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Emmanuel Macron fait-il du Renaud Camus sans le savoir ?

Cette tribune a paru dans le site du magazine Entreprendre.

C’est le mercredi 24 mai 2023, qu’en Conseil des ministres, Macron a rapproché tous les faits de violences à un « processus de décivilisation » dont « le politique n’est pas le seul responsable ». Lors du premier Conseil des ministres du gouvernement Attal, Macron déclare : « Votre mission est d’éviter le grand effacement de la France face au défi d’un monde en proie au tumulte. Si vous ne vous en sentez pas capable, quittez cette pièce à l’instant. Vous n’êtes pas seulement des ministres, vous êtes les soldats de l’an II du quinquennat. »[1]

La guerre vient de commencer… Macron n’étant plus là le président de la République mais un chef de guerre faisant face à un danger mortel imminent.

Déliquescence des hiérarchies sociales

Ce qui est toutefois surprenant, c’est que Macron fasse du Renaud Camus sans le savoir, puisque cet emploi du mot « décivilisation » fait immédiatement penser à l’essai de Renaud Camus intitulé Décivilisation (publié d’abord chez Fayard en 2011 et désormais republié par l’auteur) et qui était, selon le vice-président du département de science politique à l’Université libre de Bruxelles Jean-Yves Pranchère, « une complainte réactionnaire sur la déliquescence des hiérarchies sociales, la diffusion de l’égalitarisme ».

Macron pourtant s’en défend, accusant les journalistes de faire du mauvais esprit. Il n’utilise pas le mot « décivilisation » argue-t-il, mais plutôt le syntagme « processus de décivilisation », ce qui le rapproche du sociologue et historien Norbert Elias (1897-1990). On lui reproche cependant d’utiliser un terme entretenant « un flou qui ouvre la porte à de multiples interprétations » [2].

Si les journalistes ne sont pas encore véritablement emparés du terme de « grand effacement », dont le sens n’est pas moins flou que le sens du syntagme précédent, le président du mouvement Reconquête a aussitôt twitté, le 14 janvier 2024 : « Macron parle de Grand Effacement de la France : il dénonce ce qu’il crée lui-même. » Puis, rajoute le même jour chez Sonia Mabrouk, dans l’émission Le grand rendez-vous, sur CNews, que Macron ne fait que reprendre ce qu’il dénonce depuis déjà longtemps : le grand remplacement en France. La question se pose alors : d’où viennent ces deux termes ?La décivilisation

Voyons ce terme associé aux travaux du sociologue allemand Norbert Elias. Celui-ci évoque un « processus de civilisation » lorsqu’il étudie les causes de la montée du nazisme, et cela consiste à souligner un processus de destruction de « l’individu pour le fondre dans la masse ». C’est ainsi que l’historien et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan, l’explique dans un entretien accordé au Figaro : « Sans mémoire, sans réseau, sans tissu social, sans faculté cognitive, ce qui restait de l’individu était obligé de se « massifier », hurler avec les loups pour ne pas être dévoré par eux. Le nazisme, le stalinisme, le khomeynisme, le djihadisme actuel, est la conversion de ce processus de massification en ressource ultime du pouvoir. »[3] Norbert Elias faisait donc référence à une forme de cécité dont les Juifs allemands avaient été atteints durant l’entre-deux-guerres devant la régression dans la barbarie. Cela représentait alors, « à la fois le procès de décivilisation et l’attitude complexe, voire contradictoire, des exclus »[4].

Qu’en dit Renaud Camus : c’est un sentiment de déclin, ressenti par les classes populaires et moyennes, et qui touche l’école, la famille, toutes les institutions chargées de la transmission. Aurélien Aramini et Florian Gulli ont réalisé une éclairante analyse du terme, à laquelle je ne peux que renvoyer[5]. Avant d’être classé « penseur d’extrême droite », Renaud Camus s’est toujours dit n’être qu’un écrivain, ne se considérant ni comme un penseur ni comme un théoricien. C’est plutôt un esthète, un romancier gay avant-gardiste des année 80, et un diariste. Pour cet auteur, la haute culture, l’érudition et la transmission font partie de ses plus grandes obsessions. D’un œil sévère, pointilleux, exigeant, Renaud Camus essaie de sauver dans ses journaux intimes cet élitisme bourgeois qui se réserve le droit d’apprécier une grande œuvre à sa juste valeur, et s’indigne régulièrement de la dégradation du « savoir-vivre » du « bien parler ». L’ère policée, selon Renaud Camus, n’ayant plus sa place dans la société de consommation où règne le divertissement et où, la littérature, l’art et le cinéma sont devenus des biens de consommation, est l’objet de textes très nostalgiques. Il y constate aussi que le « fait chier » succède définitivement au « bonjour madame », et que la haute culture, jadis réservée à une élite disposant de l’argent et du loisir d’apprécier des œuvres difficiles, est remplacée par la grossièreté et la laideur de la scatophilie ambiante. Bref, de Mozart ou Schubert, Joyce ou Mallarmé à Grand corps malade ou Booba, la noblesse et la beauté n’ont résolument plus leur place au sein de notre civilisation. C’est en tout cas le constat.

La défaite de la culture

La culture devient donc, la culture de la vacuité, du vide ontologique, de la défaite de la pensée, titre d’un livre d’Alain Finkielkraut paru en 1987. À ce propos, Renaud Camus n’hésite pas à écrire dans son Décivilisation : « La culture est liée aux maisons, aux bibliothèques, aux collections privées si modestes soient-elles, aux jardins, à une inscription de l’individu dans le paysage ou dans le quartier, à une expérience héritée du temps, rendue palpable par des objets, des souvenirs, des images, des livres fréquentés dès l’enfance, d’incertains récits, une mythologie intime, le roman familial. On a créé un monde d’éternels nouveaux venus, de fils de personne, auxquels l’espace sensible ne parle pas et qui le traversent sans le voir, tout fiers s’ils peuvent offrir à leurs enfants, à l’arrière de la voiture, une véritable petite salle de cinéma, qui leur permet de voyager sans s’ennuyer, et de n’avoir pas à regarder par la portière. Comment s’étonner si les uns et les autres sont si indifférents à la mise à sac du visible, du foulable, du traversable, du respirable (si mal, si peu), par la laideur, par l’appât du gain, par une conception purement matérielle et pour le coup post-culturelle du territoire, envisagé du seul point de vue de ce qu’on peut espérer en tirer en termes d’exploitation, comme “retombées économiques” (prononcez : au bénéfice de l’emploi). » Son livre précédent La grande déculturation (2008) posait déjà comme grief principal la logique démocratique. Il y disait d’ailleurs, que « l’égalité est une contrainte que s’imposent à grand mal certaines civilisations, en général contre leurs plus anciennes traditions et contre leurs instincts. »

Du grand déclassement au grand effacement

Contrairement à ce que l’on en dit dans la presse, le grand remplacement de Renaud Camus n’est ni une thèse[6] ni une théorie du complot. Dans un entretien au Nouvel Observateur, il affirme même avoir choisi les termes de « grand remplacement » en référence à une citation de Bertolt Brecht selon laquelle, puisque le peuple ne peut pas changer le gouvernement, le plus simple, pour le gouvernement, est de changer le peuple (Source : Wikipédia). C’est donc l’observation, non d’un théoricien, mais d’un écrivain qui regarde autour de lui et observe. Et si cela n’a donc rien à voir avec la race, nous dit-il, mais avec un remplacement d’une civilisation par une autre, le grand remplacement serait alors une forme d’effacement de ce qui a été pour favoriser l’émergence de ce qui n’est pas encore. Terme, on le sait, repris par Éric Zemmour durant sa campagne présidentielle, et approuvé par 67% des électeurs de droite, du PS, et de la majorité présidentielle, d’après un sondage de Harris Interactive.[7]

Du grand effacement au grand effondrement

Or, peut-on raisonnablement rapprocher le grand effacement de Macron au grand remplacement de Camus ? Selon les informations d’Europe 1, Emmanuel Macron aurait également déclaré : « Le XXIe siècle est le siècle de la régénération. Et cette régénération vous ordonne de renouer avec l’esprit de la Révolution française. J’ai choisi pour la France le plus jeune Premier ministre de son histoire : ce n’est pas un risque, c’est une chance. » Cette régénération, inspirée du mot latin ecclésiastique regeneratio, est une forme de retour à la vie, et se présente comme l’aveu du président lui-même, d’une mort programmée de la France. Au moins, une mort cérébrale. Le grand effacement est alors le mot poli pour ne pas dire le grand effondrement. Serions-nous entrés dans la décadence, comme l’annonçait en son temps, Julien Freund, dans un livre intitulé La décadence et paru en 1984 ? Indéniablement ! Or, comme Macron n’explicite pas tout à fait sa formule, on peut tout à fait croire qu’il fait référence à l’idée soulevée par Renaud Camus. Non pas, d’un grand remplacement au sens d’une race qui remplacerait une autre race, ou d’un peuple qui en remplacerait un autre, mais d’une culture qui remplacerait une autre culture, ou plutôt d’un effondrement d’une culture au profit de son nivellement, par une culture du loisir abêtissante et standardisée, et par une sacralisation du jeunisme.

Donc, plutôt le remplacement d’une culture française « forgée par les siècles », comme l’écrivent Jérôme Clément et Jean Rozat dans Brèves histoires de la culture (Grasset, 2018), par une nouvelle forme de barbarie, celle de la dissolution de la culture dans le tout culturel, qui s’empare de la culture, tel que le déplorait Alain Finkielkraut dans l’ouvrage cité plus haut. Écoutons-le, encore à ce propos : « À l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l’infantilisme. Quand ce n’est pas l’identité culturelle qui enferme l’individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l’accès au doute, à l’ironie, à la raison – à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, – c’est l’industrie du loisir, cette création de l’âge technique, qui réduit les œuvres de l’esprit à l’état de pacotille… Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie. » Cet effacement, qui rappelle le mot anglais « cancel », de la « cancel culture », c’est alors cette suppression progressive, cet état de disparition de la culture française et de la France. Peut-être que la culture française recule face à la contre-culture américaine, et que la culture inexistante aux États-Unis, où le règne de l’inculture aggrave la ligne de fracture entre les riches et les pauvres, est précisément en train d’envahir la France et de l’effacer, avec sa cohorte de dogmes, sa bien-pensance, son politiquement correct, son idéologie woke, etc., au moins dans son identité, mais aussi, d’effacer tout ce qui faisait le sel de sa culture propre.

La régénération

Je serai plutôt partisan de rapprocher le grand effacement de Macron de la grande déculturation de Camus. Car le constat est simple : l’effacement de la culture conduit à la barbarie, donc à la violence, à la haine, à la guerre de tous contre tous. Renaud Camus l’écrit d’ailleurs dans son livre Décivilisation : « La société devient de plus en plus brutale, non seulement violente et délinquante, criminelle, mais à tout moment grossière, agressive, mufle, incivile, à mesure qu’elle est plus idéologiquement et médiatiquement bien-pensante : comme si l’exigence la libérait de toute contrainte ici, et l’idéologie de la morale. »

On pourrait donc parler d’une régénération, au sens d’une réparation ou d’une restauration d’un pays, voire d’une civilisation qui a vécu l’inexorable déclin des humanités, des sciences humaines et de la – « culture générale », d’abord dans les universités américaines, et désormais dans les universités européennes, comme le montre Allan Bloom dans L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale (The Closing of the American Mind). Cette lecture roborative dénonce comment les étudiants désenchantés ont régressé à cause de l’idéologie de l’égalitarisme et d’un féminisme dévoyés. Allan Bloom, disparu en 2002, ne voyait pas d’un très bon œil « le remplacement de Socrate par Mick Jagger, de l’amour par le sexe, de la raison par la musique, de l’art par la culture et, surtout, du bien commun par le relativisme des valeurs. Le nietzschéisme d’une certaine gauche intellectuelle française incarnée par Foucault ou Derrida, à la veille d’investir les campus américains, le révolte. Elle aurait troqué un marxisme défait pour la fascination de la violence ou de l’engagement pour l’engagement »[8].

Passant de l’individu cultivé à l’« individu multiculturel », comme le montrait Finkielkraut dans son livre La défaite de la pensée, on ne fait désormais plus de différence entre un clip de Madonna et une symphonie de Beethoven, on met sur le même plan un roman de Virginie Despentes et la comédie humaine de Balzac. Le prix Nobel décerné à Annie Ernaux en faisant foi. De cette grande décadence de la culture émerge le communautarisme, la parcellisation de la culture, l’effacement progressif d’un patrimoine commun et ce qui nous permet de faire société et de définir la France, au profit d’une culture du divertissement, de l’effondrement du système scolaire, de programmes de français qui ne distinguent plus un roman de Stephen King et une poésie de François Villon, dans cette époque de la standardisation des esprits, misant tout sur la vitalité des jeunes générations. On ne fait alors plus référence à la culture des anciens, mais aux goûts du petit fiston, abreuvé de clip vidéo et de streaming, formé non plus par Platon ou Levinas, mais par les Youtubeurs et les Tiktokeurs. « Aujourd’hui, écrit Finkielkraut, les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphère pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films à l’eau de rose dont s’enivrent les incarnations contemporaines d’Emma Bovary, et ce qui est élitiste (donc intolérable) ce n’est pas de refuser la culture au peuple, c’est de refuser le label culturel à quelque distraction que ce soit. »

La haine de la culture

La culture de masse, qui est une sorte de culture liée à la société contemporaine, se définit en opposition à la « culture savante ». Le grand effacement prend-il alors naissance dans cette opposition ? Camus, une fois encore : « La culture n’est pas un privilège illégitime. Le critère de démocratie n’est pas pertinent en matière de culture. Se cultiver, c’est s’élever, apprendre à voir les choses et le monde de plus haut. En hyperdémocratie, rien ne peut être supérieur à rien. »

De la décivilisation au grand effacement, en passant par la régénération et ces fameux soldats de l’An II missionnés pour sauver la France, c’est précisément l’effondrement de la culture annoncé par Alain Finkielkraut, Allan Bloom ou encore Renaud Camus, et ses ravages aujourd’hui déplorés par le président de la République, que l’on doit voir, je pense, dans cet effondrement général, ou précisément ce grand effacement. De la société du spectacle à l’acculturation des jeunes lycéens aujourd’hui, de l’industrie culturelle au divertissement généralisé, l’esthète français devenu réactionnaire croit encore en un sursaut possible[9]. Macron sera-t-il alors le sauveur ou le fossoyeur de notre culture et de notre civilisation ? Nous n’en savons encore rien. Tout ce à quoi nous pouvons renvoyer, pour répondre à cela, ce sont ces quelques mots écrits par le philosophe français Alain Finkielkraut, qui nous alertait en 1987 : « Soyons clair : cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni à la pensée ni à l’art. Il ne faut pas céder au lamento nostalgique sur l’âge d’or où les chefs d’œuvre se ramassaient à la pelle. Vieux comme le ressentiment, ce poncif accompagne, depuis ses origines, la vie spirituelle de l’humanité. Le problème auquel nous sommes, depuis peu, confrontés est différent, et plus grave : les œuvres existent, mais la frontière entre la culture et le divertissement s’étant estompé, il n’y a plus de lieu pour les accueillir et leur donner un sens. Elles flottent donc absurdement dans un espace sans coordonnées ni repères. Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification. »

C’est ainsi que l’on peut conclure, que le réarmement désiré par Macron commence par le réarmement de nos esprits, une école de qualité et une régénération de la culture, un retour au réarmement civique. Quelle autre option ?

 


[1] C’est moi qui souligne. (Voir https://www.europe1.fr/politique/info-europe-1-regeneration-audace-discipline-republicaine-ce-qua-dit-emmanuel-macron-lors-du-premier-conseil-des-ministres-du-gouvernement-attal-4224745#:~:text=%22Votre%20mission%20est%20d’%C3%A9viter,l’an%20II%20du%20quinquennat.)
[2] Voir à ce propos l’article de Marc-Olivier Bherer dans Le Monde du 31 mai 2023 : « En parlant de « décivilisation », Emmanuel Macron utilise un concept malléable à souhait. »
[3] « Sommes-nous à l’ère de la « décivilisation » ? » Entretien avec Étienne Campion, Le Figaro du 22/02/2019.
[4] « Civilisation et décivilisation dans l’œuvre de Norbert Elias » par Freddy Raphaël in Clinique de la déshumanisation. Le trauma, l’horreur, le réel, Sous la direction de Jean-Richard Freymann,coll. « Hypothèses Éditeur », Paris, Érès, 2011, pp. 59 à 80.
[5] « Du concept de « décivilisation » » in Philosophique, 19 I 2016.
[6] Voir « Théorie du « grand remplacement » : Renaud Camus, aux origines de la haine », par Lucie Soullier, in Le Monde (2019).
[7] « L’intitulé de la question sur le « grand remplacement » a été « bien réfléchi », explique Challenges, journal pour lequel le sondage a été réalisé. Dans son dernier baromètre d’intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2022, le sondeur interroge. « Certaines personnes parlent du grand remplacement : « les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire ». Pensez-vous qu’un tel phénomène va se produire en France ? » » in Le Figaro : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/67-de-francais-inquiets-par-l-idee-d-un-grand-remplacement-selon-un-sondage-20211021
[8] « Allan Bloom, l’étincelant antimoderne », par Nicolas Weill, in Le Monde des livres, 27 septembre 2018.
[9] « Renaud Camus : « Je crois qu’un sursaut est possible » » in Boulevard Voltaire : https://www.bvoltaire.fr/renaud-camus-je-crois-quun-sursaut-est-possible/

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