En quête de poésie désespérément...

Voici le nouvel ouvrage d'un des plus grands écrivains vivants, Jean Rouaud. Ma recension à paraître dans Livr'arbitres.
Désenchantement du monde
Jean Rouaud appartient à cette galaxie d’écrivains dont l’écriture est érudite, la littérature exigeante, le style un combat. Depuis son premier roman, paru en 1990, et gratifié du prestigieux prix Goncourt, sa virtuosité, sa singularité, mais aussi la complexité de sa prose, tant le style est mélancolique et introspectif, n’ont eu de cesse de cultiver une littérature de qualité. Pour certains écrivains, écrire est un acte de résistance, et Rouaud n’est pas en reste, grâce à son écriture marquée d’une force spirituelle et métaphysique propre à lui-même. Refusant les codes de notre postmodernité rompue aux facilités dans un monde aplati, Rouaud cherche un chemin vers la transcendance, prône une voie spirituelle qu’il préfère au matérialisme à outrance, travaillant à porter son regard sur les objets du quotidien par lesquels traverse selon lui la lumière divine, ce qui nourrit sa révolte métaphysique. À la manière d’un Christian Bobin, on trouve ce qu’il y a de plus sacré dans l’ordinaire.
Or, Trois tableaux (Gallimard, 2025) n’échappe pas à cette logique. Tout ce que l’on aime chez Jean Rouaud se retrouve dans cet ouvrage ! Personnellement, je lis Rouaud depuis ses débuts. Son style inimitable, ses longues phrases sinueuses et poétiques, sa prose riche en quête de beauté tranchent avec l’écriture elliptique et syncopée, et que « couvre le vacarme du train express de la modernité lancé à toute vapeur ». Aux phrases courtes et très dépouillées ou la prose journalistique qui sont à la mode de notre temps, Rouaud privilégie une écriture moins immédiate, moins clinique, plus digressive et qui nous invite très simplement à la contemplation. C’est ainsi que Rouaud se donne la noble tâche de percer les mystères d’un réel qui verse dans le nihilisme, ce qu’il s’entête à réenchanter depuis ses débuts.
En quête de transcendance
Voici donc un texte dont on ne sait trop si c’est un récit, un essai, ou une méditation poétique autour de trois tableaux, mais dont le premier, Rimbaud alité, donne le ton du livre. Le tableau du célèbre poète, peint par Jef Rosman dont on ne trouve nulle trace, a disparu du musée Rimbaud de Charleville où il était exposé. Écrivain de la mémoire personnelle et familiale, auteur de romans liés à la transmission, Jean Rouaud écrit contre la modernité bruyante, le nihilisme contemporain, et c’est précisément ce qui le caractérise, notamment dans ce nouveau livre où il inscrit son style dans une longue et profonde méditation poétique. Dès le premier tableau, on met nos pas dans les pas de Rimbaud. Jean Rouaud a choisi pour ce livre une forme plutôt hybride, composant son texte de trois parties distinctes, chacune se proposant d’explorer une œuvre d’art ou un médium artistique (peinture, musique, cinéma) à travers une errance poétique, métaphysique même, et engagée. Reprenant en un certain sens le cycle « La vie poétique » (déjà 6 tomes !), se mêle à la méditation, une narration réflexive et autobiographique afin d’interroger ce monde désenchanté et traversé de conformisme. Trois tableaux, un poète, trois musiciens « désargentés », « frigorifiés », « vagabonds » dans la neige, et un cinéaste, trois textes d’une grande exigence, dont le deuxième tableau (certainement le plus long) est un long poème en prose.
Littérature de la résistance
« À moins d’être un cinémato-sceptique reclus dans une salle obscure, estimant que rien ne change, sinon les générations de réalisateurs, d’acteurs et de critiques, et la pellicule qui cède devant le numérique, il paraît difficile d’imaginer un cinéma qui ne se poserait pas la question essentielle, celle de la foi. » Dès les premières lignes du troisième tableau, Jean Rouaud déplore l’incapacité du cinéma, écrasé par le poids des blockbusters et des effets spéciaux, à dégager la poésie du réel. De la même manière que « le parlant a tué le cinéma muet », le fond vert tuera probablement le cinéma, car il écrase la force contemplative du film, le 35 millimètres étant désormais aliéné à la modernité. Nous sommes là dans la dénonciation du nihilisme contemporain, mais aussi dans une quête de spiritualité et d’émerveillement. Ce troisième tableau, que j’ai trouvé le plus fascinant, nous place au cœur de la réflexion de Rouaud, célébrant le film Le mal n’existe pas de Hamaguchi comme une contre-proposition au monde moderne. Explorant les tensions entre une communauté rurale et un projet immobilier, ce film se distingue par sa lenteur, son attention au réel, sa capacité à laisser le spectateur interpréter les images. Cet éloge de la mise en scène minimaliste de Hamaguchi, de ses plans contemplatifs (les vastes paysages de forêt hivernal), et de son refus d’expliquer, (le muet vs le parlant) redonnent ainsi au cinéma sa vocation originelle : rendre l’invisible visible dans le visible. Ce film, qui se présente comme une résistance à l’aliénation moderne, est un écho direct à la spiritualité que Rouaud cherche lui-même dans l’art, hors du bruit et de la fureur de notre temps. Des personnages célèbres, Saint Augustin, Descartes, Michael Jackson, Louis XIV, Colbert, Le Nôtre, Ingrid Bergman, Gregory Peck, Hitchcock traversent cette méditation sur notre époque « où il est interdit de vieillir » et « jouant à la guerre des étoiles, s’infantilisant de Godzilla à Spiderman ». Tout confère à dire que notre monde vieillissant et cherchant des remèdes à sa disparition, se dope à un imaginaire enfantin et des images préfabriquées au détriment de l’authenticité. Au milieu de références érudites Rouaud nous montre ce qui nous manque très sérieusement : l’intériorité et la transcendance. Et parce que « le temps nous est compté », il nous faut d’ors et déjà nous mettre en quête de poésie désespérément...