Suarès, aristocrate et ascète

Cette recension m'a été commandée par Livr'arbitres pour son numéro 49.
Il n’y pas plus moderne qu’André Suarès ! Pour vous en convaincre, ouvrez donc ce nouvel ouvrage édité par les éditions du Condottière et intitulé Ariel dans l’orage. Ces pages inédites, rassemblées et préfacées par l’écrivain et éditeur Stéphane Barsacq, donnent une assez bonne vue d’ensemble de cette œuvre. 37 textes écrits dans un style lumineux et ardent, par un esprit libre, au moins autant qu’un presque contemporain, Frédéric Nietzsche.
Certes, André Suarès lui reprochait son nihilisme, son pessimisme, sa critique acerbe de la métaphysique. Pourtant, lorsqu’on lit ces pages inédites, et que l’on se plonge un peu sérieusement dans ce livre, qui rassemble des textes étonnants, on retrouve le lyrisme du philosophe allemand, cette puissance subjective et prophétique (je pense particulièrement à « Vérité » (p. 37), « L’ombre sur l’Europe » (p. 159), « Vues d’Europe » (p. 183), « Ariel dans l’orage » (p. 281) qui a donné le titre de ce livre), notamment lorsqu’il annonce la décadence de l’Occident, ou la montée des totalitarismes.
Suarès, aristocrate et visionnaire
Suarès était un « poète méridional par excellence », nous dit Barsacq. Autant que Nietzsche était un homme du sud de la France plutôt qu’un teuton. Aussi, lisant Suarès, on ne peut que penser aux belles pages de l’ennemi de la lourdeur allemande, sur la démocratie qui n’est qu’une forme d’égalitarisme ou une « morale d’esclaves » niant la hiérarchie naturelle, qui dévalorise la force et remet en cause la volonté de puissance ou l’avènement du surhumain, sur la valorisation de l’aristocratie, ou toutes ces complaintes face à la montée du nihilisme et à la perte des valeurs que l’on retrouve avec bonheur dans ces pages, et qui ne peuvent qu’émouvoir. Pour Suarès, « désir, amour et dévotion ne font plus qu’un », écrit Barsacq.
Pourtant, cet écrivain, « qui a écrit plus de cent livres », lit-on dans la préface, auteur de plusieurs chefs d’œuvre dont Le voyage du Condottière, n’a pas été retenu par l’histoire. On pourrait se demander pourquoi. C’est la question posée par le Barsacq, à la suite de Maurice Blanchot. Probablement à cause de son antipathie pour la plèbe, un mythe ; plutôt son goût pour l’aristocratie. Disons l’aristocratie de l’esprit. Lorsqu’on lit « Vues d’Europe », on comprend que son mépris pour les classes populaires n’en était pas ; effrayé par la montée du fascisme et du totalitarisme, Suarès, cet aristocrate et ascète, pleurait plutôt la perte des hautes valeurs, tel que Nietzsche ; on dira des valeurs vertueuses, donc viriles, comme le courage, l’honnêteté, l’honneur ou encore le sens du devoir. Son antisémitisme aussi, encore une de ces légendes qui perdurent, lui, l’étudiant juif rue d’Ulm qui y découvre l’antisémitisme très tôt. Cet antisémitisme inacceptable qui était dans l’esprit du temps, et qui ne l’a pas aveuglé face à l’horreur du nazisme.
Goût du sacrifice et sainteté
Ces textes rassemblés par Stéphane Barsacq sont alors un excellent condensé de ce qu’André Suarès nous a laissé, lui qui vivait « dans l’idée d’un sacrifice perpétuel par et pour la poésie et l’œuvre à venir » ; cet homme de son temps, au goût prononcé pour l’élégance du style, la force de la polémique, la puissance de la pensée n’était pas seulement, comme le montre Barsacq, un poète et un écrivain, mais presque un saint. Du moins, en avait-il la vocation !
André Suarès, Ariel dans l’orage, pages inédites. Préfacé par Stéphane Barsacq, Paris, Le Condottière, 2025.
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Hommage à Suarès
Deux actualités valent mieux qu’une ! André Suarès est également mis à l’honneur par une revue naissante, « Cahiers de la Marge », dirigée par Maximilien Friche. Outre son rédacteur en chef, d’autres plumes ont contribué à ce numéro, dont Luc-Olivier d’Algange, Lionel Borla, Rodolphe Arfeuil, Guillaume Sire, Valéry Mollet, Sarah Vajda, et Stéphane Barsacq, qui depuis déjà des années entreprend un travail de fourmi et efficace pour retrouver les textes oubliés ou égarés de l’écrivain français.
Parmi ces inédits, on retrouve au commencement de ces cahiers, des textes confiés par Barsacq, dont des textes sous forme d’aphorismes, ou un poème en prose inspiré de la célèbre tapisserie de Cluny, La Licorne de « la Dame » intitulé « Dame à la Licorne ».
Ici des vivants donnent vie à un mort. Un mort plus vivant que nous tous ! Un poète mis en croix par la modernité. Rejeté par nos contemporains, ou pas tout à fait ! Quelques écrivains et intellectuels s’intéressent encore à cette œuvre, à ce poète que l’on peut parfaitement rapprocher de Baudelaire et Dostoïevski (voir Vues sur Baudelaire et Avec Dostoïevski, tous deux édités et préfacés par Stéphane Barsacq). Les deux entretiens avec l’écrivain et éditeur sont instructifs : Suarès fut un passeur et un découvreur : « Suarès voit en poète, l’œil ouvert sur la nuit, qui est le don des Muses à ceux qui percent les illusions. »
On trouve également dans ces cahiers les voix de Luc-Olivier d’Algange qui explore les noirceurs de l’âme, Sarah Vajda qui nous gratifie d’un « Suarès s’éloigne », qu’elle reprend à Montherlant (« Barrès s’éloigne »). J’ai particulièrement aimé le faux-dialogue entre Suarès et la mystique Simone Weil de Guillaume Sire. Ou encore le texte de Rodolphe Arfeuil sur Suarès contre le totalitarisme.
De ce « sceptique absolu qui rencontre Dieu partout » (Rodolphe Arfeuil) à ce poète en Christ qui ressemblait à un SDF (Stéphane Barsacq), ces cahiers nous montrent ce « héros de l’art, héraut de l’ordre » (Luc Olivier d’Algange) en prophète, en passeur, en aristocrate de l’esprit.
Parfaitement publié, ce numéro spécial en hommage à Suarès propose de beaux textes d’écrivains et passeurs, écrivant sur un autre écrivain et passeur lui-même en son temps. Quatre-vingt-dix pages de bonheur littéraire et d’exercices d’admiration. À mon humble avis, à ne pas rater !
Cahiers de la Marge sur André Suarès (Collectif). Sous la direction de Maximilien Friche avec : Rodolphe Arfeuil, Luc-Olivier d’Algange, Stéphane Barsacq, Lionel Borla, Valéry Molet, Guillaume Sire, Sarah Vajda. Des inédits d’André Suarès. 2025.
Paru dans le n°49 de Livr'arbitres, Mars 2025.