Pour un oui ou pour un non (à l'Europe)
Il semblerait que la philosophie connaisse aujourd’hui une crise de légitimité sans précédent. Si l’on s’en tient par exemple, aux seuls chiffres des concours de recrutement du personnel enseignant dans cette discipline, on n’est tout à fait en droit de penser que c’est l’un des concours de l’éducation nationale les plus sinistrés. Mais on pourrait tout autant appuyer notre conviction profonde sur le lent et vigoureux travail de sape ministériel qui s’opère depuis déjà plusieurs d’années, dans le but, certes non avoué, de se débarrasser de la philosophie des Universités pour à terme, l’exclure des programmes de Terminales. Convictions réalistes ? Fantasmes ? Qui sont-ils donc ces gens qui ont tant peur de la philosophie ? Cette tribune a été publiée dans la revue numérique e-torpedo, dirigée par Franca Maï, qui m'a généreusement invité à venir m'y exprimer. La voici désormais dans l'Ouvroir, en accès libre.
Le référendum français sur le traité établissant une constitution pour l'Europe (aussi appelé traité de Rome II ou traité de Rome de 2004) eut lieu le 29 mai 2005. À la question « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l'Europe ? », le « non » recueille 54,68 % des suffrages exprimés. (Wikipédia)
Mon attitude est peut être lâche et irresponsable, mais je laisse le soin aux garçons coiffeurs de choisir pour moi. C’est cela aussi la démocratie… Je retourne à mes lectures. Les derniers mots seront de Nathalie Sarraute (Pour un oui ou pour un non) :
«H.2 : Oui ou non ? …
H.1 : Ce n’est pourtant pas la même chose …
H.2 : En effet : Oui. Ou non.
H.1 : Oui.
H.2 : Non !»
Il s’agit d’abord de faire un premier constat : l’effritement de la philosophie est apparue au moment où son discours n’était plus en mesure d’assurer son rôle : au moment où la philosophie ne pouvait plus être ce que l’on peut appeler une architectonique des savoirs. Ou plus précisément, lorsque face à la philosophie, naissaient ça et là, des discours très structurés, extrêmement complexes, et comble du comble, que la philosophie n’était plus en mesure de dominer. « La philosophie est la reine des sciences », clamait Aristote durant l’antiquité.
Qu’est-elle encore, aujourd’hui ?
Caricature de Schneider sur le "non" français et néerlandais au référendum sur le traité
Observons le diagnostic d’un tout petit peu plus près : la philosophie est mise à l’épreuve de dominer cinq autres continents du savoir : les sciences, le droit, l’économie, l’art et la technique. Cinq continents qui ne constituent pas moins que notre propre réalité. Un univers entier avec lequel la philosophie entretient des relations complexes et à chaque fois singulières et distinctes.
Et si le problème dépassait vraiment le cadre de l’explication purement techniciste. En observant les débats de ces jours derniers autour du référendum prochain, on s’aperçoit que rien n’encourage l’esprit critique. Lorsque les journalistes font leur travail, ils ont le droit d’être « objectifs » à deux mois du référendum, révélant le vrai malaise dans « notre » civilisation, publiant des statistiques qui promettent une belle raclée au référendum à la très pathétique Constitution européenne. Mais lorsqu’il s’agit des dernières semaines avant la grande échéance, alors tout se gâte, et la langue de bois, l’asservissement au pouvoir et au système d’Etat se remettent en marche. Pas question de maintenir l’objectivité. Certains iront peut-être penser que les indécis sont enfin prêts à parler. Pas l’ombre d’un esprit critique alors chez ces mous du bulbe, incapables durant de longs mois, de prononcer le moindre mot cohérent à propos d’une farce qu’il suffit de « survoler » pour comprendre.
Le 12 juillet 2005, le caricaturiste luxembourgeois Schneider
illustre le soulagement de Jean-Claude Juncker,
Premier ministre luxembourgeois, au lendemain de la victoire du "oui"
lors du référendum national sur la ratification du
traité établissant une Constitution pour l'Europe.
Des panneaux publicitaires sont à présent affichés dans tous le pays, citant quelques articles de la future Constitution, type : « Si un Etat membre est l’objet d’une attaque terroriste ou la victime d’une catastrophe naturelle ou d’origine humaine, les autres Etats membres lui portent assistance à la demande de ses autorités politiques. » (Article III-329) Bel exemple d'asservissement des cerveaux à la propagande pro-européenne manipulatrice et abêtissante ! Comme si, sans Constitution, les Etats membres ne se ligueraient pas contre le terrorisme ou ne viendraient pas en aide à l’un des Etats membres sinistrés…
Il faut un vrai troupeau de veaux pour avaler des couleuvres d'une taille pareille ! N'est-il pas tout naturel que ce soit le coiffeur de faubourg qui donne le ton à notre époque ?
Caricature de Schneider sur le référendum de 2005
Les lumières allemandes disaient : « Ose penser par toi-même ! » Mais où sont-elles donc ces lumières dans le débat ? Les philosophes depuis Socrate, ont toujours combattus pour rester fidèles à leur double vocation : la vérité et la justice, mais doivent désormais baisser leur pantalon comme le philosophe Bernard-Henri Lévy dit BHL, ou se taire à jamais. Vous avez vu beaucoup de philosophes ou de penseurs, vous, s'exprimer pour le Non dans les médias (Michel Onfray mis à part) ? La machine à broyer est de nouveau en marche pour fanatiser les troupes. Envoyer les électeurs au casse-pipe, accomplir leur devoir : voter : OUI ! Car aujourd'hui, tel que nous le dit avec grande pertinence Slavoj Zizek dans son ouvrage Que veut l'Europe ? aux éditions Climats : « il est interdit de penser radicalement ».
Tout concorde à croire que dans cette campagne, moins on pense, mieux ILS se portent. Les journalistes peuvent faire leur travail à quelques mois de la campagne mais sont priés de ne plus le faire à quelques semaines. Jusqu’ici les français étaient indécis, mais soudain, par un volte-face des plus impressionnants, ils sont unanimes : le « Oui » est salvateur !
Dans un premier temps tout le monde s'accordait sur le fait que le texte soumis à notre suffrage était un mauvais texte, au moins dans sa forme, et souvent sur telle ou telle partie de son fond. La différence entre les tenants du oui et ceux du non était alors que les premiers répétaient que le texte était très imparfait, mais dès que voté on le ferait évoluer pour qu'il soit mieux, tandis que les seconds affirmaient texte à l'appui que ce ne serait pas possible.
Aujourd’hui tout est entré dans l’ordre : cette Constitution est maintenant, comme un magique volte-face des partisans du oui, considérée comme « parfaite ».
Et tout à coup on comprend que l'absence de tout leader charismatique dans cette campagne, pour le Oui ou le Non, n'aura pas la moindre incidence sur les résultats. Cette Constitution n'a aucun charisme, pas plus que les politiques français actuels ou les intellectuels insipides, sorte de cadavres ambulants, montant aujourd'hui au créneau, mais tout continuera son long cours tranquillement. Nous avons certainement dû installer notre fauteuil dans le sens de l'histoire... Il n'y a sûrement aucune autre explication.
« En deux petites locutions, vous avez effectivement le choix, comme illuminé d'une aveuglante clarté.
Avec ces deux préambules, avec ces deux fractales de MOTS DONT LE SENS FAIT OU DÉFAIT LES MONDES, vous avez face à vous l'alternative entre la mort et la vie, entre le faux oui et le vrai non, vous avez le choix entre NEIN ET NIET.
Vous avez le choix de faire comme les peuples de ce qui fut l'Est communiste en prenant, pour de bon, votre destinée manifestement en main, ou de finir, sans doute assez benoîtement, par disparaître de l'Histoire des hommes», dit Maurice G. Dantec dans son article en ligne, Niet !
Sapera aude ? Niet !
Caricature de Plantu sur le refus de la France
de ratifier le traité constitutionnel européen (2005)