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Rosset lecteur de Cioran : Rire des dernières imbécilités humaines

Cette courte étude m'a été commandé par Livr'arbitres pour sont numérro 51.

« Nous étions en somme comme ces demi-divinités de la mythologie chinoise, les Ho-Ho, qui, installés à mi-distance du ciel et de la terre (un peu comme Évelpide et Pisthétérus dans Les Oiseaux d’Aristophane), passent leur temps à se tordre de rire en se racontant l’un à l’autre les dernières imbécillités humaines. »

Clément Rosset, Faits divers, « Souvenirs sur Cioran », Paris, PUF, 2013.

 

 

clément rosset,emil ciioranJ’aimerais commencer ce texte ainsi : voilà deux pessimistes. L’un se soigne ; l’autre pas. En réalité, non. Il faudrait plutôt écrire : voilà deux penseurs que le rire a sauvés du naufrage auquel auraient dû les conduire leurs philosophies contraires. Et cette opposition, on la trouve merveilleusement bien décrite dans cette remarque de Clément Rosset : « Je considérais la vie comme un paradis, lui comme un enfer. » Forcément, le pessimisme radical de Cioran est venu se confronter à l’affirmation joyeuse de Rosset.

Dans son livre datant de 1983, La force majeure, Rosset y aborde la philosophie de Cioran par le prisme de sa propre philosophie, et qui est l’acceptation joyeuse du réel et le refus des illusions métaphysiques. Cet ouvrage est probablement l’un des meilleurs de Rosset, et le chapitre qu’il accorde à son tendre complice est sûrement le plus proche de ma propre lecture de Cioran : car, s’il est bien un témoin massif du réel, le désespoir du philosophe roumain me semble plutôt chercher une échappatoire dans la mélancolie, alors que Rosset n’hésite pas, lui, à prendre à bras-le-corps le réel brut et inéluctable, qu’il appelle la force majeure, – le considérant bien comme ce qu’il faut accueillir. De cette « jubilation blanche » que prône Rosset, on ne retrouve chez Cioran que « jubilation noire », et faute de mieux, ce que Rosset reproche à sa fuite du réel, c’est de n’être au pire qu’une posture presque théâtrale. 

 

Ce goût du canular, Clément Rosset le partageait avec Émil Cioran et Daniel Charles[1]. J’ai pu par moi-même le constater lors des réunions semestrielles des professeurs à l’Université de Nice, lorsque j’étais étudiant-délégué. Rosset et Charles faisaient les pitres dans cette ambiance feutrée, et même calfeutrée. La question que l’on pouvait légitimement se poser lors de leurs cabotinages, Rosset se la pose lui-même à propos de son ami Daniel Charles : avaient-ils le goût de la mystification, de la provocation, ou tout simplement du canular ?[2] Cette interrogation, on peut tout autant la plaquer sur l’œuvre de Cioran. Cette œuvre qui n’est pas celle d’un mécontent, mais pour reprendre le vocable de Rosset dans La Force majeure[3], d’un « in-content ». La définition de ce mot étant donnée par Rosset lui-même : personne étrangère « à tout ressentiment, à toute raison d’en vouloir à quelques personnes ou êtres particuliers. » Parmi ses livres les plus célèbres, Précis de décomposition (1949), Syllogismes de l’amertume (1952), La Tentation d’exister (1956), De l’inconvénient d’être né (1973), la philosophie de Cioran est littéralement une plongée dans l’absurde de l’existence. Pour le philosophe roumain, naître n’est rien de moins qu’une erreur, et la vie un néant. Sa lucidité, teintée d’ironie, transforme alors très vite le désespoir en « jubilation noire ». À l’inverse de Rosset, qui propose plutôt une joie tragique comme remède à l’absurde de l’existence, autrement dit, sa non-nécessité. Se faisant le critique des illusions du progrès et des idéologies, Cioran célèbre plus volontiers une liberté tragique dont le rire du vide de nos vies devient une éthique et une pharmacie contre le suicide. Car, pour notre pessimiste radical, « il n’est de noblesse que dans la négation de l’existence »[4].

 

clément rosset,emil ciioranPour Cioran, forcément, « Tout est néant » ; là où pour Rosset, tout est tragique. Le réel en premier lieu. Certes, pour Rosset, comme pour Cioran, cette dimension tragique de l’existence conduit le réel à être absurde, dépourvu de sens, marqué par la précarité, la mort, l’absence de finalité. Ils avaient également pour point commun, de dénoncer les illusions, telles les religions, les idéologies, la métaphysique qu’ils voyaient comme d’habiles masquent de la réalité. Leur réponse, pourtant, était aux antipodes, ce qui rend la pensée de Rosset incompatible avec celle de Cioran au moins dans sur un point : là où Rosset appelle à célébrer le réel par une approbation inconditionnelle, puisque l’idiotie même du réel, autrement dit son unicité, en fait une évidence qui suscite la jubilation, Cioran n’y voit qu’une insignifiance morne, désespérante qui ne peut que susciter le dégoût et le mécontentement. Et c’est justement parce que le réel est vide et insupportable, que Cioran, à la différence de son bon camarade, considère que la seule posture possible devant un tel réel indigeste, est une posture de résistance bien ancrée dans le désespoir. Rosset aura souvent recours à la musique ; Cioran à l’humour noir qui en sera l’arme fatale. Cela paraît assez logique de la part d’un homme qui écrivit : « Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation. »[5]

 

Un jour, assis tous deux dans le métro, ligne 6, et alors qu’aucun des deux ne pipe mot, Rosset lui fait la réflexion suivante : « Vous savez, Cioran, que je pense exactement le contraire de ce que vous pensez. Et cependant, il n’y a pas une seule de vos phrases avec laquelle je ne sois entièrement d’accord. » – « Évidemment, me répond-il d’un ton consterné qu’agrémentait son accent roumain, c’est la vérrité ! » Voilà un bon résumé de leur amitié ! Par ailleurs, et pour finir, j’aimerais raconter ce que Rosset narre dans Faits divers (2013), à savoir un épisode cocasse survenu lors de l’enterrement de Cioran en 1995 au cimetière Montparnasse. Selon le rite orthodoxe roumain, des bouteilles de vin et un « gâteau des morts » devaient être placés près de la fosse pour l’assistance. Cependant, les fossoyeurs parisiens, ignorant le rituel, prirent ces offrandes pour un cadeau personnel. Avant l’arrivée du convoi funèbre, ils avaient bu une partie du vin et mangé des morceaux du gâteau, rangeant le reste dans leur cabanon. Rosset, témoin de cette méprise, relate alors l’incident avec un mélange d’amusement et de tendresse, notant au passage l’absurdité d’un rituel spirituel perturbé par une bévue profane. Une anecdote parfaite pour résumer et illustrer la jubilation noire de Cioran, et le comble de son regard ironique qu’il jeta sur la vie toute une existence durant.

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[1] Faits divers, op. cit., « Souvenirs de Daniel Charles ».

[2] Idem.

[3] Paris, 1983, « Post-scriptum : Le mécontentement de Cioran ».

[4] Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, « L’anti-prophète ».

[5] De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1973, II.

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