Mondes incompressibles, James Blish et Laurent Queyssi
Il y a des textes qui ont ce talent de vous paralyser de peur en traitant les problèmes par l'humour. Cette sorte de lâcher prise face à la tragédie humaine, est le digne héritage des Grecs antiques eux-mêmes. C'est tout du moins ce que je pourrais en dire, tant l'ambition de ces deux romans de SF que je recense dans cet article, rejoint ce désir salutaire de nous mettre en garde contre notre sort, par un traitement thérapeutique de choc : l'humour. À moins que, d'humour, nous ne pourrions retrouver ici, dans ces deux très beaux textes, qu'une forme élevée de cynisme... Qui sait ? Ces chroniques sont parues dans Galaxies, n°39, Printemps 2006 et n°42, Printemps 2007. Elles sont désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
« Ce qui se constitue soi-même comme manque ne peut le faire qu'en se dépassant vers une grande forme désagrégée »,
Jean-Paul Sartre, L'être et le néant.
Un cas de conscience
Prix Hugo du meilleur roman en 1959, pourrait, à première vue, décontenancer quelques lecteurs. Ecrit par un grand classique de la SF, James Blish, réputé pour avoir à la fois une puissance d’écriture hors-normes, un vrai talent d’imagination visionnaire, et un style aride, on ne peut nier que ses références, en matière scientifique, biologique, philosophique, ne donnent au ton du récit, une certaine sécheresse, même si celle-ci, par les qualités d’écriture de ce roman, et la force de son histoire, peut-être dépassée sans mal.
Imaginez seulement : deux planètes. La Terre où les hommes se sont littéralement enterrés dans des abris anti-atomiques, afin de survivre à un conflit nucléaire dévastateur qui n’a toujours pas eu lieu ; abris anti-atomiques qui remplacent aujourd’hui leurs mégalopoles géantes. Une autre, la planète Lithia, récemment découverte par les hommes, où une autre forme de vie évoluée défie leur intelligence. Cette planète-là, à comparer avec la planète Terre, semble être le paradis. Ses habitants, d'immenses reptiles de près de trois mètres de haut, ont créé, grâce à une intelligence surpuissante, une civilisation à la fois technologiquement très avancée, et surtout totalement pacifique. Les habitants de Lithia vivent sans arts, sans philosophie, sans histoire, sans religion, sans jeux, sans sports, n’ont jamais connu la guerre... Puissent-ils seulement rêver ou cauchemarder ? « Etait-il possible qu’il pût exister dans l’univers une créature raisonnable qui ne fût jamais paralysée un instant par la question soudaine, la terreur de voir, au travers de l’absurdité de l’action, de l’inanité du savoir, de la gratuité de l’existence même ? »
Voilà donc la vraie question. Les lithiens ne cachent-ils pas un terrible secret ? Le père Ruiz-Sanchez, un biologiste et père jésuite appartenant à une délégation de quatre hommes, venue sur Lithia pour décider du sort de cette planète : - la coloniseront-ils pour exploiter ses ressources minérales tout en réduisant - si besoin était - la population autochtone à l'esclavage, ou chercheront-ils à collaborer étroitement avec les Lithiens, afin de réaliser un important bénéfice d'échange de technologie ? - a son idée sur la question : derrière le paradis tout apparent que représente la planète Lithia, il faut y voir une création du malin, à la fois séduisante pour les hommes mais également dangereuse pour l'humanité. Après tout, est-il seulement possible de comprendre des créatures comme les Lithiens qui semblent ignorer le bien et le mal ?
A cette civilisation toujours au bord de l’apocalypse qui est celle des hommes, les lithiens ont su inventer une civilisation de la non violence, parfaitement structurée, loin de cette société hobbesienne qu’un jeune Lithien, offert par ses parents au père Ruiz-Sanchez, et né sur la planète Terre, découvre révolté. Que peut-il donc penser d’un monde déchiré, aux valeurs égarées, divisé, toujours au bord de la guerre ? Monde d’hommes définitivement orphelins de Dieu, ou plus précisément d’hommes-morts : « la mort, dans les époques préscientifiques, était toujours à la fois imminente et immanente, extérieure et intérieure à chacun, mais jamais transcendante. Dans ce temps-là, seul Dieu était extérieur, intérieur et transcendant tout à la fois, et c’est en cela que les hommes mettaient leur espoir. Aujourd’hui, à la place de cet espoir, nous leur avons donné la mort. »
Quel est le rôle de Dieu ? Quelle conséquence un messie peut-il avoir sur une société stable ? Les concepts de Bien et de Mal sont-ils de fausses valeurs ? Laquelle des deux planètes, Lithia ou la Terre, est la plus terrifiante ?
Le talent de James Blish est triple : armé d’une écriture forte, et sans défauts, il sait construire des récits inventifs, haletants, servis par des connaissances scientifiques solides et, sans tomber dans le piège d’un piètre manichéisme, interroger avec pertinence la théologie, la nature humaine, les questions politiques et technologiques qui divisent le genre humain et déstructurent les relations humaines.
Harry une grenouille qui vous veut du bien
Depuis leur création, les éditions Les Moutons Electriques font montre d’un soin tout particulier apportée aux ouvrages qu’ils publient au compte goutte. Dans la même veine, pari lancé, le tout premier roman signé par un jeune auteur déjà prometteur, ne déçoit pas.
Le pitch ? La vie plus que curieuse d’une grenouille « intelligente ». Doué d’un drôle de logos, Harry est le genre de grenouille au cerveau modifié, ou pourrions-nous plutôt dire, « humanisé ». Impossible de passer à côté de cet être vivant étrange et loufoque. Auteur du roman que vous avez entre les mains, Harry se raconte et raconte sa difficile tâche de vivre dans un monde où il se trouve être la seule grenouille qui pense.
Pourquoi ? Est-ce parce que, tel qu’il s’obstine à le dire et le penser : « L’intelligence continu de faire peur ».
De fait, c’est avéré, les implants dont Harry a bénéficié ont fait de lui une grenouille hors norme, capable à la fois d’une sensibilité humaine des plus délicates, comme de pulsions sexuelles qui en font une grenouille qui ne ressemble à aucune de ses congénères.
Avec ça, ajouter un vrai talent d’écrivain, et vous êtes en présence de la seule grenouille capable de vous racontez des récits d’espionnage, et un journal intime fragmenté et déjanté.
Le pari de Laurent Queyssi est alors posé : nous raconté la vie d’une grenouille saine et intelligente dans un monde malade et stupide. Y mêler de belles aventures d’espionnages prenant place dans les années 60, mêlées au genre si cocasse de l’uchronie.
Après vous êtes faits à l’idée qu’une grenouille puisse à la fois mieux penser et mieux s’écrire que vous ne pourriez le faire, tâchez d’abandonner l’idée qu’il y ait eu la moindre conquête spatiale. La science s'est en effet orientée, si l’on s’en tient au texte de Harry, vers la recherche en matière d’implants et d’intelligence artificielle. En a résulté la création d'un réseau mondial appelé « intanciel ». Cette fracture avec le réel que nous croyons si bien connaître, a eu lieu durant l’année 1957, alors que Nicolaï Amosoff faisait cette magnifique découverte en matière de technologie des implants neuronaux.
Ajoutez-y quelques terroristes furibards qui n’ont en tête qu’une seule chose : faire exploser le réseau mondial encore à l’état d’expérimentation, et vous tenez, c’est garanti, l’un des ingrédients qui font de ce roman un détonnant objet où s’y rencontrent James Bond, Les Beach Boys, Jerry Cornelius, ou encore un bel hommage au Cyberpunk.
Le cocktail, je vous l’accorde, est explosif. Et le roman plutôt original. Une originalité qui tient surtout à la très grande culture de l’auteur en matière de rock’n’roll, comics books, romans d’espionnage et anticipation. Le détonant Neurotwistin’ explore tous les domaines de la culture et de la contre culture : épistémologie, BD, pop culture, hard-science, rock’n’roll.
La toute première partie du roman, nous raconte avec humour et cynisme, l’histoire d’une grenouille aux neurones humaines, aux aventures aussi chaotiques que déjantées, n’est qu’un prétexte pour explorer, sous un autre angle, la question de la modification génétique, la question éthique des implants neuronaux. On y verra peut-être même une mise en question existentielle de la définition même de l’homme et de l’animal. En effet, qu’est-ce donc que l’humain ?
La magie du récit fonctionne. C’est le moins que l’on puisse dire. On suit avec beaucoup d’attention les péripéties de ce vert-héros. Des péripéties d’ailleurs illustrées, et avec un talent certain, par quelques compositions de dessinateurs tels Rémy Cattelain, Al Covial, ou encore Tanxxx.
On peut alors vous le garantir sans crainte : les intrigues feront la joie des amateurs du genre, et la philosophie décalée du héros de Laurent Queyssi, pris en sandwich entre fiction et réalité, ne pourra que vous faire réfléchir. Notre bonne grenouille aux neurones génétiquement modifiée a un avantage sur l’ensemble de l’humaine espèce : Harry est une grenouille heureuse. Qu’en est-il pour vous ?
(Textes établis à partir de James Blish, Un cas de conscience, trad. de l’américain par J.-M. Deramat, révisée et complétée par Thomas Day, Gallimard, Folio-SF, 2005 et Laurent Queyssi, Neurotwistin, édtions Les Moutons électriques, avril 2006.)
(Chroniques parues dans Galaxies, n°39, Printemps 2006 et n°42, Printemps 2007.)