De l'interprétation de la nature : Denis Diderot et James Morrow
Depuis Max Weber, on le sait, la science a désenchanté le monde. Nous ne faisons plus appel, comme le firent les hommes jusqu'au Moyen-âge, à des moyens magiques afin de maîtriser des esprits ou de les implorer. Nous recourrons à des techniques et des prévisions. Cela s’appelle, l’intellectualisation. Deux textes peuvent nous permettre de mieux comprendre quelle est désormais la place de la science dans la pensée moderne, et comment elle a emporté le combat sur la foi ou la superstition. Deux textes de grandes importances. Un roman américain qui rend hommage aux vaillantes batailles intellectuelles de Newton, et un autre ouvrage, celui-ci plus théorique, émanant d'un philosophe des lumières célèbre : Diderot. Un Diderot moderne, subtil, qui sut, mieux que personne, faire rayonner l'empire de la raison sur le monde des idées.
Diplômé d’Harvard, James Morrow, durant ses études supérieures en littérature, a été particulièrement impressionné par sa découverte de Camus et de Voltaire. Ce n’est donc pas un hasard s’il présente un goût particulier pour le roman philosophique et satirique, et aime à se considérer comme un « pèlerin ironique ».
À la parution de La Grande Faucheuse, qui vient clore sa trilogie sur le corpus dei (Au diable Vauvert, 2000), il déclarait « Dieu m’a mis sur Terre pour que je passe ma vie à élaborer des théories prouvant qu’il n’existe pas. »
Auteur de plusieurs romans traduits chez Denoël, Présence du futur et J’ai lu SF, on connaît surtout James Morrow pour son En remorquant Jéhovah (Au Diable Vauvert, 2000) qui reçut le World Fantasy Award 1995, l’un des prix littéraires les plus prestigieux au monde dans le domaine de la SF.
Ce nouveau livre, Le dernier chasseur de sorcières, débute par la prise de parole d’un livre immortel, ayant traversé les âges, les époques ; une livre qui s’est introduit, insidieusement, dans quelques esprits qu’il a sélectionnés pour agir. On sent là les influences de la célèbre « ruse de la raison » de Hegel, ce fameux parcours de l’Esprit non décelable à l’œil nu, puisque la raison emprunterait des détours, des voies souterraines, comme une taupe qui ne travaille jamais à l’air libre.
Voilà donc un incipit fort original qui annonce un roman à la fois drôle, tragique, violent, émouvant, et très instructif.
Le récit commence en 1688. Jennet qui est la fille du célèbre chasseur de sorcières, Walter Stearne, a douze ans. Elle partage son temps entre l’étude du latin, les mathématiques et les merveilleux traités d’un physicien encore peu connu : Isaac Newton. Ses points de vue sur la nature physique du monde intéressent de très près la tante de Jennet. Isobel est fascinée par les théories de Newton, quasiment sur le point de bouleverser un ordre que l’on croyait immuable. Contrairement à ce que l’on faisait à cette époque, il refuse le dogme, et à l’instar d’Epicure autrefois, il refuse que des forces divines puissent décider à notre place : en assignant les vraies causes, il purifie l’univers. Aussi la tante de Jennet, Isobel croit dans la non-existence du démon. Selon elle, les chasseurs de sorcières n’ont aucune légitimité, puisqu’aucun évènement dans la nature n’a à voir avec autre chose qu’un phénomène naturel.
Son frère Dunstan en revanche, ne s’inscrit pas dans la même croyance que sa sœur. Destiné à prendre la succession de leur père, il s’éloigne peu à peu de celle-ci, et accompagne le papa lors des interrogatoires des sorcières, s’initiant à l’art de la reconnaissance des marques du démon, assistant parfois même, avec grand plaisir, aux pendaisons publiques des « supposés » suppôts de Satan.
Isobel en grande passionnée de sciences et grande admiratrice de Newton se voit bientôt accusée de sorcellerie, coupable d’avoir réussi à expliquer certains phénomènes naturels tenus jusque-là pour divins.
De la ville de Salem à Einstein et au principe de la relativité restreinte, c’est un voyage envoûtant qui se déroule sur plusieurs siècles, et balaie les nombreuses abominations qui visèrent un grand nombre d'innocents, dont des enfants, dénonce également les tortures les plus abominables, organisées pour la plus grande gloire de Dieu.
Aussi, James Morrow nous propose un ouvrage profondément humaniste, nourri d’une intelligence remarquable. Désenchanter le monde, oui, mais en nous offrant un brillant panorama de la modernité, accompagné d'un humour des plus décapants. C’est le tour de force qu’il réalise à presque 60 ans. Impressionnant !
***
Elaborer une nouvelle méthode scientifique
L’oeuvre emblématique de l'esprit des Lumières débute ainsi : « C'est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se succéder sous ma plume, dans l'ordre même selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu'elles n'en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon esprit. »
Ces pensées de Diderot, qu’il présente comme une réflexion libre autour du problème de la nature, sont capitales, car elles prennent la réelle mesure des bouleversements épistémologiques et métaphysiques, qui accompagnent la naissance des nouvelles sciences expérimentales de la vie et de la terre de son temps. Dès le départ, le lecteur le comprend facilement, ces Pensées sur l'interprétation de la nature sont un essai de très grande importance philosophique pour deux raisons : d’abord, parce qu’en représentant de l'esprit des Lumières, Diderot va proposer par ce texte, une étude épistémologique à l’aune de son matérialisme athée, ce qui est plutôt révolutionnaire pour l’époque ; mais aussi, souhaite-t-il tendre à définir ce que doit être une méthode scientifique rigoureuse, conformément menée aux principes nouveaux du XVIIIe siècle. En bref, repenser la méthodologie des recherches épistémologiques, en s’en prenant vigoureusement aux « systèmes » inspirés des mathématiques, à la manière de celui de Descartes, et leur opposer une nouvelle méthode scientifique qui s’appuierait sur l’étude des faits, voilà tout l’objet de cet ouvrage, et toute sa portée novatrice.
« Nous avons trois moyens principaux : L'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs. »
Se rendre comme maître et possesseur de la nature
Et si Descartes, par sa célèbre formule, « et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » appelait déjà de ses voeux, une philosophie beaucoup plus en phase avec l'expérience, avec les réalités concrètes et matérielles auxquelles les hommes sont confrontés dans leur vie pratique, c'est-à-dire dans le cadre de l'action qu'ils exercent sur le monde et sur la nature, l’extrême modernité de Diderot résidera alors, dans cette grande bataille intellectuelle consistant a défier censure et autorité religieuse, à s'inspirer précisément des sciences, afin d’établir une métaphysique sans Dieu ni âme, ce que la philosophie cartésienne demeura incapable de faire.
C’est donc, en bon précurseur de Lamarck, que Denis Diderot, fort de son habilité géniale, s’emploie à démontrer que les ratés de la nature prouvent que Dieu n'existe pas, et met à jour des découvertes qui, à la fois contredisent le récit de la Genèse, mais également rendent compte des sciences de son époque, établissant là, une épistémologie d’une modernité sans égale.
Un essai fondateur de la pensée moderne
Ainsi, en cinquante huit chapitres, ces Pensées sur l'interprétation de la nature, essai fondateur de la pensée moderne, s’inscrivent dans ces nouveaux débats scientifiques, lieux de nombreuses controverses épistémologiques, où il s’agira, non loin de Darwin, de revoir la méthodologie scientifique, et d’en préciser l’usage légitime. C’est-à-dire, établir une critique du modèle mathématique, démontrer que la philosophie expérimentale est supérieure à la philosophie rationnelle, et de par ce fait, disqualifier le rationalisme cher à Descartes, afin de valoriser l’observation, l’expérience et les faits.
Cet ouvrage, enrichi d’une introduction à la fois très claire, et très pertinente de Colas Duflo, jouit également de nombreuses notes. On trouvera avec beaucoup de plaisir, reproduit en Annexe de cette édition, les textes auxquels Diderot invite constamment le lecteur à se reporter, tels : le « Premier Discours » et l’ « Histoire de l'âne », extraits de l'Histoire naturelle de Buffon, ainsi que « l'Essai sur la formation des corps organisés » de Maupertuis.
'Texte établi à partir de Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, GF,
et James Morrow, Le dernier chasseur de sorcières, 10/18)
(Chroniques parues dans le magazine en ligne Boojum, en 2006
et SF Mag, n°48, Mars/Avril 2006.)