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Le sens de l'histoire selon les socialistes ou le désaveu d'un référendum

Les socialistes sont cloués au pilori. Sur le blog de DSK, à la date de septembre 2004, on trouve ce petit texte, intitulé « le sens de l’histoire ». Rappelez-vous ! C’était au moment de la bataille politique du PS, durant lequel ses rangs étaient divisés autour du référendum sur la constitution de l’Europe. Bref, une des périodes les plus pathétiques du PS où deux monstres s’affrontaient à peine cachés, pour le pouvoir certes, mais où Fabius tout de même s'affirmait aussi comme, très probablement, le leader légitime des « vrais » positions de la gauche, contre le numéro deux, vaste crétin à hublots, bafouillant, et dénué de tout charisme. Cette tribune a été publiée dans la revue numérique e-torpedo, dirigée par Franca Maï, qui m'a généreusement invité à venir m'y exprimer. La voici désormais dans l'Ouvroir, en accès libre.



Les socialistes sont, par ce texte, cloués au pilori. « On ne peut évoquer l’hyper-puissance américaine, on ne peut souligner à juste raison la puissance du modèle anglo-saxon et son culte du marché et faire croire ou mine de croire que la gauche française, seule, pourrait faire pivoter l’univers sur l’axe de ses exigences », écrivent-ils en joyeux crétins, dénués de tout programme cohérent, cantonnés au rôle sordide d’opposants neuneus et infertiles en termes d’idées innovantes. Il est vrai qu’une gauche aussi bête sur des bases de moins en moins solides ne risque pas de faire bouger la moindre particule élémentaire. Il s’agit donc de rentrer gentiment dans le rang, de voter « Oui » et d’attendre les prochaines élections, en espérant une autre volte-face à la française !

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Rassemblement place de la Bastille, à Paris, le 29 mai 2005,
pour célébrer la victoire du non au référendum
sur la Constitution européenne. Photo Patrick Nussbaum


Et pour masquer la mascarade, on retrouve cette utilisation très « libre » du concept de sens de l’histoire par Dominique Strauss-Kahn, ce qui en dit long sur les manœuvres de nos bien-pensants de gauche, pourfendeurs du bien et du mal parfois, et grands démagogues professionnels. Un concept qui apparut pour la première fois il y a presque trois cents ans sous la plume du philosophe des lumières allemandes Emmanuel Kant.


Or, que veut dire Kant quand il affirme qu’il y a un sens de l’histoire ? Quand il nous dit que nous devons comme ça, chercher les signes qui, malgré des réalités les plus sombres de l’histoire et des sociétés, indiqueraient une ouverture vers des mondes meilleurs et possibles ? Très belle question philosophique, n’est-ce pas ?


La question posée par Kant dans son Idée d’une Histoire universelle selon le point de vue cosmopolitique est la suivante : peut-on croire en l’histoire de l’humanité quand bien même on ne se ferait aucune illusion sur la nature humaine ?

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En mai 2005, les Français avaient rejeté le traité constitutionnel européen.
Photo archives Jean-Pierre MULLER/AFP

 

Il faut partir d’un postulat : tout se passe comme si la Nature avait produit l’homme à partir d’un projet secret (un secret à l’homme lui-même) :

- à l’intérieur de l’être humain (dimension anthropologique) : la biologie de l’homme semble le destiner à la perfectibilité sans fin, non pas au niveau de l’individu, mais de l’espèce humaine ;

- à l’intérieur de la société (dimension sociologique, économique) : l’homme semble voué à une sociabilité conflictuelle, l’insociable sociabilité, qui le force à se développer malgré lui, sous la concurrence des passions ; Kant utilise l’idée d’une ruse providentielle de la nature qui conduirait l’humanité malgré elle, pour justifier la progression constante de l’humanité qui s’élève jusqu’au plus haut degré de perfection. Cette idée est une Idée au sens Kantien. On peut la considérer comme un outil qui nous permet de rassembler et de comprendre un ensemble de faits disparates ; elle n’explique rien réellement, empiriquement, au sens où l’historien professionnel, explique les faits. Il ne faut voir dans l’exposé de Kant une quelconque prétention à lire l’avenir. Le sens de l’histoire est pour nous une exigence morale : afin de nous aider à agir en vue d’un progrès futur. Et il est de notre devoir, nous dit Kant, de nous efforcer de croire que la vie n’est pas insensée. Mais ce n’est en rien une certitude, ni même une probabilité factuelle. Ça n’a rien de rationnel, c’est de l’ordre de la foi.


On peut donc parler de « plan de la nature ». Pour les réaliser ses desseins, elle se sert de ce que Kant appelle l‘insociable sociabilité. Cette formule paradoxale trouve sa pleine explication dans le raisonnement suivant : d’une part, les hommes sont sociables, car cette sociabilité sert leurs ambitions personnelles, puisque celles-ci ne trouvent satisfaction que dans une société où chacun commande aux autres et tire profit de cette coopération. D’autre part, ils sont insociables parce que leur appétit de domination engendre une rivalité souvent impitoyable. Le paradoxe de la formule traduit ainsi la situation paradoxale et contradictoire dans laquelle se trouve chaque homme face à un tiers. Les hommes ne peuvent en aucun cas se passer les uns des autres (sociabilité) ni se supporter (insociabilité). Le jeu de ces deux tendances opposées est pourtant favorable à l’homme. L’insociable sociabilité n’est donc pas une tendance négative pour l’homme. Et le texte de Kant n’est pas pessimiste : dans cette situation de concurrence chacun doit l’emporter sur l’autre, surmonter son penchant naturel à la paresse, rivaliser d’astuces et d’ingéniosité, développer ses facultés. Paradoxalement, la force irrésistible des passions (asociales) fait de l’homme un être civilisé (et socialisé).

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À gauche, les blessures du référendum de 2005 se rouvrent


Or c’est très curieux cette récupération socialiste pour vendre une constitution qui nous jette les pieds joints dans le libéralisme (j’ose à peine le dire : « sauvage » !) Cela cache à peine la pitoyable réalité à venir. Les actionnaires font le jeu du pouvoir aujourd'hui. Il y a fort à parier que, demain, tous les secteurs du public comme du privé (qui aura d'ailleurs récupéré la majeure partie des services publics) seront entre les mains du grand capital. Et lorsqu'un « produit » fonctionnera moins bien (dans la santé comme dans l'éducation), sous couvert de vaste réforme pour le bien public, on éliminera le produit en question. Que les socialistes jouent également ce jeu-là, cela prouve combien ils demeurent aujourd'hui une seule force d'opposition politique sans réel programme ni volonté d'inverser le processus « irréversible » du libéralisme venant... Non seulement nous perdons nos valeurs humanistes ancrées depuis des générations en France, pays de Voltaire et de Rousseau, mais nous arrivons "trop" vite vers une Europe qui n'est pas une Europe moderne mais une Europe creuse, sans autre projet que servir les banques, et vouée à satisfaire la volonté de pouvoir de quelques puissants.


Les socialistes, connus jusque-là pour leur vocation à défendre les plus démunis et une certaine idée de la France et de l'humanisme des lumières, sombrent tout entier dans une vaste farandole du « sens de l'histoire » : souffrir aujourd'hui pour un plus grand bonheur demain. Il faudrait donc différer son bonheur. Penser en termes de vaste plan de la Nature. Ils auraient pu pousser le cynisme plus loin encore et proposer, pour motiver leurs troupes, le célèbre adage moral de Kant : « Tu peux parce que tu dois ».


Ne pas échapper à la fatalité d'une Europe unie c'est une chose. Céder point par point sur une mondialisation à visage inhumain c'en est une autre, non ? Les « zéropéens » pour le rependre la formule bien sentie de Maurice G. Dantec devraient y réfléchir à deux fois avant de glisser le billet du « OUI » dans l'urne. Il est bien évident qu'à ces conditions, malgré l'idéal que représentait l'Europe, aucune personne de bon sens ne peut vouloir voter pour une constitution comme celle-là[1].

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Une rose à la main, Mitterrand défile jusqu'au Panthéon dans les rues,
juste après son élection le 10 mai 1981

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[1] On notera avec intérêt l’envolée des nouveaux sondages en faveur du Non par rapport aux précédents des deux instituts concernés, et le retournement est particulièrement spectaculaire : 14 points selon CSA, qui a été le premier, dans Le Parisien du 18 mars, à accorder une courte majorité (51 %) au non ; 12 points selon Ipsos, dont l'enquête, publiée dans Le Figaro du 21 mars, a crédité le non de 52 % des voix.

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