Sauver le tragique
Santiago Espinosa est un spécialiste de la philosophie de Clément Rosset. Philosophe lui-même et élaborant une oeuvre sur le tragique et le réel, il a publié en 2024 un nouvel ouvrage Le savoir tragique.
Alors que très récemment je déjeunais avec mon ami le philosophe Santiago Espinosa, celui-ci m’annonça très simplement la publication prochaine de ce livre, Le savoir tragique (Encre marine, 2024), en me précisant, à juste titre, que l’on disait tant de bêtises aujourd’hui sur le tragique, qu’il sentait une nécessité, et une urgence, à écrire ce texte, au moins pour rétablir une certaine vérité sur une notion aujourd’hui si galvaudée, dévoyée au sens premier, voire méprisée par une postmodernité tout de même assez inculte en matière d’héritage grec. Et ce n’est pas sans bonheur que je reçus son essai et que je le lus quasiment d’une traite.
Santiago Espinosa est un philosophe français, né en 1978 à Mexico, et qui est probablement le digne héritier du philosophe Clément Rosset, au moins son plus fidèle disciple, ce qui est une très bonne nouvelle. Auteur de plusieurs textes rafraîchissants parus aux Belles Lettres, comme L’inexpressif musical (2013), Voir et entendre (2016), L’impensé (2019), L’Objet de beauté (2021), le philosophe et traducteur reprend avec bonheur, dans une œuvre originale, la philosophie de Rosset là où elle s’est arrêtée avec la disparition du philosophe français, en 2018, et qui n’est autre qu’une pensée de l’approbation au réel, par la musique, l’esthétique, la beauté, puis désormais, le sens profond du tragique. Aussi, reprenant à son compte le concept du réel de Clément Rosset, Santiago Espinosa évite tous les pièges que cette philosophie, considérée à tort comme simple et facile d’accès, dresse au lecteur distrait. Pour aller vite, reprenons une déclaration que l’auteur de Rosset, philosophie du tragique (PUF, 2023) me fit dans un entretien récemment paru dans Question de Philo[1] : « Le concept de réel chez Rosset se définit donc par opposition aux illusions, aux fantasmes des hommes, ce que va désigner le concept de « double » dans celui que Rosset considérait son grand livre, Le Réel et son double. » Ce livre puise d’abord dans cette idée. Le dogme contemporain, et dont les racines sont lointaines, prétend que tout se joue ailleurs, sur l’autre rive, pour reprendre la formule de Fernando Pessoa que Espinosa cite dans le même entretien. L’ailleurs, c’est le bonheur, le double au sens de Clément Rosset, c’est-à-dire, et comme l’écrit l’auteur de cet essai, le bonheur, c’est le double de notre réalité, faite de malheurs, de pessimisme et de souffrances issue des dilemmes moraux que nous imposent les choix.
Notre souffrance en réalité prend racine non pas dans les dilemmes que nous impose la réalité mais dans notre refus du réel, donc du tragique. Nietzsche appelait ces hommes qui croient dans les doubles, les hallucinés des arrières-mondes. C’est exactement ce que nous sommes, hommes postmodernes, ou derniers hommes, hommes qui n’entendent plus le son du tragique, sa symphonie unique, hommes de peu de foi (dans le tragique) et qui ne savent plus lire ni Eschyle ni Sophocle. Divisé en trois parties, ce sixième livre de l’auteur chez Encre marine, reprend le tragique et la tragédie, le tragique et le temps et la vertu tragique, probablement le chapitre le plus intéressant, afin de démontrer que l’être-tragique, c’est cette réalité telle qu’elle est, que le réel, c’est ce qui est donné. Le travail patient du philosophe tragique, précisément celui de Santiago Espinosa qui poursuit celui de son maître Clément Rosset, ne s’épuise pas en route. On connait le délicat et profond travail qu’avait entrepris dès son premier ouvrage La philosophie tragique, en 1961, Clément Rosset jusqu’à sa disparition, posant, de livre en livre, les jalons d’une philosophie du réel, un peu à la manière de petites touches impressionnistes, évacuant imperturbablement toute zone d’ombre au tableau. À sa suite, Santiago Espinosa ne démérite pas, emboitant le pas de ce dernier, et courageusement, porte une philosophie du réel et du tragique, qui vient contredire tous les anti-tragiques, comme Platon, Kant, Levinas ; il écrit pour nous montrer que le tragique n’est pas un pessimisme, n’est pas une résignation mais une approbation de ce qui est. À la tristesse que nous inflige en permanence les arrières-mondes, puisque les doubles sont toujours déceptifs, Rosset d’abord, puis Espinosa ensuite, viennent tous les deux nous rappeler que le monde n’a aucun sens, et qu’à l’inverse d’un Schopenhauer qui désespérait d’y trouver du sens, ce qui le rendait irrémédiablement pessimiste, le philosophe tragique ne se présente pas comme un homme joyeux, ou un philosophe en quête de bonheur, mais il est celui qui met la joie à l’épreuve. Contre les « imprécations d’ordre moral », et toute l’intolérance de tels discours, leur haine de tout ce qui n’est pas eux.
De quoi manquons-nous ? D’approbation du tragique. Car « l’approbation du tragique, écrit en substance Espinosa, est l’approbation du réel, de l’existence sans retranchement aucun », ce qui veut donc dire, qu’approuver le réel, c’est précisément approuver ce qu’il y a être, que l’on ne doit pas exiger de l’être qu’il se conforme à nos désirs, mais que l’on doit conformer nos désirs à ce qui est. Si cette philosophie du réel trouve quelques critiques, notamment celle du philosophe Roger-Pol Droit[2], qui voit dans ce refus de la morale et d’un arrière-monde un danger pour l’espoir, force est de constater que Santiago Espinosa fait mouche lorsqu’il dénonce le nouveau Bien de la politique moderne, ces « fanatiques du Bien » prêts à la violence « lorsque la « cause » est bonne ». Le philosophe tragique, à la suite de son maître Clément Rosset, est lucide est voit juste : la morale ici est une forme de moraline nouvelle, qui n’est rien qu’un discours. Dans son refus du tragique, il fait proliférer les ennemis « comme des métastases ». Et contre ces tartuffes, Espinosa nous recommande de revenir à une philosophie du réel que Spinoza, Nietzsche et surtout Rosset continuent de nous inspirer, non pour notre bonheur, mais pour faire émerger la joie. Une joie loin des discours catastrophistes de notre époque et qui ne sont rien d’autre qu’un « oubli » du réel.
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[1] N°32, janvier 2024, pp. 37 à 41.
[2] Voir Le Monde du 10 mai 2024 : « Retour sur le tragique, son sens et son histoire ».