique classique ..

  • Lumineux et donc éclairant. Merci

  • Montaigne ou la naissance du sujet en philosophie. On ne dira jamais assez combien Montaigne était philosophe autant qu'écrivain, même s'il n'a les honneurs que des manuels de littérature et non (ou plus rarement) de philosophie. Parmi les grands philosophes, Nietzsche le tenait pour tel pourtant et, à certains égards, son Ecce homo a été écrit dans un esprit assez proche de celui de Montaigne.

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