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L’expérience intime du temps présent (Marcel Proust)

L’expérience que nous faisons du temps s’exprime souvent de façon dépossédante. Qui n’a jamais fait cette expérience du temps, alors qu’il s’essayait à se souvenir, à espérer, à désirer, ou vivre pour voir que le temps s’en mêle toujours et qu’il ne se maîtrise précisément pas. Le temps se manifeste prioritairement en nous, non pas comme un concept, ou comme un objet construit, élaboré, choisi, mais comme une réalité fuyante, expérimentée par rapport à nous-même, dans notre existence. Je continue ici, dans l'Ouvroir, grâce aux travaux d'Augustin, mon travail entamé récemment sur le temps

le temps retrouvé.jpegC’est dans les expériences du temps que nous faisons dans notre existence que la question du temps se renouvelle, ou qu’elle prend une nouvelle dimension, puisque nous pouvons alors poser la question de « ce que c’est que d’être » pour le temps. Revêtant des formes différentes, chacun vit tantôt avec le temps, tantôt contre lui. Mais il est plutôt difficile de faire des expériences sans lui. C’est ainsi que nous pouvons dire qu’il ne dépend pas de nous, puisqu’il ne nous appartient pas de ne pas se sentir concerné par lui. Et c’est sûrement dans l’expérience du vieillissement que le temps se manifeste dans sa forme d’étrangeté la plus forte, autrement dit comme quelque chose nous concernant, et comme quelque chose qui suit irrémédiablement son cours.

On peut retrouver cette idée dans les dernières pages du Temps retrouvé de Marcel Proust, où le narrateur décrit cette expérience à la fois peu commune et intime du temps passé. Entendant « le bruit de la sonnette du jardin de Combray », le narrateur s’étonne et s’effraie de voir au-dessous de lui ces « échasses » toujours plus longues du temps qui le fragilisent à mesure qu’elles le grandissent. Prenant conscience de tous ces jours qui sont venus se placer entre le tintement « rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette », l’expérience de son vieillissement lui apparaît soudain avec soudaineté et effroi, en manifestant authentiquement et originairement l’œuvre destructrice du temps.

Le temps semble donné comme un vécu de conscience. Le temps psychique précède le temps objectif, et la découverte de celui-ci ne peut se faire sans la conscience de celui-là. Cette expérience du temps comme vieillissement, cette épreuve du temps dans sa chair avec laquelle il faut vivre, personne ne peut y échapper.


L’opposition irréductible entre l’être et le devenir

Je l'ai démontré ailleurs, pour sortir de la redoutable difficulté postulant que le divin (l’être) et le muable (le devenir) dont l’opposition irréductible ait créé le temporel et le changement ? Déjà dans l’Antiquité, Héraclite prononça cette parole, désormais célèbre en philosophie, et que l’on n’a probablement pas fini de penser : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », ce qui veut surtout dire que, les choses sont en perpétuel changement, tout comme notre vie intérieure. Tel un fleuve, semblant pourtant toujours identique alors même que l’eau n’est jamais la même, les choses et les hommes changent et chacun n’échappe à cette règle du changement permanent, même si nous ne nous en rendons pas toujours compte. C’est pourquoi nous ne pouvons vivre deux fois la même chose. Pour Héraclite, l’unique principe de la génération des choses est le feu. Pour cette raison, chaque chose est sans cesse menacée de destruction. On constate alors que rien n’est stable dans le monde, et que tout est soumis au mouvement, à l’écoulement, au devenir. Héraclite s’oppose en ce sens à Parménide, pour qui l’Un est immobile, immuable. Mais pour Augustin, la difficulté ne tient pas seulement à ce que l’éternité nous échappe, on a vu en effet, que le temps même qui nous emporte demeure un indicible mystère, et toute sa substance tient dans l’instant indivisible qu’est le présent. Le vrai problème de ce texte qui nous a occupé durant toute cette séquence, est évidemment ce temps qui n’est plus ou qui n’est pas encore, ou bien qui tient dans un présent instantané. Ce que l’on peut alors en dire, c’est qu’Augustin semble proposer d’identifier le temps au mouvement, en admettant que cela soit une solution, en simplifiant la thèse d’Aristote, que nous avons vu dans une précédente partie. Le problème alors disparaît, puisqu’il est clair alors que le mouvement peut être à soi-même sa propre mesure, et que l’on pourra toujours mesurer du temps avec du temps, du mouvement avec du mouvement.

 

Les échecs de la mémoire

Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. […] Un véritable moment du passé. Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. […] Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps.

Extrait du texte. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé.

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