Entretien avec Santiago Espinosa L’approbation de ce qui est
À la suite de la parution de son livre Le savoir tragique (Encre marine, 2024), j'ai rencontré Santiago Espinosa pour en entretien.
Cher Santiago Espinosa, vous avez écrit un livre sur la philosophie tragique car trop de philosophes, dites-vous, se sont recommandés du tragique, mais en vain. J’ai envie de vous demander, alors, qu’est-ce que le tragique pour vous ?
Je ne dis pas exactement que des « philosophes » se sont recommandés à tort du tragique puisque, à ma connaissance, il n’y a que Nietzsche et Rosset qui l’aient fait explicitement – et à juste titre –, mais plutôt que tout le monde en parle (philosophes, studieux, journalistes) sans apparemment savoir de quoi ils parlent pour autant. Sans m’attarder sur ce critique littéraire qui affirme contre tout bon sens que les tragédies grecques qui ne nous sont pas parvenues n’étaient pas tragiques, qu’elles se « terminaient bien », on peut résumer le contresens généralisé en disant que la plupart des gens associent le concept de tragique à celui de catastrophe, excluant par là des évènements qui ne seraient alors pas tragiques – et surtout assumant par-là que ce sont ces derniers qui seraient « normaux », les « tragiques » apparaissant comme accidentels et partant susceptibles d’être évités. C’est un contresens parce que, si vous prenez la peine de lire les tragédies grecques, vous avez tôt fait de comprendre qu’il n’y a pas d’évènement non tragique, que c’est l’existence au sens large qui est tragique dans la mesure où elle est indissociable du passage destructeur du temps, « Kronos qui tout gouverne », qui « a l’œil sur toute chose », comme dit Sophocle, et qui finit par tout abolir tôt ou tard : nous comme tout ce que nous aimons. À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que les tragédiens attiques écrivaient en même temps qu’Athènes courait à sa perte menant une guerre assez absurde contre Sparte. Ce n’est donc, à strictement parler, pas même la vie humaine qui est tragique, mais l’existence tout court – le réel – qui l’est, puisque, comme le disent les magasins pendant les périodes des soldes, « tout doit disparaître ». Or ce caractère tragique ne se révèle qu’aux yeux des hommes qui sont probablement les seuls à en avoir conscience et qui, et cela est très important, tiennent à cette vie quand même.
Le tragique est pour vous ce qui est. C’est le réel, au sens du réel de Clément Rosset. D’accord. En quoi est-il nécessaire pour le lecteur de prendre conscience que la réalité est unique et qu’il est préférable de l’accepter ?
Vous avez raison d’invoquer la philosophie de Rosset, qui n’a cessé de répéter que le réel est un et qu’il n’a donc pas de « double », ce dernier désignant toujours chez lui une hallucination très répandue chez l’homme (et pas seulement chez les « philosophes ») selon laquelle il y a toujours des réalités, ou des mondes, alternatifs, hallucination dont l’unique rôle est de dédouaner les hommes de leur unique responsabilité absolue – que j’appelle dans ce livre « éthique » –, qui est précisément de prendre en charge la réalité qui s’impose à eux malgré son caractère tragique, je veux dire en dépit du fait qu’elle déplaît à leur désir. L’illusion selon laquelle le réel peut être « autre » qu’il n’est — qu’autre chose est toujours « possible », quoi qu’on mette sous ce pseudo-concept cher aux moralistes, que certains se plaisent à appeler « espoir » –, non seulement révèle une incapacité à adapter son désir à ce qui existe – « le réel me donne de l’asthme », écrit Cioran —, mais surtout munit les hommes du subterfuge le plus enfantin, et le plus riche en variantes, qui leur permet de ne pas admettre que la réalité soit la seule chose à être. On invoque à tour de rôle la misère, la guerre, la souffrance, le « mal » en somme, et on prétend par là — je parle du moraliste – que ces choses-là disparaissent par un coup de baguette magique parce qu’on les condamne. L’histoire accuse parfaitement l’ineptie de ce genre de propos. Mais l’essentiel est que ce refus du « mal » n’est en réalité qu’un prétexte, que ce qu’on récuse est plutôt le réel, quel qu’il soit, parce qu’il ne coïncide pas avec ce que nous voulons, parce qu’il est justement tragique. Ainsi, Luc Ferry répète dans chacun de ses livres qu’« il faut accepter la réalité quand elle est bonne, et la rejeter quand elle est mauvaise », exactement à la manière du gamin capricieux qui accueille volontiers ce qui lui plaît et écarte d’un revers de la main ce qui lui déplaît. Or, si vous acceptez que la réalité est tragique, qu’elle n’est pas dissociable du temps, vous devez convenir de ce qu’elle déplaît nécessairement. La philosophie, dont un des rôles est de quitter le désir infantile que les choses se plient à nos toquades, invite à la sagesse, certes difficile, qui consiste à « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », pour citer un philosophe dont l’œuvre est par ailleurs à très faible teneur en tragique (Descartes).
Notre époque semble déconnectée du réel. Je prends un exemple : on trouve maintenant des mariages avec des poupées qui donnent naissance à des mini-poupées. Certes, ce genre d’excentricités a toujours existé, mais de manière marginale. Comment ne pas penser que nous sommes entrés avec pertes et fracas dans une période de grand nihilisme, peut-être même que l’on pourrait assimiler cela à du psychotisme, une forme de haine du réel. En renouant avec le tragique dites-vous, on renoue avec la réalité, et on évite ainsi le nihilisme et le désespoir. Est-ce que réhabiliter et épouser l’esprit tragique serait notre seul salut ?
Le refus de la réalité ne date évidemment pas d’hier, et je pense que les auteurs tragiques de l’Antiquité invitaient justement à adopter une attitude adulte, « héroïque », qu’ils substituaient à l’attitude la plus spontanée, la plus « naturelle » si vous voulez, de l’homme, qui consiste à juger et contester la réalité pour les raisons invoquées ci-dessus. Faire l’effort de devenir un homme, faire face à son sort, quitter l’enfance capricieuse, voilà la « morale », pour user de ce terme qui personnellement m’horripile, des tragédiens. Or vous avez raison de considérer notre époque comme essentiellement allergique à la réalité, trouvant que celle-ci non seulement n’est pas ce qui « devrait » être – quel scandale ! — mais accusant par surcroît tous ceux qui ne partagent pas ses lubies, paradoxalement, de méchants fascistes, des tortionnaires, de complices du mal. C’est en effet, je crois, une forme de psychose, une sorte d’aliénation collective qui estime que, tant que nos désirs ne seront pas comblés, le monde n’a pas le droit d’être. Cette idée n’a rien d’original à vrai dire ; mais elle s’accompagne de nos jours d’une idéologie démagogique d’après laquelle il existe un « responsable » du fait que les choses ne vont pas bon train, un « coupable » qu’il suffirait de supprimer pour que tout reprenne comme c’était prévu (par qui ?), c’est-à-dire que tout aille bien, que tout le monde trouve son compte. D’où les lynchages tous azimuts dont nous sommes maintenant témoins quotidiennement. Là encore, ce sont les auteurs tragiques qui pourraient nous dessiller : il n’y a pas de responsable parce que le sort des hommes – leur bonne ou mauvaise fortune – ne relève pas, contrairement à ce que prétendait Socrate, du mérite. Les choses sont « comme ça », tragiques, sans raison. Personne n’a voulu que le monde soit comme il est. Supprimez tous les bourreaux, le réel ne cessera pas pour autant d’être rebelle à nos désirs les plus profonds.
Vous montrez également que notre refus obstiné du tragique nous a conduit à bâtir des arrières-mondes de plus en plus inconséquents. Jadis le Christianisme, maintenant le wokisme. Le mauvais combat, dites-vous, c’est celui qui prétend nous conduire au bonheur, une promesse de bonheur plutôt qui ne tient que ceux qui la reçoivent. Vous tenant sur la même ligne que notre regretté Clément Rosset, vous prétendez au contraire, que retrouver la vue, une vue du réel, au lieu de nous crever les yeux comme Œdipe pour éviter de l’affronter, c’est gagner en lucidité, et donc en joie. De quelle nature est donc cette joie, et en quoi s’oppose-t-elle au bonheur ?
Plutôt que d’« arrière-mondes », je préfère parler, comme Rosset, d’illusions. Parce que les arrière-mondes que critique Nietzsche, les mondes que font miroiter les religions par exemple, se caractérisent par le fait qu’ils sont imaginaires, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont faux – les croyances sont par définition incertaines, ni vraies ni fausses. Au fond, si la croyance en un dieu quelconque vous aide à consentir à l’existence, je ne vois pas ce qu’on pourrait y rétorquer. Évidemment il faudrait distinguer l’homme religieux du fanatique : le premier se sentant protégé par son objet de croyance, le second croyant au contraire devoir le défendre, révélant par là qu’il n’y croit pas assez. En revanche, l’illusion est une hallucination qui vous fait croire que vous pensez quelque chose là où vous ne pensez rien. Les phénomènes sociétaux que vous invoquez tombent sous cette catégorie en ce sens qu’ils reviennent tous à vous faire croire que le « bonheur » – le fait que vos désirs, et plutôt vos lubies, sont enfin comblés – est ce qui vous était promis, avant que « quelqu’un » – un genre d’homme, et peu importe au fond lequel – vienne vous « voler » votre dû. Or, si on peut penser l’arrière-monde des idées de Platon (et on ne peut que le penser), il est clair que lorsqu’on affirme qu’« un autre monde est possible » on ne pense à rien de précis, un monde qui serait de telle ou telle manière, mais on se contente d’affirmer que le monde où nos désirs sont satisfaits « est » quelque part, que le bonheur est simplement « ailleurs » – allez donc demander aux idéologues où exactement. En ce sens, Freud avait bien vu, dans L’Avenir d’une illusion, que la racine de l’illusion, comme celle de toute névrose, est bel et bien le désir insatisfait. Pour sa part, la joie qui résulte de la prise en considération du tragique ne se fait pas d’illusions : elle résulte de l’acceptation de ce qui est tel qu’il est, c’est-à-dire presque rien – mais ce presque rien est déjà beaucoup, comme le sentiment amoureux ou l’émotion esthétique vous le font sentir presque malgré vous.
Qu’est-ce qui distingue fondamentalement les philosophes anti-tragiques et les philosophes tragiques ?
Je me fais une idée assez particulière de la philosophie, que la plupart des universitaires rejetteraient assurément, selon laquelle, depuis que cette étonnante manière de penser existe, il n’y a qu’une philosophie, la philosophie tragique, laquelle s’est toujours accompagnée d’un autre type de réflexion, la morale, qui n’a eu de cesse de l’attaquer et de chercher à la mettre sous silence, et ce pour les mêmes raisons depuis le début. Pour le dire en un mot, la philosophie tragique est celle qui se donne comme objet de réflexion le réel (ou l’être, ou l’existence, ce qui revient au même), y trouvant un problème ; et, constatant son impossible résolution, y acquiesçant humblement. L’autre au contraire – et les philosophes auxquels la plupart des gens songent en entendant cette appellation en sont les grands représentants – s’est donné comme but non de penser ce qui est, le réel, mais ce qui doit être, la morale. Toute « métaphysique » est en ce sens, pour moi, une variété de la morale. La première est donc une philosophie à notre portée parce qu’elle nous encourage à endosser le sort qui nous est réservé par l’existence. En cette assomption consiste la joie de vivre malgré tout. La seconde est une réflexion hallucinée et grandiloquente qui conduit inévitablement à la tristesse, puisqu’elle ne peut qu’échouer – le réel ne peut être « autre » qu’il n’est –, quand elle ne conduit pas, comme cela s’est vu tant de fois, aux tortures et aux massacres, activité de prédilection des fanatiques du « Bien ».