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Sylvain Tesson, poète au long cours

Il n’est pas facile de rencontrer Sylvain Tesson. J’ai bien essayé. Mais à peine avait-il foulé le sol français qu’il était déjà reparti. Sylvain Tesson, c’est l’auteur du Petit traité sur l’immensité du monde (L’équateur), Dans les forêts de la Sibérie (Gallimard) ou encore Géographie de l’instant (Pocket). L’homme n’est pas simplement un voyageur, c’est un marcheur, un nomade, un évadé du monde des hommes.

Capture d’écran 2024-05-15 à 19.32.08.pngSon livre Avec les fées (Équateurs, 2024) tombe juste à pic. À la fois pour secouer un peu la littérature, mais aussi, pour nous rappeler que le voyage, ce n’est pas exclusivement un déplacement balisé, ces valises dont le bruit des roulettes réveille les habitants des grandes villes, tôt le matin, en écorchant le macadam. Le voyage, c’est aussi, avoir maille à partir, autrement dit, couper avec soi, rompre, accomplir un geste radical. J’ai reçu le nouveau récit de l’un des grands écrivains-voyageurs de notre temps, pour réaliser un entretien lors d’une entrevue brève chez son éditeur. Malheureusement, l’auteur était déjà reparti, suite à la désastreuse polémique qui entacha le paysage médiatique : un bon millier de poètes dans Libération réclamaient sa tête alors qu’il s’apprêtait à parrainer le printemps des poètes 2024[1]. Je signais une contre-tribune dans Le Point, avec quelques admirateurs de l’écrivain et vagabond, lorsqu’on m’apprit, que le poète vilipendé par une meute d’activistes gardait non seulement le silence mais avait quitté Paris, fuyant l’engeance. Et, cela tombait d’autant plus à point, que cela révélait quelque chose de caché dans ce brillant texte, à peine paru, et qui se vendit très copieusement grâce à une querelle d’anonymes, plus de cent mille exemplaires écoulés. Un bon coup éditorial ! Le sort en fut jeté : les mille deux cents signataires, quasiment tous inconnus, retournèrent rapidement à l’anonymat, et l’écrivain-voyageur, considéré abusivement comme une « icône réactionnaire », reprit sa marche entre sentes et chemins, continuant son errance métaphysique et littéraire. Une phrase cependant, tirée de son nouveau livre, était d’une certaine façon une réponse anticipée à ces incendiaires faussement poètes et véritables faussaires : « Ces douaniers pouvaient-ils saisir que nous n’avions rien à déclarer sinon l’amour du vent ? »

 

Voyager, c’est vérifier ses rêves

Rappelons-nous Nerval : « Je voyage pour vérifier mes rêves. » Et c’est précisément lors de la partance que le rêve commence. Mais à quoi rêve-t-on ? Les premières lignes de ce livre joliment imprimé en noir et bleu nous renseignent : « L’été commençait quand je partis chercher les fées sur la côte atlantique. Je ne crois pas à leur existence. Aucune fille-libellule ne volette en tutu au-dessus des fontaines. Le monde s’est vidé de ses présences. Au XIIe siècle, les hommes cheminaient au milieu des visions. » Au centre des mots du poète tout s’éclaire. Car partir ne pourra jamais aller de soi ! Partir, ce n’est pas mettre un pas dans l’autre pour aller vers un ailleurs, qui souvent n’existe pas, c’est au contraire se laisser emporter, précisément, par une vision. Et c’est tout l’objet de ce livre. De l’Espagne à la Bretagne, de l’Angleterre, en passant par le Pays de Galles, l’Irlande, l’Écosse, il explore ce qui précisément dessine « un arc ».

 

Au commencement, donc, Tesson part. Nous sommes à la nuit tombée. Il ne s’en va pas à la recherche des fées, mais part plutôt avec les fées. Les fées ? Si elles ont disparu du monde des hommes aujourd’hui, hier, la fée signifiait « une qualité du réel révélée par une disposition du regard », une autre manière « d’attraper le monde », de l’appréhender lorsqu’on le « regarde avec déférence » et que soudain les fées surgissent, représentant cette autre voie, autre versant du monde, une inhabituelle manière d’habiter la planète. Celle de la beauté, du jaillissement. Loin de la laideur actuelle, de sa vulgarité, de sa grossièreté. Loin des maltraitances continuelles auxquelles on nous soumet, par l’idéologie dominante, par la chienlit, par l’aveuglement d’un regard qui ne sait plus ni admirer ni respecter. Je compris alors le geste ultime du poète au moment de la plus basse des polémiques. Il faut embarquer avec les fées ! Celles qui « avaient dû se réfugier dans ces extrémités, à la pliure de la terre, de la lumière, de la mer. » Mais pour cela, d’abord, croire aux fées !

 

Le voyage est un humanisme

Des latitudes celtiques de la Galice aux Orcades, Sylvain Tesson nous gratifie d’une revue des finistères européens, en insérant des cartes qu’il a lui-même dessinées, en noir et bleu celles-ci aussi. Les Celtes vivaient en tribus bien distinctes. Ils ont aujourd’hui disparu. Et tout ce livre d’être hanté par cette disparition. Ce n’est pas une chasse au trésor, puisque le trésor est en soi, on le sait depuis Le Clézio, mais une aventure contre l’esthétique de la laideur moderne, écrit non par un vieux grincheux décliniste mais plutôt un corsaire ami de fées productrices d’une beauté qui éclaire le monde.

 

Suivons le guide : « La mer puis le monde. Le pont du bateau puis le chemin de côte : une très noble oscillation. Incursion permanente, repli rapide : tactique limicole pour rester sur le fil. Ainsi ne subissait-on ni la lassitude de la navigation ni la pesanteur de la vie terrestre. Ce funambulisme était un humanisme. Y penser pour l’organisation générale de la vie. » Mode d’emploi pour vivre en homme, pérégrinations et baguenaudes, périples et promenades, de ces escapades nous apprenons à faire un bon usage du monde, comme nous le disait Nicolas Bouvier, un autre maître en la matière. Et nous réapprenons le vrai sens du mot liberté...

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[1] Voir à ce propos Marc Alpozzo, « Qui veut la peau de Sylvain Tesson » in L’Événement magazine n°49, pp. 54-55.

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