Les salons de Gertrude Stein

Ce portrait de Gertrude Stein m'a été commandé par Livr'arbitres pour son numéro 50 et son dossier spécial consacré aux salons parisiens.
27 rue de Fleurus
27 rue de Fleurus, VIe arrondissement. 1903 à 1938. Gertrude Stein (1874-1946) tenait un salon littéraire. On y croisait toute l’avant-garde : Pablo Picasso, Henri Matisse, Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound, Sinclair Lewis, Guillaume Apollinaire. « L'installation de Gertrude Stein, 27, rue de Fleurus, comprenait alors, comme maintenant, un petit pavillon à deux étages et quatre petites chambres avec une cuisine, une salle de bains et un très grand atelier attenant. Maintenant l'atelier est relié au pavillon par un petit passage-antichambre ajouté en 1914, mais alors l'atelier avait son entrée particulière, on sonnait à la porte du pavillon ou on frappait à la porte de l'atelier ; beaucoup de gens sonnaient et frappaient, mais le plus grand nombre frappaient à la porte de l'atelier », écrit-elle dans Autobiographie d'Alice Toklas.
La fine fleur parisienne
Cet appartement, décrit par le détail dans cet extrait, sera transformé à partir de 1903 en un espace culturel influent, et l’on y trouvait des « peintures étranges » en raison de sa collection de cubistes, fauvistes, modernistes, etc. Gertrude Stein présidait les discussions. Elle était l’entremetteuse des échanges que ce soit sur l’art, la littérature ou les idées nouvelles. Elle n’était pas non plus avare en conseils littéraires, conseillant des écrivains de la taille de Hemingway, qu’elle influença dans son style concis. « Tout le monde appelait Gertrude Stein "Gertrude", ou au moins "mademoiselle Gertrude" ; tout le monde appelait Picasso "Pablo", et Fernande, "Fernande"; et tout le monde appelait Guillaume Apollinaire "Guillaume" et Max Jacob "Max", mais tout le monde appelait Marie Laurencin "Marie Laurencin" », écrira-t-elle encore (Autobiographie d'Alice Toklas). Et parfois même, on l’appelait « Général Stein » ! Elle était une telle influence à son époque, qu’elle forgea le terme « Lost Generation » pour décrire les jeunes expatriés désenchantés après la Première Guerre mondiale.
Salons mondains
Salons mondains, ou plutôt espaces intellectuels et artistiques, fréquentés des gatherings sociaux de l’élite aristocratique, on peut dire que cela ressemblait à ceux du XVIIIe siècle, mais avec un caractère bohème ajouté, et un focus sur l’avant-garde. Contrairement aux salons traditionnels animés par des femmes de la haute société, celui de Stein, cette expatriée juive et lesbienne, était plutôt un lieu de rupture avec les conventions. On y affichait son identité progressiste et son ambition d’en finir avec le XIXe siècle.
Tout commença par sa collection d’art qui attirait les visiteurs curieux. On y trouvait des œuvres de Cézanne, Matisse ou Picasso, au point de transformer cet appartement en un lieu de rencontre pour artistes et amateurs d’art. Les premières soirées, dès 1904, furent des événements informels où des peintres venaient discuter. Si dans les salons, Stein étendait déjà son influence en soutenant de jeunes artistes de l’avant-garde, et elle ne fit que prolonger cette influence dans ses propres salons. C’est aussi à partir de 1907, qu’Alice B. Toklas tiendra le salon de Stein avec elle. « À cette époque, Gertrude Stein portait un costume avec veste et jupe de velours brun, un petit chapeau de paille toujours crocheté pour elle par une femme de Fiesole, des sandales, et souvent aussi une canne », témoigne Stein d’elle-même dans Autobiographie d'Alice Toklas. Et la grande guerre ne changea rien à leurs habitudes.
De la consécration jusqu’au déclin
Dès 1919, les salons se transformèrent. Stein était de plus en plus proche d’Hemingway, et Fitzgerald entra dans sa vie. D’autres comme Pound arrivaient : « Sylvia Beach, de temps en temps, nous amenait des groupes de gens, de jeunes écrivains, et des dames plus âgées avec eux. C'est alors qu'Ezra Pound vint rue de Fleurus. » (Autobiographie d'Alice Toklas). Entre ces deux personnes aux personnalités fortes, naîtra une relation d’admiration mutuelle. Et jusqu’à leur déclin en 1932, ces salons jouirent d’une consécration totale, où l’on y croisait des artistes, des écrivains, des collectionneurs, des critiques d’art, et des figures diverses, que ce soient des musiciens ou des amis proches.
On y trouvait des amitiés de premier plan, notamment celle très intime avec Picasso, mais aussi Matisse, respectueuse mais compétitive, ou celle avec Braque, moins centrale. À cet artiste, avec James Joyce, « incompréhensibles que tout le monde peut comprendre », comme le déclara Hemingway, Stein achetait ses toiles. Et ne pas oublier une des figures centrales parmi les grands collectionneurs, Leo Stein (1872-1947), frère de Gertrude, et collaborateur étroit jusqu’à leur désaccord sur le cubisme, ce qui mena à leur séparation.
En rupture avec les normes
C’est ainsi qu’apparaît, notamment dans ce passionnant ouvrage écrit par Sein, ces salons où s’y réunissait une pléiade de figures du modernisme : Pablo Picasso, Henri Matisse, Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Guillaume Apollinaire, Juan Gris, Ezra Pound, Carl Van Vechten, Virgil Thomson ; les collectionneurs : Leo Stein, Sarah Stein, Claribel Cone ; et où l’on y discutait, dans ces soirées, décrites abondamment dans Autobiographie d’Alice Toklas. Ces soirées (principalement tenues le samedi soir) étaient un creuset d’idées où l’art, la littérature, la musique étaient littéralement révisées, réinventés. L’art (au sens large) et les artistes y étaient vivants, et l’on était à l’affût du nouveau, dans une atmosphère aussi intellectuelle que subversive. En tant que lesbienne, juive et expatriée, on peut comprendre combien Stein faisait naturellement, si je puis dire, de ces soirées, des moments en rupture avec les normes. Ses salons étaient autant prestigieux qu’ils étaient bohèmes. Loin de l’élitisme des salons mondains aristocratiques du XVIIIe siècle. Et ouverts à des figures marginales, comme des artistes pauvres ou des écrivains en quête de reconnaissance. Un lieu de modernisme et de liberté, de légende et d’avant-gardisme dont l’esprit nous semble aujourd’hui presque oublié.